On secoue doucement mon bras, et on me tapote énergiquement la joue. Je ne sais pas qui s’amuse à m’irriter comme ça, mais ça marche. Je tente donc de mettre le vaurien en garde, mais avec ma langue pâteuse du matin, la seule chose qui sort de ma bouche est un grognement indéchiffrable.
Grognement auquel répond un éclat de rire grave et sonore.
" Lève-toi vieux truc. ", me lance joyeusement une voix que je ne connais que trop bien. Cole. En y réfléchissant, c’est bien son style de m’agacer dès le matin. Et que dire quand je l’entends préciser : " Lève-toi ou j’te jette à l’eau. "
Cet idiot le ferait pour de vrai ! Aussi, je me résigne en maugréant.
-J’vais t’flinguer. "
Après avoir paresseusement abattu ma main sur mon visage pour le frictionner vigoureusement, je trouve enfin l’énergie d’ouvrir les yeux et de me redresser. Alors que j’avais dans l’idée de le tuer des yeux pour commencer cette journée pourrie, je me fige littéralement en rencontrant son visage paré d’un radieux sourire.
" Nom de… "
Et le v’là qui éclate à nouveau de rire ! Mais cette fois il ne se retiens nullement et s’étale sur le sol, secouer par les soubresauts d’un fou-rire visiblement incontrôlé et incontrôlable.
-Ah purée !, parvient-il cependant à dire entre deux gloussement. Tu verrais la tête que tu tires !
Il se fiche de moi là, y’a pas d’autres explications possibles ! Oui c’est ça, il ne doit pas bien saisir ce qui ne fait titrer cette tête justement.
-Sombre idiot !, je m’emporte en me redressant sur mes genoux comme un ressort. Tu… Tu as vu tes oreilles ou quoi ?! Et… Tes cheveux !
Décidément, impossible de l’arrêter une fois qu’il est lancé ma parole ! Le mec a des oreilles en pointes et des cheveux dont le roux a viré au rouge sang, et lui, tout ce qu’il trouve à faire c’est se bidonner ?!
-Difficile d’avoir un visuel sur mes oreilles, tu ne penses pas ? En revanche…, me répond-t-il en se rasseyant tant bien que mal et en s’essuyant une larme au coin de l'œil. Pour mes cheveux j’avais remarqué. La question est : d’après toi comment il a pu me venir à l’esprit d’y jeter un œil ?
Hein ?! C’est quoi cette question encore ? J’en sais rien moi, il l’a sans doute fait par hasard en s'arrachant une mèche et... Non, Isaac les gens normalement constitués ne font pas ça par hasard., me répond ma raison. Je ne sais pas ce qu’elle insinue par " les gens normalement constitués " mais je m’en occuperais plus tard.
Je me reconcentre donc sur mon comparse à l’expression toujours à la limite de l’hilarité, et dont les yeux débordants de malice me font dire que je suis sur le point de tomber dans un traquenard gros comme une maison.
Eh mais… C’est évident, merde !
Je m’accroupie pour me mettre de nouveau à sa hauteur et agrippe ses épaules, fébrile : calme en apparence mais intérieurement au bord de l’explosion nucléaire.
-Ne me… Dis pas que mes cheveux sont devenus rouges.
-Tes cheveux ne sont pas rouges., réplique-t-il du tac-au-tac.
Le soupir de soulagement que je pousse est tel que j’ai l’impression de sentir le débit sanguin dans mes veines clairement ralentir.
-Bien. Alors quelle couleur ?, je demande le visage donnant l’impression que j’attends la survenue d’un impact imminent.
-Aucune.
-Hein ? Comment ça " aucune " ?, je répète après un blanc complètement ahuri.
-" Aucune " comme " aucune " ", répond Cole comme si c’était l’évidence même.
Et en effet, ça l’est quand on y pense bien. Parce que quand j’ai voulu jeter moi-même un coup d’œil, je me suis arraché un cheveu et… il était blanc.
Je me suis instantanément étalé sur le sable les mains sur le visage, incapable de supporter le poids de cet épouvantable constat.
