Remous 1

Par Eska
Notes de l’auteur : MISE EN GARDE (TW):
Ce chapitre comporte l'évocation de sévices sexuels subis dans le passé par le personnage de Dal. Afin de préserver les personnes que ce sujet peut toucher, les passages concernés sont formatés en italique afin d'être évitables.

Nous bondissions de toit en toit. Malgré l'épuisement, rien n'arrêtait Dal. Je sentais en elle sa magnifique mécanique se déployer pour l'emporter vers les hauteurs d'Aisille. Vue des toits, la place de l'aiguille avait tout d'un estuaire, confluence des intérêts de la ville. Ici, on se jetait dans les remous du marché, balloté au gré des annonces par les flots d'une foule dotée de sa propre conscience. Ces êtres grouillants, méprisables chacun plus que l'autre, l'étaient d'autant plus quand ils s'amoncelaient pour courir après l'or et l'avoir. Je contemplais ce qui ne serait bientôt qu'un marécage de viscères et d'âmes damnées puis saisissais ma délivrance. D'une simple traction, la corde que je tenais me propulsa dans les airs. Tandis que nous nous hissions vers les cieux, les grouillants devinrent des vers insignifiants, suffisamment du moins pour que je me plaise ici, sur la Toile. Oh, ne vous méprenez pas, elle aussi était infestée. Mon pied se posa sur un gigantesque filet aux mailles serrées au travers duquel l'on pouvait voir s'affairer les tisseurs. Accrochés sur l'envers de la toile, une bonne dizaine d'entre eux s'affairaient à repriser les parties les plus fragiles de ce qui leur servait de plancher. Je manquais d'écraser la main de l'un d'entre eux. Les étoffes colorées dont il s'était affublé lui sauvèrent la vie. Ondulant sous mes pas, le maillage de chanvre me porta jusqu'à un ponton flanqué d'innombrables nacelles où le vent me gifla de son insolence. Tout ici n'était que nœuds et vertiges. Édifiée sur un gouffre, la toile semblait à chaque bourrasque vouloir se donner toute entière au vide, se cabrant avant de retomber mollement sous le poids de la gravité. Je m'accrochais à la première nacelle qui nous envoya flotter, seuls au-dessus d'Aisille. L'aiguille se rapprochait. À mesure que son sommet occultait l'horizon pour devenir une pointe menaçant les astres mêmes, la nacelle perdait de sa vigueur, intimidée. C'était ici que je trouverais un hôte digne de moi, le pouvoir générait toujours son lot d'âmes tordues.

Notre transport s'arrêta tant bien que mal sur une seconde plateforme. Son maillage beaucoup plus large n'arrêta pourtant pas Dal qui sautillait de nœud en nœud. S'accommodant des remous que provoquaient ses pieds pour se propulser sans effort, elle atteint rapidement l'un des murs de soie qui avaient été érigés à la verticale du sol. Nonchalamment, elle le poussa, pénétrant dans ce qui s'apparentait à une salle commune où, attachés de toutes parts, étaient installés mobiliers et fournitures. Une maison à cent pieds du sol, fascinant. Évidemment, il eut été stupide d'imaginer le lieu flanqué de torches et bougies. En lieu et place du feu que les tisseurs avaient banni des l'érection de leur première maison toilée, des Grucioles se lovaient au creux de bocaux aux formes absurdes. Ces insectes gros comme le poing évoluaient habituellement au plus profond des entrailles de la terre. C'est certainement lors de leur transhumance décennale que les avaient capturées les tisseurs pour en faire l'élevage et s'éclairer décemment. À la lisière de leurs halos verdâtres, une bonne quinzaine de comparses riaient autour d'une caissette dont le contenu avait été étalé sur la table.

-Tiens Dal ! Où t'étais passée encore ? Viens donc voir ça !

Dal resta à distance, je devais évaluer la situation.

-Dal ? Allez quoi, sors de l'ombre, viens voir ! V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible !

Des rires retentirent. Ma porteuse voulait parler, leur crier quelque chose.

Désolé ma belle, tu regardes, et tu te tais. Ils étaient affamés, d'or, de gloire, mais même s'ils la taisaient jusque dans leurs regards, je pouvais lire en eux une soif tout autre. Dal, c'est ça ta famille ? Oh, comment avais-je pu manquer cela ? Tu ne désirais pas voyager, simplement fuir...

-M'intéresse pas vot' truc. J'suis crevée, j'vais me pieuter.

Mauvaise réponse.

-Viens là.

-Non.

-Voila que Dal fait encore des siennes les gars, fiston, va la chercher.

