Johnny Blacksnake
Quelque part dans la prairie
Quelque part vers 1838
* * * 32 * * *
Ce qu’ils appellent du rock’n’roll, c’est du blues.
Toujours la même histoire entre un homme et une femme !
Il y a cinquante ou cent ans, la musique était brute,
les gens jouaient sur de vieilles guitares déglinguées.
Aujourd’hui on fait le ménage, la musique est plus propre,
mais c’est la même histoire.
John Lee Hooker
* * *
– Mon nom est Hiawatha, je suis de la tribu des Lochapokas, de la nation Creek. J’ai six ans et je suis un refugié !
Depuis longtemps nous vivions en paix avec les blancs. Nous avions des accords comme ils disaient. Nous étions alors installés sur nos terres ancestrales qu’ils appellent « leur Géorgie ». Mais petit à petit, les blancs, emportés par leur cupidité, nous ont pris de plus en plus de terres et de plus en plus de vies. Après des guerres, dans lesquelles mes frères et mes pères ont péri, des massacres dans lesquels j’ai perdu mes sœurs et mes mères, nous sommes contraints à l’exil ! Ils nous envoient vers une terre qu’ils appellent les territoires indiens, un tout petit territoire, l’Oklahoma. Sur ce territoire, nous devrons construire notre village. Il s’appellera « Tulasi ». Dans ma langue ce mot signifie « vieux village ». Les anciens ont décidé de l’appeler ainsi pour nous donner une chance d’y trouver une nouvelle âme à offrir à notre peuple. Mais moi, je sais que ce village sera bâti avec des fondations de haine, que sa terre sera empoisonnée par la convoitise et que dans ses rivières coulera le sang de ma famille et de mon peuple.
Comment ces hommes peuvent-ils penser que la terre leur appartient ? Et comment peuvent-ils décider qui doit y vivre ou ne pas y vivre ? Moi j’appartiens à ma terre, comme mes ancêtres, et les ancêtres de mes ancêtres. Qui je serai quand je vivrai sur une terre qui ne me connaît pas. Est-ce que le vent, là-bas, parlera le même langage ? Est-ce que les arbres accepteront de me protéger de la pluie. Est-ce que les rivières accepteront que je boive leur eau ?
Cela fait des mois que nous marchons sur les pistes de larmes. Nous avons mille sept cent kilomètres à parcourir. Et chaque jour je vois des anciens poser le genou à terre et ne jamais se relever. Chaque jour, des bébés s’arrêtent de pleurer car ils n’en n’ont plus la force. Moi, j’ai six ans, mais je suis déjà fort et rapide. Je sais déjà chasser et tous les jours je cours en retrait de la troupe pour attraper du gibier. Mais je fais attention de ne pas trop m’éloigner. Si les militaires qui nous surveillent m’attrapent, ils pourraient me pendre juste pour s’amuser, m’accusant de vouloir m’enfuir ou de les voler.
Lors des soirées, quand nous avons installé le bivouac et que nos mères nous préparent le repas du jour, nos anciens se regroupent pour fumer du tabac, raconter nos légendes et prendre les décisions pour notre peuple. Parfois ils prient nos dieux, le soleil qui nous réchauffe, la terre qui nous nourrit, l’eau qui nous fait vivre et le vent qui nous apporte les nouvelles. Je suis encore trop jeune pour que les anciens me laissent y participer, mais je suis déjà assez malin pour ne pas obéir. Alors quand ils s’éloignent je les suis, discrètement, caché dans les hautes herbes. Je suis souvent si près que je pourrais presque participer à leurs discussions. Je me suis vite aperçu que les anciens aussi sont malins. Ces réunions sont souvent un prétexte pour s’isoler, pour fumer en paix, rigoler et même boire des boissons de fruits fermentés qui leur permettent, disent-ils, de communiquer avec les esprits. Mais ces derniers temps ils ne s’amusent plus beaucoup, ils parlent surtout de ceux que l’on a perdu dans la prairie et qui ont rejoint le Grand Esprit.
Parfois, je vois à ces réunions un shaman que je ne connais pas. J’ai du mal à comprendre qui est cet homme. Il est habillé comme un homme blanc mais il a la peau toute noire, comme s’il s’était approché trop près du soleil.
