Rage

Ema contemplait ce monde tout blanc qui lui semblait parfait. Elle se rappela la vue splendide qu'elle avait eue en sortant des tunnels, et son passé vint à sa rencontre sans prévenir. Une vague d'émotions la traversa et ses pensées se mêlèrent sans qu'elle ne puisse les contrôler. Ces émotions firent défiler des images dans sa tête, ressassant les événements du plus récent au plus ancien. Elle était maintenant plongée dans un océan de souvenirs. Yacob lui hurlait dessus avec son manteau tâché de sang ; puis elle courait dans la forêt, se rendant compte qu'elle fuyait des chimères; elle se rappela aussi la solitude qui l'accompagnait dans les ténèbres des tunnels. Les images suivantes, quoi qu'elles fussent elles aussi des bribes de souvenirs d’événements qu'Ema avait elle-même vécu, lui parurent étrangères. Elle courait dans une forêt. Cette fois-ci, l'air était chaud et les racines des arbres aux feuilles oranges ou rouges émergeaient du sol un peu partout. Ema fuyait encore quelque chose. Non. Quelqu'un. Les images suivantes apparurent sous ses yeux. Une maison en train de brûler, comme dans le rêve qu'elle avait fait la veille ; elle était devant, pleurant, hurlant d'un chagrin inconsolable. Les flammes et la fumée qui s'élevaient dans le ciel transformèrent ce dernier souvenir en vision d'horreur. Un homme gisait au sol, le sang s'écoulait sans s'arrêter de sa poitrine: c'était lui et peut-être d'autres qu'Ema pleurait ainsi. Il lui remettait un objet. Une épée. Elle se rappela alors qu'elle devait la garder à tout prix. Soudain, la réalité la rattrapa.

- Qu'est-ce qui t’arrive ?

Ema releva la tête dans un sursaut à la voix de Yacob qui la regardait d'un air inquiet. « Décidément, elle est vraiment bizarre, cette fillette », pensa-t-il. Elle lui lança un regard tranchant qui le fit vaciller malgré sa carrure, reprit ses esprits et se rua à l'intérieur de la cabane. Balayant la pièce du regard, elle ne vit pas l'épée. Où pouvait-elle bien être ? Même si elle ne savait pas vraiment pourquoi, elle se sentait incomplète sans celle-ci, après avoir eu ces étranges visions. Elle fouilla la pièce de fond en comble en passant par le dessous du lit, sur la cheminée, et repensa alors à Yacob. Elle entendit dans sa tête le « Qu'est ce que tu regardes ? » et comprit alors. Elle se dirigea vers le coin où Yacob était allé chercher les bandages. Yacob, lui, n'avait toujours pas compris pourquoi Ema s'était figée, qu'il la vit se diriger vers sa cachette ; elle se déplaçait à une telle vitesse qu'il aurait cru qu'elle s'était téléportée. Elle ne devait surtout pas y accéder ! La fillette était déjà accroupie à chercher une trappe ou quoi que ce soit qui pourrait contenir son épée. Elle était persuadée que ce vieux poilu y était pour quelque chose !

Ema aperçut une poignée encastrée dans le sol et tira dessus sans réfléchir. La planche de bois qui se trouvait juste en dessous se souleva. Dans un compartiment creusé dans le sol, caché sous les planches de bois, se trouvait, rayonnante, son scintillement attirant l’œil dans ce bazar de boîtes et de papiers, l'arme qu'Ema cherchait tant. Elle l'avait enfin trouvé.

Yacob, fou de rage, se rua sur la fillette. Fini de plaisanter ! Il allait la tuer ici-même s’il le fallait. Il allait attraper la nuque d’Ema quand, sans prévenir, une force l’obligea à s’arrêter dans son mouvement. En un instant, une atmosphère pesante avait investi la pièce. Yacob peinait à rester debout tellement la pression était forte. Son corps finit par céder. Ema, elle, avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait. Elle ne prêta pas attention à ce qui se passait derrière elle. Elle hésita avant de prendre l’épée dans ses mains; peut-être toutes ces chutes et ces blessures lui faisaient tourner la tête. Peut-être que cette arme était celle de Yacob? Mais ça ne pouvait pas être un hasard si l'objet qu'elle avait sous les yeux était identique à l'épée qu'elle avait aperçue dans ses visions. Et dans ce cas, pourquoi Yacob l'aurait-il cachée ? Yacob ? Yacob ! Tout devint soudain plus clair : sa façon de lui hurler dessus et son envie pressante de l'emmener loin de cet endroit ! Pourquoi ne pas lui en avoir parlé ? Ema n'avait évidemment aucune réponse à ces questions. Mais cet enfoiré, qui l'avait nourrie, soignée et même habillée, à qui elle avait fait confiance en quelques heures seulement, lui, aurait sûrement les réponses à ses questions.

Sans plus une once d'hésitation dans ses mouvements, Ema saisit l'épée. Elle se trouvait dans son fourreau en cuir noir, dont la forme rectangulaire l'intriguait, elle qui croyait que les épées étaient toujours pointues. Elle se tourna vers Yacob, le regard plein de rancœur. Les deux mains sur la poignée, une énergie nouvelle s'insinua en elle, passant d'abord par les mains, puis le long de ses bras, pour ensuite monter jusqu'à son cerveau et finalement envelopper son corps entier. Elle trouva surprenante la manière qu'avait l'énergie d'être en elle, mais n'avait pas l'impression qu'elle lui soit étrangère. Au contraire, elle se sentait plus vivante que jamais, surtout après ces trois derniers jours de souffrance. Soudain, comme si elle avait maintenant la force de mille hommes, d'une seule main elle sortit l'épée de son fourreau, qui lui paraissait pourtant si lourde quelques secondes auparavant, avec une facilité déconcertante.

Déconcerté, Yacob l'était évidemment. Comment la fillette couverte de blessures, pleurnicharde et qui avait perdu la mémoire pouvait-elle si facilement soulever d'une seule main l'épée que lui peinait à traîner en y mettant toute sa force ? Lui avait prévu de simplement la dépouiller puis de la ramener chez elle, pensant que c'était une fille du village du lac. Il se liquéfia devant la terreur que lui inspira cette jeune fille. Il ne savait pas d'où elle tirait soudain une telle puissance. Cette fillette venait d'un autre monde !

Ema brandit son épée. Il se trouvait largement à sa portée. Elle ne faisait plus qu'un avec son arme, cette étrange énergie les liait apparemment. L'épée, sortie de son fourreau et dévoilant son apparence démoniaque, montrait les crocs de toutes parts. Pour la première fois depuis très longtemps, il allait ôter des vies, et pour la première fois de sa vie Ema connut le délicieux goût du sang.