Sang de dragon

Par MariKy

Elle était assise au rebord d’une immense fenêtre et observait à l’horizon le tonnerre qui grondait dans le ciel obscurci par l’orage. Elle voyait à travers les larges vitres le dessin d’une falaise de roche noire, éclaboussée par les déferlantes de la mer agitée. Elle entendait le hurlement du vent, qui ravivait en elle le souvenir d’un rêve. Un rêve d’orage et de falaise.

Alors, elle se penchait vers le chevalet devant elle, s’emparait d’un pinceau, et traçait d’une main agile les remous gris de la tempête. Sous sa main, le ciel d’orage se retrouvait figé dans le temps. Elle dessinait un éclair qui déchirait le ciel, le déchaînement des flots sombres sur la falaise à pic. Puis, elle changea de pinceau pour une mèche plus fine, et resta en suspens au-dessus des couleurs.

Elle releva les yeux vers la vitre mais, plutôt que d’observer le paysage au-dehors, se focalisa sur son propre reflet dans le verre. Elle plongea dans ses pupilles, noires et étincelantes, ses yeux en amande, la ligne de sa mâchoire. Elle suivit des yeux le contour de son visage, ses longs cheveux d’un noir de jais qui s’écoulaient sur ses épaules et sa gorge laissés dénudés par la robe. Le satin violet du corset faisait ressortir la profondeur de ses cheveux, dessinait les contours de son buste. Sa jupe retombait en une dizaine de plis sur la pierre noire du mur. Tout était si sombre. Les pierres grises du château, le violet de ses robes, le bleu profond du ciel de tempête.

Après réflexion, elle posa la pointe de son pinceau sur la toile pour dessiner son propre corps au bord de la falaise. Elle traça ses cheveux à l’encre noire, les laissa flotter dans le vent et la pluie. Comme dans ce rêve… Elle observa un instant le ciel figé de sa peinture, hésitante. Puis, elle dessina la silhouette noire d’un dragon qui se détachait dans le flamboiement d’un éclair.

 

Le grondement qui résonnait dans les tunnels tira Windane de son souvenir. Était-ce le tonnerre de son rêve ? Elle ouvrit des yeux et ne reconnut pas les lieux. Où était passé le château, et sa fenêtre ? Où étaient la falaise et le ciel d’orage ? Il n’y avait que des murs empreints de mousse, des chaînes de métal sur ses bras, et une Rochelave éblouissante pour éclairer le cachot d’une lumière de sang. Ni fenêtre, ni chevalet. D’où avait-elle tiré ces images ? Windane n’avait jamais vécu dans un château. Elle n’avait jamais porté de robe de satin violet, et n’avait jamais su peindre comme dans son rêve. Pourtant, elle avait vu son reflet dans la fenêtre, elle avait reconnu la falaise et elle savait, au plus profond, que ce n’était pas un simple rêve.

Un soupir échappa de ses lèvres tandis qu’elle se redressait, appuyant son dos contre la fraîcheur humide du mur pour chasser les images. Tout son corps était engourdi, et sa tête si lourde contre les pierres… Jusqu’au moment où le cri gronda à nouveau, quelque part au-dessus des cachots, propageant ses vibrations jusque dans le crâne de Windane.

Alors, le feu hurla dans son sang.

Elle écarquilla les yeux, semblant se réveiller vraiment pour la première fois. Le brouillard de son esprit s’était levé d’un coup et sa fièvre s’était changée en autre chose. Une pulsation électrique, un battement furieux dans ses veines. Le feu ne hurlait pas de colère, il ne pleurait pas de douleur. Il chantait, il jubilait, il exaltait. Car ce rugissement, il l’avait reconnu. Windane ferma les yeux pour oublier la lueur écarlate de la Rochelave, et se concentra sur le bruit qui l’avait tirée des songes. Là ! La magie n’avait eu aucun mal à le trouver, car sa présence était comme un écho de sa propre énergie. Il l’avait repérée, lui aussi. Peu importait la distance, peu importaient les murs, peu importaient les légendes. Ils s’étaient reconnus, car ils étaient faits de la même force, de la même matière, du même sang. Hosgen avait raison, Windane le comprenait brusquement.

Sang de dragon !

Elle leva les yeux vers cette salle, quelques mètres plus haut, qui renfermait l’un des siens. Son cœur cognait dans sa poitrine, brisant les derniers interdits. On lui avait enseigné qu’ils étaient des monstres. On l’avait punie pour avoir seulement prononcé leur nom, mais la magie n’avait que faire de leurs croyances. Les dragons étaient ses frères, et elle leur appartenait. L’image s’imposait dans ses pensées, cette image qui avait si souvent hanté ses nuits. Quatre pattes puissantes, des ailes immenses pour fendre le ciel, une queue tranchante comme l’acier. Windane devinait un cou épais, un museau d’où pointaient des canines acérées, des yeux fendus d’une pupille allongée et une parure d’écailles aux reflets de nuit. Que n’aurait-elle donné pour le voir vraiment ! Si seulement… Nayhidan lui avait prouvé que c’était possible. S’il avait pu partager ses yeux, alors elle pouvait en faire autant. Il suffisait de se rappeler l’incantation.

