Je retrouvais mon vélin, loin d'Orbec, je pouvais m'atteler à purifier cette espèce entachée de libre arbitre. Aucun d'entre eux ne méritait la vie qui les animait. La leur reprendre était ma tâche. Certains étaient meilleurs que d'autres, mais pour autant d'entre eux combien de traitres, combien de menteurs, combien d'assassins parmi leurs ancêtres ? Je devais les habiter pour montrer l'imposture qu'ils étaient, pour cela je devais les rejoindre dans l'abysse putréfié où ils pullulaient. L'un dans l'autre, nous aurions pu être les mêmes. Parasites nourris du vice d'autrui. Pourtant, j'étais différent. Différent en ce que je savais du passé, du futur. J'étais un témoin, de ce qu'ils deviendraient, un témoin de ce à quoi il fallait mettre un terme.
Mon hôte était sans conteste l'un de ces crasseux répugnants. Nous nous lancions à nouveau en direction de l'aiguille sur l'une des nacelles cahotantes de la toile. Dans ce baquet au bois usé, le temps s'étirait, suspendu au-dessus du monde, la fabrique même des choses semblait flotter dans l'attente. Je pris ce surplus de temps pour constater l'erreur qui avait été la mienne. Tuer ces hommes était nécessaire, mais risqué. Orbec et Ysaelle étaient probablement à mes trousses et je leur laissais un fil d'Ariane. Je voulais tant les broyer. Pourtant, ma dernière rencontre avec Orbec avait laissé un doute douloureux s'installer dans mes pages. En tentant une fois de plus de le posséder, j'avais enfin pu toucher de ma plume ce qui le rendait inviolable. Il n'y avait chez ce garçon rien à prendre. Non pas qu'il manque de désirs ou de rêves, non. Il n'avait simplement pas d'âme. En m'enfonçant dans son crâne, je n'avais trouvé qu'une enveloppe vide, fourmillant d'émanations spontanées, de besoins et d'envies les plus triviales. Au cœur de ce cyclone d'émotions désarmantes, point d'œil, point d'origine. Il n'était construit sur rien. Cet homme n'avait pas d'ombre, il était comme l'air, intangible et pourtant si réel. Qu'un tel être existe en dépit des lois de la création me glaçait.
-Qui va par en bas ?
J'étais arrivé.
-Un simple tisseur, je viens mander votre aide de toute urgence.
-Parle tisseur. Qui t'envoie ?
Un homme lourdement armé se tenait face à moi. Impossible de distinguer son visage derrière le cuir qui l'habillait. Avec deux étroites fentes au niveau des yeux en guise de visière, il ressemblait à une statue tannée. Une lame dans chaque main et une arbalète au dos, il gardait fièrement l'accès du sommet de l'aiguille. Qui m'envoyait ? Je fouillais dans la mémoire de mon corps.
-Je suis entré en possession d'un puissant artefact, mission m'a été donnée par l'Araignée de le transmettre au seigneur.
-Ton artefact, tisseur, qu'a-t-il de si spécial pour que l'Araignée ait refusé de se l'accaparer ? Nous savons tout de votre petit marché parallèle et de ce qu'il vous rapporte.
- Il ne peut se vendre, son pouvoir n'est révélé qu'aux seigneurs et aux rois.
- Je ne te cache pas que je n'aime pas cette histoire. Non seulement je ne vois pas l'Araignée laisser passer telle occasion, mais je ne connais pas non plus de tisseur au langage si châtié. Montre-moi l'artefact.
Le garde se tendait, je sentais son esprit ruminer, hésiter entre un coup de taille et le dédain. Mon pouvoir grandissant corrompait l'air autour de moi, insufflant une atmosphère de danger permanent. Ce garde aux sens aiguisés le sentait plus que quiconque. Il m'intéressait, son infaillible morale et sa dévotion constituaient un mets de choix pour ma plume agile, mais je le sentais lourd, musculeux. Il me fallait un physique prompt à fuir tant que j'étais ici, je sentais les lieux grouiller de gardes et ne pouvais encore contrôler qu'une maigre escouade. J'obtempérais et me dévoilai.
