Retour au Parc

Avec sa casquette de base-ball vissée à l'envers sur son crâne, ses tennis délacées, sa sacoche en bandoulière, ses lunettes de soleil jaunes polarisées et sa démarche nonchalante, le Collectionneur passerait presque pour un Béat insouciant.

Presque ? Ce n'est pas assez pour un homme prudent comme lui. Pour mieux se fondre dans le troupeau, il sent obligé de baisser la tête à chaque fois qu'il croise d'autres personnes.

Ce réflexe s'avère pourtant inutile à la longue : son nouvel accoutrement de consommateur grégaire semble faire des merveilles pour garantir son anonymat ! Jusqu'à ce jour, le chasseur n'avait jamais songé que sa tenue vestimentaire habituelle, d'une banalité suspecte – blouson beige, pantalon en velours côtelé, chaussures en daim – trahissait sans aucun doute sa véritable nature de Prédateur.

La normalité, à présent, c'est la mode. La mode, c'est l'exception. Donc la normalité, c'est l'exception. Quelle foutaise ! Avec ce raisonnement aussi bancal que lapidaire, le Collectionneur pense mettre le doigt sur le problème fondamental des Béats : leur vie n'est qu'une somme de contradictions dont ils ne sont même pas conscients. Tant qu'ils ne verront pas la clôture qui confine leur esprit, ils ne songeront jamais à bondir par-dessus.

Trêve de philosophie. Le chasseur est en vacances, ce qui explique sa tenue. C'est encore une nouveauté pour lui. Dimanche, jours fériés, congés… le calendrier des Béats ne le concerne pas vraiment. Il s’organise à sa guise, laissant parfois s’écouler une semaine complète avant de fondre sur une Proie qu'il a repérée et patiemment étudiée… ou grillant en quelques heures son quota mensuel. Il n'a jamais ressenti le besoin de mettre ses distances avec son métier. Plus qu'un métier, c'est sa raison d'être, son essence même ! Un lion prend-il des vacances ?

Cette fois, pourtant, on ne lui a pas laissé le choix. Le Superviseur en personne lui a fortement conseillé de se reposer quelques jours Autant dire que c'était un ordre. Un retrait complet de la Prédation. Pas de Prélèvement, pas de traque de Béats suspects, rien que de la détente et du plaisir, si possible à l'écart de la foule pour ne pas être tenté d'intervenir.

*

La veille, le Collectionneur est rentré vers trois heures du matin de sa virée à la Campagne. Ses chaussures à peine enlevées, il s’est effondré tout habillé sur son canapé. Il a ensuite dormi d'une traite jusqu'à midi.

Après avoir pris une longue douche qui l'a débarrassé de la crasse logée sous ses ongles et dans ses cheveux, il a déjeuné tranquillement en écoutant de la musique classique, puis il s’est promené dans la mégalopole le restant de la journée. Sans tuer personne.

Le soir venu, incapable de garder les yeux ouverts, il s’est mis au lit beaucoup plus tôt qu’à l'accoutumée. Jamais il n'avait éprouvé une telle fatigue, une telle lassitude. Et ce matin, toujours pas au mieux de sa forme, il s’est rendu aux bureaux secrets de l’Administration pour y rencontrer le Superviseur régional.

Il a très vite perçu de l'inquiétude dans la voix de son grand chef. L’assassinat abject du Violeur du quinzième district a jeté un froid sur tous les Prédateurs de la Ville. « Le meurtrier renégat court toujours. La Police n’a pas le temps ni les moyens de faire une enquête », déplorait le Superviseur. « L'Administration a demandé aux chasseurs de lever le pied pendant plusieurs jours, à titre exceptionnel. Les Policiers pourront ainsi se concentrer sur la recherche du criminel,  au lieu de passer leur temps à nettoyer les lieux de crimes autorisés ».

Crimes autorisés… Quelle bonne blague ! Le Collectionneur n’a jamais entendu parler de crime "non autorisé", à part celui de ses propres parents... par lui-même. Et encore, il est devenu Prédateur suite à ce carnage ! En se basant sur sa propre expérience, il en a logiquement déduit qu’un Béat meurtrier devenait naturellement chasseur. Une métamorphose, en quelque sorte : de larve insignifiante, il est devenu ce magnifique imago qui arpente la Ville et terrorise les malheureux restés coincés au stade de proies.

Il réalise maintenant qu’il sait très peu de choses à ce sujet. À part son amie Sniper, tous les Prédateurs qu'il a rencontrés gardent jalousement le secret sur leurs propres origines, à croire qu’ils veulent faire oublier leurs passés de Béats. S’ils en furent un jour... Peut-on naître Prédateur ?

Le Collectionneur essaye de se remémorer sa première rencontre avec la Police, après le quadruple meurtre. Il s'était caché entre deux meules de foin, dans un champ tout près de la grange, et…

La grange. À la simple évocation du bâtiment palpitant dans les ténèbres, et de la peur viscérale qu’il a ressentie l'avant-veille, son humeur s’assombrit d’un seul coup. Merde ! Est-il en train d'éprouver cette impression d’insécurité permanente que les Béats appellent de l'anxiété ? Ou la dépression ?

