Sourde

Viens, Sylvia. Viens te coucher parmi nous. Nos branches seront pour toi des bras. Notre sève te bercera. Et nos feuilles auront d’attentives oreilles. Viens te confier à nous, nous savons ce que tu ressens, ce dont tu as besoin, ce que tu es.

Sylvia sentait sa tête et tout son corps bourdonner. Elle passa le seuil de la serre et jeta un regard furtif sur le matériel bousculé ou manquant. La police s’était concentrée sur la partie laboratoire, abimant des pots et des plates-bandes au passage. Les tablettes, l’ordinateur portable et les plus importants appareils que son père utilisait dans son travail avaient été emportés. Toutes les plantes étaient toujours là, mais certaines dans un sale état. Plusieurs variétés de Ficus gisaient sur le sol, dépotés. « Remets-nous en terre » réclamaient-ils.
Sans plus réfléchir, Sylvia se mit à l’ouvrage. Elle savait depuis longtemps que toutes les plantes que son père cultivait en pots exigeaient de quitter leur prison artificielle et de se reconnecter à leurs voisines par les racines. La jeune fille les saisit avec soin, creusa avec les mains et les installa là où il y avait encore de la place. « Merci » approuvaient-elles les unes après les autres en retrouvant leur élément naturel, un contact avec les nutriments du sol et de l’eau vibrante.
Sylvia soigna les branches cassées, les pousses écrasées, les lianes décrochées, tel un animal qui d’instinct s’occupe de ses petits, tel un être vivant qui prend soin de ses congénères. Ici, pas de mystères, les gestes étaient précis, guidés par les indications des végétaux. « Pas d’air pour nos racines. Plus de lumière pour notre feuillage. » Les principes étaient simples, chaque plante s’en accommodait, trouvait sa voie singulière et adaptait les grandes directions à son mode de vie. Sylvia le comprenait, respectait les spécificités de chacune et traitait tout le monde avec la même bienveillance.
Son chat sauta soudain à côté d’elle et vint se frotter à ses jambes.
— Ah ! Tu étais là, toi !
Tout le temps qu’avait duré l’intrusion, il était resté tapi dans les hauteurs de la serre, sur les plus hautes branches où il aimait se prélasser et qui avaient constitué pour l’occasion une excellente cachette. Il s’était fondu dans le décor, comprenant que ces humains inconnus n’avaient pas les meilleures intentions. Se tenir dissimulé avait été sa stratégie pour éviter de se prendre un coup de pied agacé ou d’être jeté dehors par la peau du cou.
— Oui, soupira Sylvia. Je comprends. Tu ne pouvais rien faire. Tu as bien fait de ne pas bouger.
Elle le prit sur ses genoux et lui caressa le ventre. Le chat se mit à ronronner.
— Tu me comprends n’est-ce pas ? continua-t-elle. Tu es comme moi. Et tu comprends les plantes aussi.
Le chat posa une patte sur son ventre à elle et la pétrit de toute la douceur de son coussinet. « Oui » semblait répondre l’animal. « Je suis végétal, moi aussi. En doutes-tu ? » Il s’étendit de tout son long et la jeune fille eut soudain l’image d’une liane, comme si le squelette de son ami n’était pas composé d’os, mais d’une variété originale de lierre, qui lui conférait cette souplesse supplémentaire, ce pelage verdâtre et sa taille hors du commun. Sylvia s’étira à son tour. Malgré la tourmente de ces dernières heures, elle était bien, elle était à sa place ici, dans son monde. Son chat pas comme les autres, toutes ces plantes soigneusement sélectionnées par son père, ils avaient pour elle une réponse essentielle : il existait un lieu où elle se sentait chez elle, acceptée telle qu’elle était et comprise entièrement.

Il est temps à présent que tu te poses les bonnes questions, que tu examines ce qui te touche au plus profond, que tu écoutes enfin ce que ton père a semé de plus précieux pour toi.

— Papa ! s’exclama Sylvia en se redressant et bousculant le chat. Pourquoi est-ce que tu ne m’as jamais rien dit ? Pourquoi est-ce que tu m’as laissée comme ça ?
L’ado se leva et fouilla un peu plus attentivement ce qui restait du matériel de laboratoire. Elle voulait comprendre ce qui lui échappait encore, cependant son esprit ne savait par où commencer. Sylvia était bouleversée. Elle avait grandi sans mère et avec un père qui se réfugiait dans le travail, au point d’expérimenter sur lui-même ses trouvailles, jusqu’à se transformer en une créature étrange qui aurait effrayé n’importe quel enfant et auquel aucun jeune ne voudrait ressembler.
— Pourquoi ? s’emporta-t-elle en contemplant la couche aménagée où Jeff devait s’installer régulièrement pour se ressourcer.
En plus, il était en danger en dehors de son univers familier, loin de son laboratoire et du substrat pour maintenir en état ses implants racinaires. Sylvia pouvait prendre soin des plantes et des êtres vivants qui l’entouraient, comment pourrait-elle prendre soin de son père qui n’avait jamais partagé ses secrets, qui était tributaire d’une invention si particulière et qui à présent avait disparu en la laissant désemparée ?