-Un vulgaire tome ?
-Un tome contenant le pouvoir de régner sur ce royaume et tous les autres.
-J'en ai assez entendu, si ce tome à une quelconque valeur dis à l'Araignée qu'elle vienne le démontrer elle-même. Maintenant déguerpis, vos combines m'épuisent. Il allait me falloir le convaincre.
-Si vous le montriez à votre seigneur peut être que.... Je lui suggérais l'idée que peut-être, il serait puni pour son erreur...
-Je... Malheureusement le grand maître des guildes s'est absenté. Une affaire urgente.
Il disait vrai, le grand maître était absent. Où était-il ? Je sondais son esprit. Rien. Ignorant des faits et gestes de son seigneur, le garde ne me serait donc d'aucune utilité. Je devais pourtant savoir. Un hôte puissant saurait me mener droit au but : à une armée. J'avais trop perdu de temps avec ce cafard d'Orbec.
Je jetais mon enveloppe sur lui dans un simulacre d'attaque. Tandis qu'il assommait le tisseur du pommeau de sa lame, je bondis en lui, attrapant mon ancien hôte par les cheveux pour le trainer à l'intérieur de la tour.
J'errais d'escaliers en coursives, faisant résonner de mon pas un palais habité par ses seuls gardes. Je furetais, ne collectant que des bribes d'informations dans leur mémoire. Quelques jours auparavant, leurs missions s'étaient faites plus floues, leur capitaine habituellement disert s'était tu. Impossible de connaitre l'emploi du temps de leur seigneur, eux-mêmes ne savaient pas quand ils seraient relevés de leur garde. Il leur avait même été interdit de s'adresser la parole entre eux. Débarrassé du tisseur au détour d'une salle de réception rendue aux araignées, je m'orientais vers l'entrée du palais.
Bien qu'exceptionnelle en façade, l'Aiguille était d'une austérité assommante. Le faste des rues d'Aisille semblait s'arrêter à la porte de son cœur ou tout n'était que pierres lisses et traverses de bois massif. Le personnel exclusivement militaire, l'architecture utilitariste des lieux et ce silence pesant... Tout laissait à penser qu'aucune des tractations nécessaires à la vie de la cité n'avait lieu ici, y recevoir une délégation aurait été d'emblée jugé comme un affront. Les gardes, les murs, rien n'indiquait le rôle réel de ce lieu. Le garde-manger était vide et j'avais troqué un chat pour une tortue. Il me fallait quitter ces lieux et trouver des informations concrètes. Des marchands postés autour de l'Aiguille seraient probablement les plus à même de connaître les allées et venues de dignitaires locaux. Atteindre le pied de la tour par les voies terrestres nous demanda de longues heures, privés de la lumière naturelle entre les murs de ce qui avait tout d'un leurre. Quand enfin nous atteignîmes la sortie, les portes s'ouvrirent pour nous aussi prestement qu'elles claquèrent dans notre dos. La cour de l'aiguille grouillait de soldats.
J'ai lu les deux premiers chapitres de "remous" avec beaucoup d'intérêt ; dans le premier, j'ai vraiment apprécié la poésie avec laquelle tu décris ce que voit et ce que ressent le livre ; le regard qu'il porte sur les hommes est d'une noirceur abominable « ces êtres grouillants et méprisables qui courent après l'or et l'avoir » et dont certains sont capables d'abuser leur propre sœur. D'ailleurs, le fait qu'il veuille à tout prix les éradiquer le rendrait lui, entité démoniaque, presque sympathique !