Quoi ? Vous trouvez ça superficiel ? Je ne suis pas superficiel. Je m’en fiche de ne pas porter de vêtements de marque, contrairement à certains (c’est-à-dire le grand dadais qui se bidonne à nouveau à mes dépends). Je m’en fiche même, s’ils ne sont pas assortis, à la mode ou même s’ils rendent bien sur moi.
Mais mes cheveux ? Plutôt mourir noyé que de me présenter à qui que ce soit avec ça sur le crâne. Pensant que la situation ne pourrait être pire, je décide de tâter mes oreilles histoire d’être fixé… Des pointes. Génial, vraiment génial.
Une main tendue m’empêche de me noyer dans l’abattement.
"Allez, au moins on est habillé cette fois, petit farfadet."
Je l’aurais bien appelé "Roi des Elfes" en retour, mais les mots refusent de franchir mes lèvres. Il est debout face à moi qui suis couché sur le dos, alors de là où je suis j’ai une vue imprenable sur… Mais comment diable ai-je fait pour passer à côté !
J’attrape sa main et comme je m’y attendais, il me relève prestement. Je ne peux m’empêcher de fixer ce qui ne parait maintenant inratable : sur son torse, une cicatrice s’étire en étoile, en plein milieu et sur l’intégralité de son pectoral gauche. On dirait un impact, comme s’il avait été frappé par…
Le roulement du tonnerre vrille alors mes oreilles et par flashs, se rappellent à moi la foudre, les flammes et le déluge qui se sont abattus sur nous. Je titube légèrement, pris de bouffées de chaleur et de vertiges, alors que mon cerveau semble pulser comme un deuxième cœur dans ma boîte crânienne.
Cole presse fermement sa main sur mon épaule, comme pour m’ancrer au sol.
" Isaac, ça va ?
L’inquiétude dans sa voix est palpable, mais mon mal de crâne et les vertiges sont partis presque aussi vite qu’ils sont venus.
-Oui., réponds-je tout bas, pensif et essayant de remettre dans l’ordre tous ces souvenirs qui me sont revenus d’un coup en pleine face, comme si j’avais mis la tête dans un volcan et que celui-ci était rentré en éruption. C’est juste… Ta cicatrice. Tu l’avais remarqué aussi ?
-Ouais…, répond-t-il sur le même ton que moi. T’as… T’en a une aussi.
-N-Non., démens-je catégoriquement.
Mais avant que je puisse dire quoi que ce soit d’autre pour lui assurer qu’il se trompe, que je n’ai rien, que tout va bien, que JE vais bien. Avant que je puisse dire tout ça il m’approche un peu plus de lui, me prenant par la taille. Nous sommes maintenant tellement proches que mon nez en toucherait presque son torse. Sans délier ses yeux des miens, je le sens qui fait courir sa main sur mon épaule gauche.
Et quand il passe entre mes omoplates pour descendre le long de ma colonne vertébrale, là, je sens distinctement le sillon qu’il retrace du bout de ses doigts. Il ne fait que m’effleurer, mais même l’air qui passe dans son sillage provoque des frissons sur mon épiderme.
Pendant quelques secondes c’est… Agréable. Mais bien vite la surcharge sensorielle que me fait ressentir mon épiderme, devenu hypersensible à cet endroit, devient insupportable.
-Stop !, je m’exclame en le repoussant un peu durement. Stop.
-Douloureux ?, s’enquiert Cole alors que j’ai baissé le regard, gêné pour une raison que je ne saurais m'expliquer.
-Euh… Hypersensible donc dérangeant pour l’instant.
Je grimace alors que de désagréables frissons parcourent encore mon échine. En relevant la tête vers lui, je remarque son air compréhensif. Apparemment un contact à cet endroit-là est aussi dérangeant pour lui que ça l’est pour moi.
-Nous sommes d’accord."
Sans quitter sa cicatrice des yeux je repense à la mienne. Je me souviens parfaitement de comment je me la suis faite, et si c'était à refaire je le referais sans hésiter. En revanche…
"Ne refais plus jamais ça., me mets en garde Cole, me coupant par là-même de l'impossible constat que je viens de faire. Jamais. C'est compris ?
Il semble avoir suivit le cours de mes pensées, et elles n'ont pas l'air de lui avoir plu. Pas du tout.
