Morgan réfléchit une bonne partie de la journée à annuler éventuellement sa participation au GR20. Cela ne faisait même pas deux jours qu’il connaissait Lena et il s’était déjà pris la tête avec elle un nombre incalculable de fois. Alors seize jours avec elle ?
Le jeune homme décida de descendre jusqu’au village de Calenzana car il n’avait franchement pas envie de rester dans sa chambre toute la journée. Il avait aussi remarqué que la clientèle de l‘hôtel était relativement âgée, il ne voyait donc pas l’intérêt de traîner à la piscine dans l’espoir de tomber sur une ravissante jeune femme.
Tandis qu’il marchait vers le village, Morgan se rendit compte qu’il pensait un peu trop à Lena Capietti.
Bon sang, cette fille était canon mais elle avait vraiment un caractère de merde !
En passant devant un bar-tabac, le parisien songea qu’il allait peut-être devoir se prendre un paquet de clopes, histoire de tenir le coup avec la furie corse, surnom qu’il avait attribué à Lena. Il avait beau avoir arrêté complètement six ans auparavant, il avait l’impression de se trouver dans le même état de stress qui l’avait incité à se tourner vers la cigarette.
En soupirant, Morgan entra dans le bar. Il y a avait quelques clients et le silence se fit à son entrée. Déstabilisé, le parisien fit comme s’il ne voyait pas tous les regards tournés vers lui et il se dirigea vers le comptoir.
- Bonjour Monsieur, je voudrais trois paquets de Marlboro Light s’il vous plait.
- Des paquets normaux ou de contrebande ?
- Hein ?
Heureusement pour Morgan, un autre touriste entra dans le bar et désigna la route tout en dévisageant le gérant du bar-tabac :
- Et bin chez vous les pompiers y se promènent ?
- Euh pas vraiment, ils sont là en prévention et en surveillance.
- Y surveillent quoi ?
- Les départs de feu.
- Ah bon vous avez des feux, des feux de forêts ?
- Oui monsieur.
- Mais y'a des forêts en Corse ?
Morgan se demanda si le touriste était bourré ou complètement idiot et il regarda le gérant du bar-tabac en levant les yeux. Lena pouvait bien dire qu’il était con mais au moins, lui il s’était renseigné sur la géographie de la Corse.
Finalement, le jeune homme décida de ne pas céder à l’appel de la nicotine et il se contenta d’acheter le journal du jour.
Il s’installa ensuite sur un banc non loin de l’église de Calenzana et il commença sa lecture. Régulièrement il s’arrêtait pour observer les allées et venues des villageois puis, deux hommes assez âgés vinrent s’installer sur le banc à côté de lui.
Très gêné, car il sentait le regard des deux vieux sur lui, Morgan essaya de se concentrer sur les articles du journal qu’il avait acheté.
Bien malgré lui, il se mit à écouter la conversation des deux corses lorsqu’une voiture de la gendarmerie nationale apparut et se gara à quelques mètres à peine de l’endroit où s’était installé Morgan.
Très vite, l’un des gendarmes sortit du véhicule et il se mit à observer les voitures qui traversaient le village. Il fit alors un signe à l’un des automobilistes pour qu’il s’arrête et il lui demanda d’ouvrir sa fenêtre.
Les deux vieux se regardèrent avec un sourire de conspirateur tandis que le gendarme reprochait au conducteur de ne pas avoir attaché sa ceinture.
- Ça va monsieur on est au village oh !
Interloqué, le gendarme laissa filer l’automobiliste sans avoir pu articuler le moindre mot.
Les deux corses savouraient la scène :
- Je te l’avais dit…un nouveau.
Peu désireux d’entamer une conversation avec les deux hommes, Morgan décida de retourner à l’hôtel. Ne connaissant absolument rien à la gastronomie corse, il se contenta de prendre une côte de bœuf en se disant qu’il ne risquait rien avec un plat traditionnel.
Il fit ensuite une longue sieste dans sa chambre puis il décida d’aller se rafraichir à la piscine.
Pour un début juin, les températures étaient déjà assez élevées en Corse et nager quelques instants dans l’eau fraiche détendit complétement le parisien.
Il s’installa ensuite sur un transat en se demandant si Lena allait le rejoindre ou non.
La jeune femme fit son apparition vers seize heures et Morgan regretta qu’à nouveau elle ne soit pas en maillot de bain.
Il écarta rapidement les pensées pas très catholiques qui lui venaient à l’esprit puis il rappela à sa guide qu’elle lui avait promis de lui parler de sa famille. Le parisien espérait ainsi comprendre la mentalité des Corses qu’il avait bien du mal à cerner.