Un ancien m’a raconté que cet homme n’était pas un indien, mais il n’était pas un blanc non plus. C’est un shaman, un très vieux shaman qui connaît beaucoup de secrets. Cet ancien m’a expliqué que ses secrets pourraient nous aider, car il semblait que nos propres dieux nous aient abandonnés.
Un soir de lune rouge, je chassais dans la pairie et je me suis retrouvé nez à nez avec un serpent, un long serpent noir. Il faisait presque nuit et la fraîcheur commençait à tomber. Il me fixait, sans bouger. Le serpent, ce n’est pas très bon, mais sur la piste, on mange ce qu’on trouve. Le temps que j’attrape ma lance, il avait disparu et à sa place se tenait le shaman noir. Il était debout à la place du serpent. Et il avait le même regard !
Je n’avais jamais rencontré d’homme comme lui. Il était couvert des vêtements de la nuit. Son manteau et son pantalon étaient noirs rayés de lignes blanches, et il avait une bande de tissu avec des étoiles blanches peintes dessus au milieu de la poitrine. Il était très âgé. Plus âgé que le plus vieux de nos anciens, mais son regard était celui d’un enfant, rieur et amusé.
Le shaman s’avança près de moi et s’assit en tailleur, comme nos anciens. D’un geste il m’invita à faire de même.
– Bonjour Yiawatha, tu sais qui je suis ?
– Vous êtes un shaman ?
– Pas tout à fait. Mais il y a de ça. Je suis Hope, le Dieu Serpent ! Mais toi, tu peux m’appeler Jaha Lenna.
– Jaha Lenna ?! Ça ressemble à un nom indien ! Vous êtes indien ?
– Non Yiawatha, je ne suis pas un indien. Je suis un peu de tout et un peu de rien. Je suis l’Humain, qui apporte la lumière dans le cœur de certains hommes.
– Je ne comprends pas ce que vous dites.
– Ce n’est pas grave, un jour tu te souviendras de cette discussion et tu comprendras.
Comme ce shaman semblait vouloir me dire quelque chose, j’attendais en silence qu’il se livre à moi.
– Yiawatha, j’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi.
Je le regardais toujours en silence.
– J’ai besoin que tu ailles dans cette nouvelle ville que vous allez construire. J’ai besoin que tu participes à sa construction et que tu deviennes quelqu’un dans cette ville. Quelqu’un de bien précis.
Je ne comprenais pas ce qu’il me disait. J’étais déjà quelqu’un. J’étais Yiawatha de la tribu des Lochapokas. Comment voulait-il que je devienne quelqu’un d’autre ?
– Yiawatha. Il faut que tu fasses vivre la musique dans ce village. Je sais ce que tu penses de cet endroit dans lequel est envoyé ton peuple. Mais j’ai besoin, et vous aurez tous besoin, que la musique entre dans vos cœurs et dans vos âmes. La musique sera votre salut et sera le salut de cette ville. Il faudra que tu fasses venir beaucoup de musiciens du monde entier et tu partageras mon message. Tu diras à tout le monde de jouer de la musique et de chanter pour exprimer vos malheurs et pour soulager vos peines. Tu diras à tout le monde de chanter pour l’espoir et l’amour. Si tu fais ça, Yiawatha, alors il y aura de l’espérance dans le cœur des hommes que tu rencontreras.
Jaha Lenna s’approcha de moi et me prit les mains. Les siennes étaient raides et rugueuses.
– Je te donne ce don et ce devoir, Yiawatha.
Il se leva et sans un mot de plus disparut dans la prairie.
Le lendemain je me suis réveillé avec une forte douleur au visage. J’avais j’impression de m’être battu et d’avoir perdu ! Les premières personnes que j’ai rencontrées dans le campement, m’ont raconté que j’avais reçu la visite du Dieu Serpent. Le Dieu qui se faufile dans nos rêves pour nous montrer notre voie. Ils m’ont dit que le Dieu Serpent m’avait laissé une trace, un serpent noir tatoué sur mon cou et mon visage. Depuis ce jour, on ne m’a plus appelé Yiawatha, mais Blacksnake.
Et Johnny Blacksnake serait mon nom « civilisé ».
Aujourd’hui, nous marchons toujours. Encore quelques jours et nous serons arrivés sur la terre où nous devrons bâtir notre nouvelle ville et notre nouvelle vie. Je sais que cette ville est maudite et que nous y vivrons parce que nous sommes les rebuts des hommes blancs. Mais maintenant, j’ai un espoir car je sais quoi faire pour y apporter la consolation.