-Euh… répons-je, interloqué. Non. Autant de fois qu'il sera nécessaire de le faire, je le ferais. Je te sauverai la vie. (Sans le laisser me contredire, je poursuis) Pour les simples et bonnes raisons que c'est ce que les amis font les uns pour les autres et que c'est on ne peut plus gratifiant.
-Tu aurais pu mourir imbécile !, il s'énerve en me secouant comme un prunier.
-Et si je n'avais pas bougé, TU serrais mort pétrifié d'effroi et calciné. Même une andouille comme toi, qui ne sais pas dire "merci" ne mérite pas de finir en feu de joie. Et… (Je cogne mon front contre le sien dans un geste de défi.) Ose me dire que tu n'en aurais pas fait de même pour moi ?
Après un silence pendant lequel on s'affronte du regard, il recule un peu penaud en frottant nerveusement sa nuque.
-Euh… Ouais. Merci.
-Je t'en prie. D'autant plus que toi, tu ne m'as toujours pas dit du sortait TA cicatrice sur le torse.
-Bah… Tu pissais le sang et t'étais tout blanc et…, me raconte-t-il après un long soupir. Je suis sorti de la grotte. (A la seconde ou j'ai entendu ces mots, il m'a fallu toute la volonté du monde pour ne pas lui hurler sa folie.) J'avais à peine fait trois et j'ai vu un flash… Et trou noir.
Je m'en doutais. C'est d'une logique transcendante quand on prend en compte la nuit d'hier et la forme très particulière de sa cicatrice…
-Impossible…, dis-je dans un murmure ébranlé en m'éloignant lentement de lui alors qu'une autre constatation me pète au visage. Ça c'est totalement impossible. Les hommes invisibles, les animaux qui grossissent à chaque coup, les gens qui se régénèrent tout seuls, ok. Mais ça ? C'est non ! Nein ! Niet ! Ni possible ni même concevable !"
L'expression interrogatrice de Cole me fait comprendre qu'il n'a absolument aucune idée d'où est le problème. Ce qui achève de me faire exploser.
"Foudroyé Cole ! Tu as été foudroyé et moi je me suis fait écorché vif par une branche d'arbre incandescente, avant de quasiment me vider de mon sang. Y'a rien qui t'choque ?!
Sur mes derniers mots ses yeux s'écarquillent et sa bouche forme un "O" de stupeur.
-On aurait dû mourir.
-Et pourtant on ne l'est pas ! Tout ce qu'on a récolté c'est des cicatrices, des oreilles pointues et des couleurs de cheveux ridicules."
Je reprends précipitamment mon souffle en me rendant compte que je crie depuis tout à l'heure et que le manque d'air est la seule raison pour laquelle ma dernière phrase a été presque inaudible.
"Isaac détends-toi.", me dit mon ami en m'attrapant à nouveau par les épaules, mais bien plus doucement cette fois.
"Tu sais bien que s'énerver ça ne sert à rien ici hein." Poursuit-il en cherchant mon regard alors que je me borne à fuir le sien. (Devant mon refus insistant il finit par me l'ordonner.) Tu sais ?
-Je veux sortir de là., je me contente de répliquer en soupirant, détournant à nouveau le regard et ramenant mes bras sur mon torse. On devrait retourner là où tu as fait cette… Mauvaise rencontre. C'est sans doute en cherchant par là qu'on aura le plus de chance.
Sa poigne se fait plus ferme sur mes épaules. Forcément ça ne lui plait pas.
-J'ai déjà fouillé là-bas.
-Je sais bien et je n'ai ni l'envie ni l'énergie de remettre ta parole en doute. Mais ces types sont bien arrivés de quelque part. Si on ne trouve pas de sortie en soit, on trouvera peut-être des traces qui pourront nous y conduire., j'explique sans réelle conviction. En espérant que la tempête n'a pas balayé toutes les traces…"
Devant son absence de réponse, et en constatant l'intense bataille intérieure dans laquelle il est plongée, je prends le risque d'ajouter : "Et puis comme ça, on verra bien s'il est mort. Moi je parie que non."