- La vendetta a pourri la vie de mes ancêtres jusqu’en 1945 plus ou moins. Dans mon village natal, il y avait deux clans ennemis, ma famille qui détenait une assez vaste exploitation agricole et une famille de petits bourgeois plutôt tournée vers la viticulture et l’industrie.
- Les premières disputes remontent à l’époque de Pasquale Paoli.
- Euh…C’est qui ce gars ?
- L’une des figures emblématiques de la Corse. Il a vécu au dix-huitième siècle. Il a été général mais surtout chef de la nation corse indépendante.
- La Corse était indépendante ?
- Oui. Pendant une dizaine d’années à cette époque. Bref. Ma famille était opposée à Paoli car mes ancêtres, qui étaient pourtant originaires du même village que lui, voyaient dans un rattachement à la France des opportunités économiques.
- Et c’est cela qui a déclenché la vendetta ?
- Oh non. C’est un tout : ils étaient des rivaux économiques et puis surtout, une fille du clan ennemi a été aperçue avec un garçon appartenant à ma famille. Il a été tué pour avoir sali l’honneur de l’autre clan.
- C’est tordu non ? Je serai déjà mort une dizaine de fois au moins dans ce cas…vu le nombre de filles que j’ai fréquenté.
- C’était la mentalité de l’époque.
- Et…maintenant ?
- Il y a encore quelques tensions mais…c’est surtout lorsqu’il est question d’héritage.
- Oh, alors ça, je peux te dire que c’est partout. Mes parents proviennent tous les deux de familles nombreuses et même si mon grand-père vit encore, tout le monde se dispute déjà au sujet de sa fortune. Par contre la vendetta chez moi, ça n’existe pas. C’est surtout les mariages arrangés qui sont à la mode.
- Encore maintenant ?
- Oh oui…c’est une manière de…enfin moi je ne partage pas cet avis mais…
- Je vois. On ne se mélange pas avec le petit peuple.
- Je n’ai pas cette mentalité à deux balles. D’ailleurs ça me fait sacrément chier.
- Quoi, tes parents t’ont déjà choisi ta future femme ?
- Choisie…non. Mais…disons que j’ai une liste dans laquelle je dois piocher et…il y a certaines filles à privilégier par rapport à d’autres.
- Charmant.
- Mon père y a eu droit, mon grand-père également,…C’est la tradition dans notre famille : on se marie par intérêt, jamais par amour.
- Mais…Je n’ai pas l’intention d’obéir même si je dois me mettre à dos les Windsor ou la famille princière du Liechtenstein. Et ça,…mes parents ne le savent pas encore.
- C’est déjà tout une histoire lorsqu’ils apprennent que je suis allé dans un fast-food, donc imagine la mentalité de mes vieux. Et moi, tu peux penser le contraire si tu veux, je ne suis pas comme ça.
- Donc tu es un….rebelle ? Etrange, je ne t’imaginais pas comme ça.
- Il ne faut jamais se fier à l’apparence Lena.
- Et philosophe aussi ?
- Tu vas finir par me trouver des qualités si ça continue…
- Je n’ai jamais dit que tu n’en avais pas !
- Je retourne dans l’eau, tu viens ?
- Non, je vais t’observer en espérant que tu te noies.
- Je devrais presque le faire exprès pour que tu me fasses du bouche à bouche…
En éclatant de rire, Morgan plongea dans la piscine tandis que Lena devenait rouge écarlate.
Le jeune homme sortit de l’eau dix minutes plus tard et il s’allongea sur son transat en fixant la corse avec un petit sourire en coin.
Sans trop savoir pourquoi, il adorait la taquiner, surtout que cela marchait à chaque fois.
L’arrivée de Rafael quelques instants plus tard lui fit perdre son sourire, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention de Lena.
Son meilleur mai avait peut-être raison finalement, elle allait devoir se méfier du parisien et de ses sourires charmeurs.
Rafael s’assit à côté de Lena et il interpella Morgan :
- Alors prêt à en chier pendant seize jours ?
- On verra bien. J’espère que tu n’as pas prévu de m’abandonner au beau milieu de nulle part…
- Ça dépend de toi…si tu es sage ou non…
Lena observa attentivement son meilleur ami et elle n’était pas dupe : Rafael n’appréciait pas la compagnie de Morgan et…c’était vraisemblablement réciproque.
La jeune femme connaissait l’avis bien tranché de Rafael, issu d’une famille aux revenus très modestes, au sujet des gens fortunés et elle craint un instant qu’il ne décharge sa colère sur le parisien.
Au besoin elle le recadrerait. Elle était l’une des rares personnes à pouvoir le maîtriser lorsqu’il piquait une crise de colère.