Tu dois prendre soin de toi-même avant de prendre soin des autres, de prendre soin de ton père. Prends soin de nous et tu comprendras.

Sylvia tournait en rond. Elle regarda les plantes qui l’entouraient avec la sensation qu’elle était observée, attendue, inspectée.
— Papa ! s’écria-t-elle à nouveau. Qu’est-ce que tu attends de moi ?
Autour d’elle, tout semblait l’appeler à se calmer, à s’apaiser et à se coucher sur la terre comme son chat qui ronronnait à ses pieds. Pourtant la jeune fille était tendue, tiraillée. Son père était en danger, c’était évident. Puis son arrestation était injuste. Elle fouilla le coin aménagé où il passait ses nuits et rechargeait ses implants racinaires, à la recherche d’indices, de réponses à ses questions ou d’une piste pour l’aider, d’un élément à lui apporter pour l’empêcher de dépérir. Mais où était-il ? Où l’avait-on emmené ? Sylvia ne savait ni où ni quoi chercher. Elle avait envie de crier tout en ayant la gorge nouée.

Calme-toi et écoute le souffle en toi. Entends-nous. Entends notre voix en toi.

Sylvia souffla fort et longtemps pour tenter de s’apaiser. Cependant, elle restait agitée. Toutes ses pensées l’assaillaient en même temps : ses paramètres qui l’empêchaient d’être implantée, la pièce dans laquelle on l’avait enfermée avec Aliette inconsciente, leur fuite grâce à l’intervention d’Amélie, Hedera, Bryophyta, Chromista et les voix dans son ventre. Puis la certitude absolue que son père lui devait enfin la vérité, qu’il était temps qu’il réponde à ses questions. Que lui avait-il fait ? Pourquoi l’avait-on emmené ?
« Va chez ta marraine. » Voilà quel avait été son unique conseil, la seule réponse qu’il avait eu le temps de lui fournir. Retour à la case départ : Amélie qui avait promis de ne rien dire, de garder le secret. Sylvia fulminait. Elle lui ferait changer d’avis, saurait la convaincre. La situation était trop spéciale. Les anciennes promesses ne pouvaient plus tenir. Tout était bouleversé. Jeff était en danger et son assistante devait l’aider, répondre pour lui. Sylvia se précipita sur sa tablette et composa le numéro de celle-ci.
Amélie ne décrocha pas. Sylvia insista, laissa des messages alarmés, suppliants, énervés. Rien n’y fit. Amélie avait fui dès qu’elle avait vu la police, dès qu’elle avait compris ce qui se tramait. Elle avait abandonné la partie, évité de prendre des risques et disparu sans laisser de traces. Si elle détenait encore des secrets, ils seraient bien gardés. Les autorités ne remonteraient pas jusqu’à elle, ne lui mettraient pas la main dessus. Pas plus que Sylvia ne parviendrait à la trouver ou à la contacter. La jeune fille enrageait tandis qu’elle prenait conscience de cette désertion.

Connecte-toi et appelle avec ton cœur. Abandonne tes béquilles technologiques. Et fais-toi confiance.

Après un énième essai infructueux, Sylvia jeta sa tablette au loin. L’appareil atterrit sans encombre sur un parterre de mousse. La jeune fille se précipita pour le récupérer et s’assurer qu’il fonctionnait toujours. Cette fois, elle tenta de joindre Aliette. Son amie ne pourrait pas beaucoup l’aider, mais au moins elle aurait quelqu’un à qui se confier. À nouveau, ses tentatives restèrent sans succès. Aliette n’était pas connectée. Était-elle fatiguée après leur après-midi mouvementée et leur départ précipité de l’HuMo Store ? Était-elle toujours perturbée par l’interruption de l’initialisation de son implant ? Ou au contraire, était-elle plongée dans la découverte de son mini Pack et de ses jeux exclusifs ? Avait-elle accès à un univers dont Sylvia était exclue ?
L’angoisse la submergeait de plus en plus. Elle était seule, isolée et sans ressource. Sylvia se faisait des films et s’imaginait que la situation était de sa faute. Elle n’avait pas su parler à son père, elle avait négligé les avertissements d’Amélie et entrainé Aliette contre son gré dans une aventure plus dangereuse qu’il y paraissait. La police était intervenue à cause d’elle et de son incapacité à tenir ses engagements : elle avait coché la case des conditions générales puis elle avait douté, avait voulu faire marche arrière et s’était enfuie. C’est elle qui avait mis son père en danger.
Sylvia se mordit le poing pour ne pas fondre en sanglots. Elle craignait de devenir folle, même si une voix au fond de son ventre lui répétait que ce n’était pas de sa faute, qu’elle s’accusait à tort. Peut-être était-ce aussi ces messages étranges, ces intuitions si présentes, ces voix que personne d’autre ne semblait entendre qui l’inquiétaient le plus. Sans doute était-elle une fille bizarre, un phénomène de foire. Personne ne pourrait l’aider, elle n’avait pas sa place dans ce monde. Ces pensées sombres la parasitaient, la ravageaient et la laissaient dévastée comme après le passage d’une nuée de sauterelles. Sylvia s’écroula épuisée et se coucha à même le sol.