Cette dernière remarque le sort de ses réflexions tourmentées et quand nos regards se croisent à nouveau, je peux indéniablement voir que la plaie qui s'est ouverte dans son âme ce jour maudit, est loin de s'être refermée. Alors, je me contente de prendre sa main et de l'entraîner à ma suite.
Nous arrivons après quelque chose comme une demi-heure de marche, et c'est sans surprise que nous constatons que la tempête a, là aussi, tout ravagé. Etant donné la tête ahurie de Cole, la zone est totalement méconnaissable.
"Il n'y a rien., dis-je à l'adresse de mon ami. Ni corps ni ossements.
-Ouais., soupire-t-il. On n'est pas plus avancés."
On marche au hasard aux alentours tout en se parlant, pour voir si on ne trouve vraiment aucune trace du malade qui l'a attaqué quand soudain, Cole m'appelle d'entre les arbres, quelques mètres plus loin.
En le rejoignant, je me dis que je devrais songer à me coudre les lèvres, puisque visiblement mon carma prend, ces temps-ci un malin plaisir à me contredire. Je vous laisse donc imaginer mon incompréhension en arrivant à ces côtés.
"Tu m'as fait venir pour me montrer encore du vide ?, je lui demande en croisant les bras. Ce à quoi il me répond par une tape sur la tête et un air un peu agacé.
-Les arbres Isaac, regarde bien.
Les arbres ? Ils n'ont rien de particuliers je trouve : des touffes vertes au sommet de troncs noueux et… Je fronce les sourcils en me rendant compte qu'en réalité, les troncs des arbres ne sont pas "noueux", ils sont carrément tordus. Et vous savez quoi ? On dirait qu'ils se sont écartés les uns des autres pour nous dévoiler un chemin.
Un chemin qui nous est servi sur un plateau d'argent alors que ça fait des semaines qu'on se les brises à le chercher. UN PUTAIN de chemin est devant nous, avec de chaque côté des arbres qui nous font un genre de haie d'honneur, comme si la forêt nous indiquait bien gentiment la sortie après s'être bien amusée avec nous.
-Si tu me dis que ce chemin n'était pas là quand tu as fouillé cette zone, je mets le feu à cette forêt de m…
-Bon alors j'te l'dirais pas., me coupe-t-il, une pointe d'amusement dans la voix, en passant son bras derrière mes épaules pour nous entrainer peut-être hors de cette fichue forêt.
Mais j'ai l'impression que quelque chose cloche, ce chemin qui sort de nulle part et nous déroule presque littéralement le tapis rouge c'est…
Tout se passe alors extrêmement vite, à peine avons-nous fait notre cinquième pas dans l'allée d'arbres qu'un flash jaune vif nous aveugle seulement le temps d'un battement de cil, et je m'écroule sur le sol. Comme si toute liberté de mouvement m'avait été ôtée, je me retrouve à terre, figé dans mon mouvement avec l'oppressante impression d'être ligoté des pieds à la tête.
Dans le même temps, j'entens Cole crier mon nom. Je tente désespérément de le trouver du regard, mais ma tête figée ne me permet que de voir droit devant moi. C'est alors que j'entends le son de leurs vêtements amples, alors que leurs silhouettes se dessine progressivement entre les arbres.
Ils sont deux. Deux hommes entièrement couverts de longs chaperons noirs, m'empêchant de voir leurs corps ou leurs visages. Je ne sais pas qui ils sont mais cette image d'eux me suffit à comprendre que c'est eux que Cole a rencontré dans la forêt hier… Et qu'ils nous ont tendu un foutu gêt-à-pend !
C'est alors que l'un d'eux lève une main gantée quelque part au-dessus de moi et que j'entends Cole s'écrouler juste derrière moi. Je tente de crier, du plus fort que je peux pour savoir ce qui lui arrive, ce que l'homme lui a fait ! Mais pas un sn ne sort de ma bouche. Le deuxième homme, que je n'ai pas vu s'approcher dans ma panique, se tient maintenant devant moi sa main levée au-dessus de ma tête. Même à cette distance, sa tête reste hors de ma vue, cachée sous son chaperon. De sa main en revanche, se mettent à jaillir des étincelles jaunes fluorescentes. J'ai à peine le temps de me dire que je me suis assez évanoui pour sept vies, que je suis littéralement frappé par le sommeil.