« Ondulant sous mes pas, le maillage de chanvre me porta jusqu'à un ponton flanqué d'innombrables nacelles où le vent me gifla de son insolence. » C'est beau ! J'aime aussi l'image du festin d'âmes. Tes néologismes « les grouillants », « les grucioles » sont également très croustillants .
Deux/trois images que je n'ai pas comprises : « V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible ! » ; « Je bondissais hors de Dal dans l'un des mollusques attablés, levais ma chope et la précipitais vers son frère, si prévisible, une haine fraternelle mena au fratricide. » Ici c'est la fin qui m'échappe...
Le chapitre suivant est moins poétique, mais tout aussi réussi. Je suis contente d'avoir appris ce que veut dire vélin ;-) L'échange avec le garde est bien construit (on voit que le bonhomme a l'habitude). Par contre, je suis moins convaincue par le manque d'âme d'Orbec ; d'ailleurs qu'entends-tu par là ? Veux-tu parler de conscience ? Même s'il s'est montré parfois naïf, ordinaire, voire un peu benêt, je l'ai trouvé aussi capable d'une certaine ruse à d'autres moments. En tout cas, il ne me semble pas si dénué de sensibilité et de pensée que cela.
Dans tous les cas, ça reste un plaisir de te lire !
C'est toujours un plaisir de te trouver dans mes commentaires :)
Merci pour tes compliments qui me font chaud au coeur et pour toutes ces questions/suggestions qui me donnent pas mal à réfléchir !
Pour te répondre pêle-mêle :
V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible ! »
-> Tu
; « Je bondissais hors de Dal dans l'un des mollusques attablés, levais ma chope et la précipitais vers son frère, si prévisible, une haine fraternelle mena au fratricide. » Ici c'est la fin qui m'échappe..
->
V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible ! »
-> Tu as raison, c'est mal formulé, je change ça à l
; « Je bondissais hors de Dal dans l'un des mollusques attablés, levais ma chope et la précipitais vers son frère, si prévisible, une haine fraternelle mena au fratricide. » Ici c'est la fin qui m'échappe..
->
V'là ce qu'y s'envoient entre eux la haute, c'est terrible ! »
-> Tu as raison, c'est mal formulé, je change ça à la réécriture.
; « Je bondissais hors de Dal dans l'un des mollusques attablés, levais ma chope et la précipitais vers son frère, si prévisible, une haine fraternelle mena au fratricide. » Ici c'est la fin qui m'échappe..
-> Ici le livre en prenant possession du frère réalise qu'il vit dans la haine de ses autres frères présent à table, le livre n'a donc qu'à le pousser légèrement pour qu'il assassine son frère sans sourciller. Néanmoins, ce n'est pas clairement explicité, je vais le retravailler aussi.
Pour ce qui est de l'âme d'Orbec, je ne peux trop en dévoiler, néanmoins : l'idée surtout est de suggérer qu'il n'est pas entier, complet, qu'il n'a pas en lui ce qui constitue l'essence même d'un être vivant. Ce que cela peut signifier, tu le découvriras plus tard. Et puis, une âme absente ne peut être corrompue, ou manipulée !
Je prends un petit temps pour te lire.
C'est de plus en plus agréable et riche ! Dans ce chapitre, on est presque tentés de prendre le parti du livre qui nous semble de moins en moins diabolique, tandis qu'Orbec, pour qui on avait plus de sympathie, devient effrayant quand le livre affirme qu'il n'a pas d'âme. Qui croire ? Et pourquoi notre artefact tient-il tant à détruire l'humanité ?
J'aime beaucoup les passages où le livre passe d'un corps à l'autre (je l'ai déjà dit, je redis). C'est à la fois fluide et toujours aussi surprenant !
Bon, reste à savoir ce qu'il fait dans l'Aiguille d'Aisille. M'est avis que ça va piquer.
A très vite, vite !
Merci beaucoup pour ce gentil commentaire plein de positif ! Me voilà gonflé à bloc pour continuer à écrire et corriger la suite du roman :D
A très vite !