Solitude

Par Brook
Notes de l’auteur : Cinquième chapitre que je publie après un long moment de doutes et de réécritures, j'espère qu'il vous plaira !

TW : Mort, cadavre

  La rage avait pris possession de son corps si vite qu’elle ne se souvint même pas s’être déplacée. Ema était sous le choc. Il y a quelques secondes seulement elle était dans la cabane face à Yacob, et l’instant d’après elle se trouvait accroupie dans la neige en train d’arracher les boyaux d’un corps sans tête. Cette dernière avait atterri plus loin après avoir été sauvagement tranchée. Le sang encore chaud sur ses mains, le goût métallique du sang et la texture visqueuse de la chair humaine dans sa bouche : cette vision d’horreur lui retourna l’estomac. Elle vomit une sorte de bouillie rougeâtre tellement acide qu’elle lui laissa un goût et une odeur d’aliments prédigérés sur la langue. Une quinte de toux lui déchira ensuite la gorge. 

Ema regarda le corps inerte. Qu’avait-elle fait ? Elle se savait en colère contre lui, mais n’aurait jamais pensé être capable de telles atrocités. Elle avait perdu le contrôle autant physiquement que mentalement. Elle se leva lentement, tremblant de la peur qu’elle s’inspirait elle même, et recula. Son pied heurta un objet en fer : c'était l'épée! Cette lame était d’ailleurs trop grande pour être considérée comme une épée. Trop grande, trop lourde, et même trop grossière.Elle avait des dents pointues et irrégulières. Tout bien considéré, c’était plutôt un gros morceau d’acier. C’était à cause d’elle si Ema s’était laissée emporter par la rage et si elle avait tué Yacob. Elle avait transformé Ema en une chose qu'elle n'était pas. Ses yeux faisaient des allers-retours entre ce qui restait du corps et l’arme du crime. Elle ne voulait tuer personne, elle ne voulait pas être une meurtrière! Mais après tout, Yacob a voulu la duper et lui voler son épée. Peut-être qu’en fait, il méritait ce qui lui était arrivé. 

 Cette force serait bien trop dangereuse, pour elle et pour les autres. Mais en y réfléchissant plus longuement, Ema prit conscience d’une chose : l’énergie qu’elle a ressenti en tuant Yacob ne lui était pas si étrangère qu'elle le pensait. C’était cette même énergie qui lui avait permis de s’échapper de son village en ruines, dont elle avait tout oublié. Elle l’avait aussi aidé à survivre dans les tunnels et à arriver jusqu’ici malgré la fatigue et la douleur. Elle n’était en réalité pas si seule qu’elle le croyait. Serait-elle capable d’en faire autant si elle était complètement livrée à elle-même? Ema prit une grande et longue inspiration, puis souffla lentement pour prendre le temps de réfléchir. 

 

“Tu as besoin de moi autant que j’ai 

besoin de toi.”

 

Son corps se raidit sous la surprise. Encore cette voix grave qui résonnait dans sa tête. Elle en était terriblement effrayée. 

Non !

    Ema avait crié si fort qu’elle fit s’envoler tous les oiseaux de la forêt. Elle décida de ne plus laisser cette chose, quoi qu’elle fut, la contrôler. Elle saisit la gigantesque épée sans trop d’efforts et la remit dans son fourreau en cuir d’un noir d’une telle intensité qu’elle s’étonna de ne pas avoir remarqué avant. Elle enfila la bandoulière du fourreau. 

            Ema devait maintenant se mettre en route pour trouver de l’aide. Elle se retourna et regarda les montagnes. La peur qu’elles lui inspiraient effaça immédiatement ce choix de ses options. Elle se dirigea alors vers la direction opposée : la forêt. Elle devait y retourner alors qu’elle l’avait tant effrayé la nuit dernière. Elle y entra avec appréhension. Les feuilles des arbres étaient denses, il y avait donc très peu de lumière, même à un moment aussi avancé de la journée.     

            Après plusieurs dizaines de minutes de marche, qui lui parurent deux fois plus longues, toujours aucun monstre en vue. Il n'y avait personne dans cette forêt, et c'était précisément ce qui effrayait Ema. Elle marchait le regard dans le vide, sans même faire attention à regarder où elle marchait. Alors qu'elle se plaignait intérieurement, elle sentit le sol se raffermir sous ses pieds. Elle regarda par terre et vit des pierres, un chemin de pierres. Elle avait atteint la lisière de la forêt ! 