Les poisons d’Hosgen ayant brisé les remparts de sa mémoire, elle n’eut aucun mal à remonter le fil de ses souvenirs. Le paysage se forma presque aussitôt dans son esprit : la forêt au bord du fleuve, la terre changée en marécage, cette brume noire qui recouvrait le sol. Les yeux rouges surgirent en même temps que les cris hypnotiques, puis le souvenir raviva la douleur de ses épaules tandis que le mangeur d’âme de ses pensées plantait ses griffes dans sa chair. C’était à ce moment, quand son souffle se perdait, quand les yeux écarlates engloutissaient son âme, c’était là qu’il lui était apparu. Nayhidan chantait sous une lumière nacrée.

— Jael zhela anokon, souffla Windane.

Une vague d’énergie souleva son corps quand le feu reconnut l’incantation. Alors elle répéta les mots et leur sens, soudain, lui sembla évident.

— Jael zhela anokon, le même sang nous unit.

Sa voix chanta de nouveau, ses lèvres répétèrent les paroles au rythme de son pouls. Son cœur se réchauffait, attisant quelques braises dans sa poitrine, réveillant cette chaleur qui lui avait manqué. La Rochelave scintillait de plus belle mais Windane continua, encore et encore, jusqu’à tenir au creux de son âme assez de souffle pour la porter vers lui. Alors la magie effaça les barreaux de sa cage.

 

Lorsqu’elle vit à nouveau, Hosgen était à deux pas d’elle et lui tournait le dos. Elle eut un mouvement de recul mais fut retenue par des chaînes qui entouraient ses jambes. Ce fut ainsi que Windane se rendit compte qu’elle ne possédait pas deux jambes, mais quatre membres larges et puissants, et une paire d’ailes écrasées contre ses côtes. Elle n’était plus dans son corps, et elle n’était plus seule. Chacun des muscles était sien, chaque souffle était sien, soulevant un poitrail qui aurait pu la contenir toute entière. La douleur, également, était sienne : ces ailes écrasées par de lourdes chaînes, cette mâchoire enserrée dans une muselière d’acier, ce collier de métal pour étrangler sa gorge. Elle ressentait tout son être et, plus que tout, elle le ressentait, lui.

Danakan.

Le dragon n’avait besoin d’aucun mot pour lui parler, pas tant qu’elle partageait son corps et son esprit. Danakan venait des Terres du Nord, dans cette jungle lointaine où aucun homme d’Ayjaell ne pouvait s’aventurer. Mais Danakan était jeune et imprudent. Sa curiosité l’avait mené trop loin au Sud, trop près de ceux qui le chassaient. Les hommes d’Hosgen avaient utilisé leurs armes pourpres pour l’affaiblir et ni ses crocs, ni le tranchant de sa queue n’avaient permis de le libérer de leur piège. Les pierres écarlates l’avaient rongé jusqu’à le transformer en bête inerte. Et le feu ? Windane devinait les braises qui tournoyaient dans sa poitrine, trop dispersées et trop faibles pour s’embraser. Danakan n’était qu’un enfant aux yeux des siens. Il n’avait pas encore la force de libérer les flammes.

— As-tu enfin compris que tu ne pouvais t’échapper ? lança Hosgen en faisant un pas vers eux.

Son masque d’argent était teinté de reflets pourpres tandis qu’il brandissait une lame scintillante vers le cou du dragon. Alors, un incendie tel que Windane n’avait jamais connu s’empara de ses veines. C’était un poison acide qui la rongeait de l’intérieur, qui enflammait sa chair, qui brisait son esprit. Windane poussa un cri qui s’échappa en rugissement de la gueule du dragon. Jamais elle n’avait connu pareille douleur. C’était… C’était la magie elle-même qui se retournait contre sa chair pour la dévorer.

— Tu te décides finalement à implorer ma pitié ?

De sa main si pâle, d’apparence si faible et ridée, il lacéra la peau. Son geste, si lent et cruel fut-il, n’était pas dénué de force, et la plaie ouvrit un brasier dans la chair du dragon à chaque écaille brisée par la Rochelave.

— Je n’ai que faire de tes plaintes.

Le Fondateur baissa les yeux sur le filet de sang qui coulait en fumant sur les écailles. Un nuage de vapeur s’éleva de la pierre quand il s’y écrasa en grésillant. Windane hurla de douleur, provoquant un gémissement aigu dans la gueule du dragon. Que se passait-il ? Même avec des talismans enfoncés dans les poignets, elle n’avait jamais connu pareille souffrance. C’était insupportable, au-delà de toute pensée. L’effet de la Rochelave sur Danakan n’avait rien de comparable à celui qu’il avait sur elle.

Ta magie est plus puissante que le Sang Pourpre. Tu as la force de le combattre.

C’était la voix de Danakan. Comment parvenait-il même à penser malgré la douleur ?