-Oh non ! Papa elle va encore m'en mettre une.

-Sois un homme. Pas comme oncle Tibelt qu'a perdu son machin entre deux mailles, hein, Tibelt ?

-Ta gueule.

D'autres rires retentirent. De mauvaise foi, celui que Dal haïssait probablement le plus se leva et vint se poster devant elle. Un lâche, comme toute son espèce.

-Allez, viens.

Le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité, son visage se décomposa à la vue du sourire angélique qu'arborait sa sœur.

-Pap... Papa elle... elle !

Triste épitaphe pour ce jeune homme qu'un bégaiement tremblant. Mue par ma force grandissante, la main de Dal avait percé son ventre et arraché ses entrailles. Son cadavre ruisselant atterrit sur la table dans un claquement sourd. Le second à se précipiter vers moi fut le père, émasculé sans cérémonie, je l'envoyais agoniser quelques mètres plus loin. Enfin, nous jouions nos rôles respectifs. Chaque goutte versée me faisait grandir. À moi le festin d'âmes. J'allais prouver leur noirceur, prouver qu'ils ne pouvaient être absous. Je bondissais hors de Dal dans l'un des mollusques attablés, levais ma chope et la précipitais vers son frère, si prévisible, une haine fraternelle mena au fratricide. Retrouvant ma captive, j'avançais d'un pas tranquille vers le reste des convives rougis par mon banquet.

-D'autres ici ont un appétit pour les jeux de la chair ? demandais-je.

D'un seul homme ils se levèrent, je m'étirais et testais mes limites, m'installant en chacun d'eux. La manœuvre fut maladroite, j'en conservais seulement trois. Je laissais alors la piétaille se dépecer joyeusement, applaudissant à travers mon hôtesse l'originalité des techniques à l'œuvre. Prise dans un tourbillon de rafales furieuses, la toilée balançait de toutes parts, projetant les corps des vivants et des morts en toutes directions. Au sol, la bataille continua plus férocement encore, dans un chaos de cris et de coups. La maisonnée tout entière se cabrait animée d'une lutte sans issue heureuse. Dal, elle, restait stoïque. Nous admirions cette vengeance qu'elle avait tant attendue. Quand vint l'accalmie, ne restaient qu'elle et l'un de mes soldats. Je les approchais l'un de l'autre. Elle, avait atteint sa limite, et tomba à genoux. Je la quittais. Lui était encore vivace, j'attrapais Dal par le menton. Son âme souillée revenait en elle, et ses yeux éteints me suppliaient de lui donner une raison. Même ici, aux portes de la mort, la noblesse leur faisait défaut.

- Désolé ma belle, mais c'est ce que tu souhaitais.

Je quittais les lieux, laissant son dernier souffle au silence.

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Baladine
Posté le 13/02/2023
Coucou Eska,

C'est mignon que tu mettes en garde pour l'évocation de sévices sexuels. C'est pas un passage très très choquant à mon avis, (moins que le massacre d'il y a quelques chapitres ^^). Là ça va :)
Ta plume est de plus en plus libre et souple, j'aime bien le choix du titre du chapitre, qui joue sur plusieurs plans (les bonds sur les nœuds, les émotions, le combat, le sang qui bouillonne), et que je trouve très poétique. Les bonds de la conscience du livre qui va d'un personnage à l'autre sont bien rendus, et exprimés avec dynamisme.
Quelques petites remarques :
- En lieu et place du feu que les tisseurs avaient banni des l'érection de leur première maison toilée => dès
- V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible ! => je ne suis pas sûre de comprendre la phrase, est-ce que ce serait pas "v'là ceux qui s'envoient entre eux la haute (?)"?
La fin est assez mystérieuse, la dernière phrase est très belle, je me demande si le "soldat" a tué Dal et comment.
C'est un plaisir de te lire,
A bientôt !
Eska
Posté le 13/02/2023
Coucou Claire,

Merci pour ta lecture attentive comme toujours :)
C'est vrai que c'est plutôt léger, mais je préfère prendre des précautions sur ce sujet précis, sait on jamais !

Ravi que le chapitre te plaise, et encore merci pour tes gentils mots sur mon écriture, ça fait toujours très plaisir !

Comme toujours, je vais corriger ces coquilles que ton œil avisé à su dénicher :D
Concernant la seconde, c'est bien la phrase voulue, mais après relecture je ne la met pas assez en contexte, je vais retravailler ça afin qu'elle prenne sens !

C'est également toujours un plaisir de t'avoir ici, ça me donne plein de motivation pour la suite !
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