            La pénombre glaciale laissa place à la douce chaleur du soleil qui réchauffa sa peau toujours de recouverte de plaies. Habitués à des scènes plus horribles de jours en jours, les yeux de la petite fille assistèrent a un spectacle auquel ils n'étaient plus habitués. Devant Ema s'étendait une vallée qui lui redonna instantanément de l'espoir. Cette vallée abritait un village, qui lui même possédait un lac en son sein. Le scintillement des rayons du soleil sur la glace du lac lui donnaient l'impression d'assister à une infinie pluie d'étoiles filantes en plein jour. Ema ne porta même pas attention aux maisons et au reste du village, qui semblaient étonnamment calmes et déserts. Ce n'est qu'après avoir passé plusieurs minutes à contempler le lac qu'elle réalisa que la forêt surplombait la vallée de si haut, et que le versant de ce côté était si escarpé, qu'il était impossible de la rejoindre directement. Mais elle devrait malgré tout avancer et aller voir ces villageois si elle voulait obtenir de l'aide au plus vite et peut-être trouver des réponses à ses questions. Elle décida donc naturellement de suivre le chemin de pierres en longeant la forêt. Elle croiserait bien quelqu'un qui lui indiquerait la route à suivre. 

            Ema marchait en périphérie de la forêt sans rencontrer personne ni même trouver d'autre chemin qui la mènerait en bas. La déception fut énorme lorsqu'elle se rendit compte que le chemin qu'elle suivait s'éloignait toujours plus du village à mesure qu'elle progressait dessus. Ema était exténuée. Sans s'en rendre compte, elle avait marché jusqu'à retourner à son point de départ. Elle regarda le lac qui reflétait maintenant la lumière orangée du soleil couchant. Il fallait impérativement trouver une solution avant que la nuit ne tombe. Sa vision était trouble à cause de la fatigue. 

 

"Saute !"

           

            Le coeur d'Ema fit un bond dans sa poitrine. Cette voix s'infiltrait à nouveau dans ses pensées. Ses jambes avancèrent toutes seules avec hésitation vers le bord du précipice. Elle allait à nouveau perdre le contrôle ! "Non! Non! Non! Sors de ma tête!"

            Alors qu'elle était sur le point de retirer l'épée pour se libérer de son emprise, une soudaine décharge d'énergie traversa son corps de la tête aux pied. Elle lui insuffla une force qu'elle connaissait déjà très bien.

 

"Fais moi confiance. Saute!"

          

            Ema regarda le sol de la vallée, qui semblait si loin en contrebas. Elle prit une grande inspiration et expira toute la peur présente en elle. Son regard avait changé : il n'était plus celui d'une petite fille perdue et effrayée, mais celui d'une personne déterminée à atteindre son but, et ce par n'importe quel moyen. Elle se laissa tomber sans hésiter. Le sol se rapprocha à toute vitesse. Allait-elle mourir? Évidemment que non. De toute façon la mort ne lui faisait plus peur. Elle avait pleinement confiance en ce pouvoir. 

            Ema atterrit dans une explosion qui créa un énorme nuage blanc autour d'elle. La force de sa chute fit gronder le sol de la vallée. L'énorme bruit se fit entendre des kilomètres au loin. Le nuage se dissipa après un long silence. Ema avait les yeux écarquillés de peur, mais surtout de surprise. Elle était là, debout, et toujours vivante! Elle n'avait pas perdu le contrôle, cette fois-ci, elle avait choisi de le suivre. 

Ema était arrivée au niveau du village indemne, sans une égratignure malgré la hauteur de sa chute. Cet esprit qui habitait l'épée n'était peut-être pas si malveillant qu'elle le croyait. C'était bien la deuxième fois qui la tirait d'une situation dangereuse. Elle n'en avait pas pleinement conscience, mais sa survie dépendait pour l'instant entièrement de ce pouvoir. 

            Ema avança en direction du village. Tout paraissait calme. Les maisons semblaient vides, les rues aussi. Le plat de l'eau congelée du lac s'ajoutait à cette ambiance de mort. Il n'y avait personne. Seul le sifflement du vent glacial comblait le silence. Elle a avait passé les derniers jours seule, sans personne pour l'aider. Sa seule rencontre avait abouti à une mort qu'elle aurait voulu éviter. Il y avait cette présence qui communiquait avec elle grâce à l'épée, dont le mystère restait toujours entier, mais c'était différent d'une personne avec qui elle pourrait vraiment discuter et se confier. La solitude la reprit de son étreinte asphyxiante. Ema commença à fondre en larmes quand:

 

"Tu vas pas arrêter de chialer, ça devient chiant à la longue !" 

 

            Elle eut un hoquet de surprise à la voix grave de l'épée, mais reprit tout de suite ses esprits. Elle avait raison, Ema devait arrêter de se lamenter et enfin agir. D'un revers de manche elle essuya ses larmes et avança en direction des maisons. 