Mais nous sommes du même sang ! De la même magie ! s’efforça-t-elle de lui répondre.

Je suis Sang de Dragon, mais tu es jael na win… Sang de Feu.

Windane cherchait à comprendre, mais la douleur était trop grande et anéantissait toute réflexion. Le sang s’écoulait de la gorge de Danakan. Il ruisselait sur le sol dans un sillon qui l’emportait jusqu’au bord de la stèle. Là, il se déversa en fumant dans un bassin. Quand le fond fut recouvert du liquide brûlant, Hosgen se tourna vers le bureau installé derrière lui. Il s’empara d’une coupe en or, qu’il glissa sous la fontaine pour recueillir le sang.

— Je devrais te remercier, en vérité, reprit Hosgen en admirant le contenu de sa coupe. Ton lent sacrifice ne sera pas vain…

Il exhiba de sa main libre un flacon de verre rempli d’un liquide noir.

— Tu seras l’outil de ma victoire ! annonça-t-il en laissant tomber une goutte du poison dans la coupe.

Aussitôt, le sang de Danakan fut aspiré par la perle noire qui l’absorba et se mêla jusqu’à former une bille sombre, au rouge profond. Elle coagula presque aussitôt, changeant le liquide en solide pour revêtir sa forme finale : une perle ronde et lisse, d’une couleur pourpre à envoûter le regard. Hosgen la saisit entre ses doigts grisés pour la dresser devant lui. Elle se mit à luire plus encore que la pierre incrustée dans sa paume.

— La Rochelave la plus pure ! s’exclama-t-il.

Il se tourna vers Danakan et brandit le talisman. Aussitôt, un éclair rouge inonda la pièce. Sa puissance percuta Windane comme une vague de lave, arrachant son âme au corps du dragon.

 

Elle rouvrit les yeux en suffoquant dans les cachots, retrouvant le froid de sa chair. La douleur retombait, la magie s’effaçait pour laisser place au vide. Ses muscles étaient faibles, son corps meurtri et fiévreux, mais la brûlure l’avait quittée. Comment avait-elle pu seulement se plaindre avant ce jour ? Elle parvint à soulever son bras malgré l’entrave des chaînes qui pesaient sur ses muscles et tendit la main vers la Rochelave qui s’incrustait dans son poignet avec un grésillement incandescent. Elle la frôla du bout des doigts, serrant la mâchoire pour surmonter la douleur.

Ta magie est plus puissante que le Sang Pourpre.

Qu’avait-il voulu dire par là ? Le contact des talismans avait creusé un trou dans sa peau, le sang suintait tout autour, la brûlure ne la quittait plus. Et pourtant… Pourtant, la Rochelave n’agissait pas sur elle comme elle l’aurait dû. La Rochelave ne brûlait pas la peau de Danakan, la Rochelave ne volait pas la magie de Danakan. Dans le corps du dragon, Windane avait ressenti une autre sorte de brûlure : un brasier dévorant dans ses veines, comme si la magie s’était intensifiée pour la ronger de l’intérieur. Et aucune magie, aucune lame, aucune volonté n’avait jamais pu convaincre le feu de la laisser se blesser. Non. Le feu de Windane, lui, refusait de se laisser corrompre.

Elle sentit son pouls s’emballer devant cette découverte et, presque aussitôt, l’éclat des talismans s’intensifia. La lumière en devenait presque éblouissante. Windane refusa de fermer les paupières, concentrant son regard sur le rubis incrusté dans son bras. Il ne rayonnait pas en continu. À bien y regarder, elle devinait un rythme. Une pulsation régulière, comme un battement de cœur. Son cœur.

Tu as la force de le combattre.

La Rochelave ne cherchait pas à corrompre sa magie. C’était sa magie qui cherchait à corrompre la Rochelave. Les pierres de sang l’avalaient avec avidité, absorbant chaque miette de son pouvoir pour mieux le retourner contre elle. Et il y parvenait en partie… Mais elle pouvait lutter, contrairement aux dragons.

Sur son poignet, ce n’était plus une amulette ou un rubis : c’était un fantôme à l’agonie. Lequel d’entre eux avait donné sa vie pour créer cette pierre ? Combien d’entre eux Hosgen avait-il vidé de leur sang pour ces roches suspendues au plafond ? Un frémissement douloureux remonta dans son ventre, comme ce premier jour où Lyron lui avait tendu le collier. Depuis le début, le feu avait perçu le sacrifice caché derrière ces talismans. Windane se laissa gagner par la brûlure, cherchant dans la douleur le souvenir des morts. L’âme des dragons continuait de souffrir à l’intérieur du sang. En se concentrant, elle parvenait presque à voir leur image. Elle devinait ici un nez allongé, là des yeux cristallins. Chaque Rochelave était hantée par l’un des siens. Alors, elle comprit ce que Nayhidan avait voulu dire.

Ne crains pas la magie. Ne crains pas les flammes. Elles sont notre espoir…

— Elles libéreront les âmes prisonnières, souffla Windane.

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