La contemplant s’éloigner, le regard captivé par ses courbes harmonieuses, je ressentis alors peu à peu une singulière impression de claustration qui alla en s’intensifiant à mesure qu’un voile vint, telle une opaque nuée, recouvrir mon champs de vision. Et lorsqu’aux frontières de sa gracieuse silhouette, cet obscur brouillard cessa sa progression, plongé dans un isolement total, la vue affûtée comme celle d’un oiseau de proie, je me mis à l’observer avec une intensité telle que j’en oubliai presque que j’existais. Prisonnier d’une enclave sur laquelle le temps semblait n’avoir d’emprise, je me délectai alors de chacune des ondulations et des postures de son corps de muse.
Ce n’est que lorsque Marwan revint à notre table en annonçant nos plats que cette douce et profonde langueur me quitta. Mon regard, comme hameçonné par sa captivante beauté, s’en détacha alors et reprenant aussitôt toute ses largesses, l’esprit troublé, je m’étonnai de constater que la terrasse était dorénavant bondée.
« … Je devine que tu as pu apprécier les effets de l’Acuidad. Prononça Erïka en revenant s’asseoir à ma table. « Comment as-tu trouvé l’expérience ? »
« Fascinante ! J’ai comme eu l’impression d’appréhender la réalité du monde de la manière la plus limpide qui soit et de pouvoir la savourer jusqu’au moindre pixel. »
« La savourer jusqu’au moindre pixel dis-tu… C’est une métaphore intéressante, bien que ses effets ne se limitent pas au seul sens de la vue, ni au monde sensible d’ailleurs. En te focalisant davantage, tu parviendras à apprécier des détails moins formels, ou plus subtils, propres au domaine du ressenti. Mais je t’invite à ne pas t’y enfoncer trop profondément au risque de t’égarer pour un temps, …ou pour toujours. Ce qui m’amène au dernier point, à savoir qu’avec un léger effort de concentration il est possible d’en contrôler l’intensité, effort que je t’invite vivement à fournir si tu ne veux pas passer pour un parfait attardé auprès de mes convives. Si tu avais vu ta tête à l’instant… M’entailla-t-elle en se saisissant d’une asperge dans laquelle elle croqua avec l’élégance d’une reine.
Nous mangeâmes sans échanger un seul mot. Plus d’une fois, tandis que je me risquai à la contempler, je ressentis cette singulière sensation de claustration m’enrober. Mais l’image de mon visage hébété suscitée par sa remarque acérée demeura en moi suffisamment claire pour que je ne consente à laisser s’installer l’obscur brouillard qui présageait sur mes sens l’emprise de cette extrême acuité.
Alors que le bruit ambiant se faisait de plus en plus retentissant, j’aperçus soudain Marwan surgir d’entre un petit groupe de clients. Se précipitant à notre table, il vint se placer derrière Erïka et, se courbant d’un seul élan jusqu’à hauteur de ses tempes, s’empressa de lui transmettre un message.
Il dut s’agir de quelque chose d’important car, son plat à moitié entamé, d’un geste bref, elle passa sa serviette sur le bout de ses lèvres puis se leva sans même me considérer. Passant à mes côtés, le regard rehaussé, elle me souhaita toutefois de profiter de la soirée et, tandis que je voulus l’interroger sur ce qui la pressait, dos tourné, avant de s’en aller, m’intima de ne surtout pas consommer les boissons que ses serveurs pourraient me proposer.
« Pourquoi cela ? » La questionnai-je en me retournant précipitamment.
« Observe et tu comprendras… » Me répondit-elle en s’engouffrant parmi sa clientèle. Désarçonné tout autant qu’intrigué, souhaitant comprendre ce qu’il se tramait, je la poursuivis du regard et n’opposai cette fois-ci aucune résistance lorsque vint m’envelopper l’obscur brouillard.
Mais confronté à une telle agitation, je dus presqu’instamment lutter pour ne pas la quitter des yeux et, ne parvenant bientôt plus à canaliser mon attention, l’esprit comme enivré par tout un flot d’informations, je finis par lâcher prise et m’abandonnai alors à cette submergeante animation.