Prends le temps. Laisse la tempête retomber en toi. Repose-toi et accepte notre présence en toi. C’est là qu’est ta place, là que tu recevras les réponses, là où tu ne seras plus jamais seule. Dors, Sylvia. Rêve. Ressource-toi. Laisse notre conscience venir à toi.

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Gab B
Posté le 09/03/2023
Hello Michael ! Comme d'habitude, mes commentaires plus bas :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- les plus importants appareils ==> hum je trouve que ça ne sonne pas très bien
- Elle le prit sur ses genoux et lui caressa le ventre. ==> je croyais qu'elle était allergique ?
- Elle voulait comprendre ce qui lui échappait encore, cependant son esprit ne savait par où commencer. ==> bah elle exagère là, son père lui a explicitement dit qu'elle trouverait des réponses dans le livre !
- Sylvia ne savait ni où ni quoi chercher. ==> elle persiste, j'insiste
- Pas plus que Sylvia ne parviendrait à la trouver ou à la contacter ==> mais pourtant elles peuvent communiquer par plantes interposées non ? Ce n'est pas comme ça qu'Amélie a réussi à lui venir en aide chez HuMo ?


Mes phrases préférées :
- Sylvia soigna les branches cassées, les pousses écrasées, les lianes décrochées ==> de manière générale, j'adore quand il y un balancement de trois propositions comme ça, et là c'est très joli
- pour éviter de se prendre un coup de pied agacé ou d’être jeté dehors par la peau du cou. ==> haha
- comment pourrait-elle prendre soin de son père qui n’avait jamais partagé ses secrets, qui était tributaire d’une invention si particulière et qui à présent avait disparu en la laissant désemparée ==> pauvre Sylvia !


Remarques générales :
Je n'ai pas très bien compris si le chat est une plante ou si c'était juste une image ?
Par contre, je viens de me souvenir de l'inquiétude de Sylvia de savoir que son père va quitter le laboratoire pendant un moment, et grâdce au chapitre d'avant j'ai compris pourquoi !!
On sent bien que Sylvia est complètement perdue dans ce chapitre. Je l'ai dit plus haut, je la trouve un peu trop perdue (j'étais persuadée qu'elle se jetterait sur le livre en quête d'explications !) mais il est toujours plus facile d'avoir un comportement rationnel quand on ne vit pas soi-même la situation donc c'est peut-être plus réaliste comme ça ? C'est vrai qu'elle n'a que 16 ans !

A bientôt pour la suite ;)
MichaelLambert
Posté le 27/03/2023
Re !

Sylvia n'est plus allergique aux chats depuis qu'elle a été soignée (en particulier par Amélie) : il va falloir que je clarifie ça !

Oui, le livre ! Tu as raison ! Comme Sylvia je le laissais trop de côté : j'ai modifié l'ordre de mes chapitres pour le faire intervenir plus vite !

Sylvia ne sait pas encore comment communiquer avec Amélie par plante interposée ! Amélie va devoir lui apprendre comment faire et ça viendra plus tard dans l'histoire. je vais peut-être aussi devoir clarifier cet enjeu !

Bon Sylvia est un peu perdue mais c'est aussi de ma faute : il ne faudrait pas que les lecteurs soient aussi perdus au final !
Gab B
Posté le 29/03/2023
Hello !

Mais si elle n'est plus allergique aux chats, pourquoi est-ce qu'elle dit à la dame du HuMo Store qu'elle l'est ?
MichaelLambert
Posté le 29/03/2023
Arf... ah oui ! C'est vrai ça ! Non mais quel est l'auteur qui a écrit ça, je m'en vais lui tailler les moustaches à celui-là !

Merci !!!
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