Le village était bel et bien abandonné. En apparence seulement. Deux yeux scrutaient Ema. Des yeux intimidés cherchaient à fuir. Cizna était revenu, et il allait encore prendre des vies. À l'ombre d'un arbre épais, le garçon attendait le moment le plus opportun pour s'enfuir. Il fallait qu'il s'en aille au plus vite, mais tétanisé, son corps refusait d'exécuter le moindre mouvement. Il fallait absolument bouger! Ema se rapprochait. Bouge! Bouge! Il fit un pas. C'était le pas de trop, qui trahit sa position. Le regard d'Ema se planta dans celui du garçon. Cette fille aux mains et au visage tâchés de sang, dont on distinguait dans le dos une arme qui faisait presque sa taille, s'avançait vers lui d'un pas inquiétant. Elle allait s'adresser au garçon quand la mine de celui-ci, horrifiée, la figea sur place. Le garçon écarquilla les yeux d'effroi avant de pousser un cri de terreur et de s'enfuir. Il disparut dans un croisement avant que le bruit lourd d'un claquement de porte n'efface tout espoir en Ema. Elle n'était plus triste ou en colère, juste épuisée. Épuisée de courir après un objectif aussi vague. Épuisée d'être toujours seule et abandonnée. Elle décida finalement d'aller de l'autre côté de la vallée, où la pente était moins escarpée, pour fuir cet endroit au plus vite. 

 

"On a pas besoin de ces merdeux, on peut se débrouiller tout seuls!" 

 

            Ema fut surprise d'entendre à nouveau cette voix dans ses pensées, mais elle était encore une fois tout à fait d'accord avec elle. Elle pourrait très bien survivre seule, et irait jusqu'à voler ou encore une fois tuer s'il le fallait. Les interventions répétées de la voix et ce ton familier qu'elle employait de plus en plus souvent firent réaliser a Ema que cet objet, par une magie ou un pouvoir qu'elle ignorait, était doué d'une conscience, et qu'il était de son côté. C'était là un précieux allié qu'elle avait, et elle ne s'en rendait compte que maintenant. Elle manquait évidemment d'informations pour affirmer que tout cela était vrai, mais le fait d'avoir quelque chose qui se rapprochait vaguement d'un ami ou d'un compagnon à ses côtés la rassurait. 

            Soudain, elle se sentit observée. De derrière. Elle se retourna et ne vit personne. Le garçon était pourtant déjà parti. Était-il revenu? Elle n'avait pourtant pas rêvé, elle avait pourtant senti un regard posé sur elle. Ema resta sans bouger, tous ses sens à l'affût du moindre mouvement environnant. 

            Silence. 

            Elle laissa tomber après avoir conclu que les gens avaient décidé de s'enfermer chez eux et d'ignorer ses appels à l'aide. Quelle que soit la raison de la fuite de ce garçon, Ema n'avait rien à voir avec tout ça ! 

            

            Elle traversa le village désert et s'en alla sur l'autre versant de la vallée, sans même jeter un dernier regard derrière elle, alors que des yeux la scrutaient toujours. Pas ceux du garçon, quelqu'un d'autre. Il se demandait ce qu'elle faisait là, seule et aussi déboussolée. Il voulait l'aider.

 

            Malgré le fait qu'Ema ressentait ses vêtements, l'épée, son corps, jusque chacun de ses cheveux roux comme des boulets de plusieurs tonnes à traîner, cette pente était beaucoup moins escarpée que la précédente. Arrivée en haut, elle y trouva une plaine enneigée qui s'étendait sur des kilomètres, parsemée d'arbres et de bosquets. Le disque bronze du soleil finissait sa course dans le ciel tandis qu'Ema mettait en pause sa fuite du monde qui la rejetait. Elle trouva un un regroupement d'arbres sous lequel la neige n'était pas tombée et s'y nicha, recroquevillée, serrant son épée contre elle. Ema sombra sereinement dans un sommeil sans rêve ni cauchemars. 

 

            Rik avait observé cette fille jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Il aurait pourtant dû avoir peur, c'était une enfant de Cizna, mais il l'avait regardé avec pitié. Sans réelle raison, il voulait lui faire confiance. Elle n'avait rien d'un monstre, pas comme les autres. Elle avait besoin d'aide, Rik avait perçu la sincérité en elle. Mais au delà de ça, il espérait aussi qu'elle ait des informations sur Cizna. Évidemment il ne pourrait rien en faire, car il était beaucoup trop faible. Ce monstre et sa magie étaient bien trop puissants pour lui. Être aussi faible était un crime. Un crime de ne pas avoir pu sauver sa sœur ce jour-là, alors qu'elle là, juste devant lui. Les larmes montèrent, mais il les retint. Il y avait peut-être une dernière solution. Il était trop faible, mais il était persuadé que cette fille pourrait l'aider. 

 

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