Il ne manquerait plus que ça ! Il a tout intérêt à garder ses doutes pour lui. Ce serait vu comme un signe de faiblesse par sa hiérarchie.

À moins qu'il ne soit déjà trop tard. Le Superviseur est loin d'être bête, il a forcément perçu le trouble de son subalterne. En y repensant, ses explications alambiquées au sujet de la Police qui serait débordée… ne tiennent vraiment pas la route ! Le chasseur est maintenant certain que son chef l'a placé dans une quarantaine qui ne dit pas son nom. Aucun rapport avec l'évènement du quinzième district. Sauf si…

Sauf si son abattement passager et le meurtre du Violeur sont reliés.

Au moment précis où cette extravagante idée prend forme dans son esprit, le Collectionneur sait qu’il est dans le vrai. Son intuition ne le trompe jamais : il y a un lien entre ces deux événements. À lui de découvrir ce lien, quel qu'il soit.

Remotivé par ce nouvel objectif, il décide d'aller jeter un coup d’œil à ce parc où le Violeur s'est fait refroidir. S’il ne peut pas travailler stricto sensu, rien ne lui interdit de prendre un peu d’avance, de faire de la prospection pour les semaines à venir. Son instinct de chasseur aguerri lui souffle qu’il est sur la piste d’une pièce exceptionnelle. Un Béat capable d’étrangler un Prédateur doit être tatoué de la tête aux pieds ! On appelle ça un collector dans son jargon.

Depuis qu’il exerce son métier, le Collectionneur est devenu expert en profilage de Proies (avec un grand "P", pas les proies accidentelles des autres chasseurs). Il sait ce qui les rend uniques, en dehors de leur tatouage : ce sont des Béats moins dociles que les autres, des asociaux qui n’acceptent pas l’Ordre naturel. Des moutons qui ont pris conscience de la clôture.

Pour preuve, la seule de ses Proies qui se soit vaguement défendue arborait une magnifique fresque dorsale qui valait une petite fortune au Catalogue. Le tatouage est-il la conséquence ou la cause de leur marginalité ? Le Collectionneur n’en sait rien. Il a déjà essayé d’engager la conversation avec ses victimes, mais il n’a reçu que des gémissements en guise de réponse. Des larves, définitivement.

*

Il met près d'une heure à rejoindre le fameux parc qui se trouve dans les quartiers nord de la Ville, pas très loin d’une immense zone industrielle.

Le Collectionneur n’a pas mis les pieds dans le coin depuis une vingtaine d’années. Son terrain de chasse se limite aux quartiers aisés, au centre-ville, aux zones touristiques, aux cités universitaires… Bref, des lieux propices aux intellectuels, donc aux déviants. En plus, il peut joindre l'utile à l'agréable dans ces endroits chics dotés de toutes les commodités. Tout le contraire de ces ensembles d'immeubles percés de milliers de fenêtres qu'il a maintenant sous les yeux. Des mégalithes sinistres à la gloire des urbanistes fous.

Le pire se trouve juste à côté : des maisonnettes grises alignées à l’infini, des caveaux anonymes qu’on veut faire passer pour la récompense d’une vie de labeur. Les niches des moins pauvres des pauvres, sans un jardin pour égayer les enfants, sans une façade décorée, sans allée arborée ; en deux mots : sans âme. On désigne les gens qui y vivent comme la "classe moyenne inférieure", un terme technocratique qui parle de lui-même.

Les habitants de ces quartiers ni très pauvres ni vraiment riches sont ce qu’il y a de plus proches des paysans : des êtres misérables, défaitistes, intolérants, et seulement désireux d'écraser leur voisin à défaut de pouvoir se hisser au sommet. Des parvenus à rien, qui sont revenus de tout ; des Proies que leur profond sentiment d'injustice rend moins faciles à prélever. Pas étonnant qu’un Prédateur se soit fait dégommer dans les parages !

*

Le corps sans vie du Violeur a été retrouvé hier matin dans un bac à sable, le crâne salement déformé par les coups, le visage tuméfié par la strangulation. Une fine ceinture en cuir tressé si serrée autour de son cou qu'elle a failli sectionner la carotide. La Police a mis du temps à faire la macabre découverte, pour la simple et bonne raison que les Violeurs ne tuent jamais leurs Proies. Il n’y a donc pas de corps à autopsier pour vérifier que le Prélèvement a été fait selon les Règles.

Le carré de jeux est désert. Comme on pouvait s'y attendre,  la rumeur a dû se répandre dans le voisinage. Toutefois, ceux qui la colportent sont à des lieues d'imaginer que la victime n’était pas un Béat. Il est préférable qu’ils restent dans l’ignorance. Une telle nouvelle serait un choc pour eux !

Un peu plus loin, des gamins jouent au ballon sous le soleil qui tape fort en ce milieu d’après-midi. Le Collectionneur s'adosse à un lampadaire un peu à l’écart, près d'une haie couverte de détritus, et il observe distraitement les enfants jusqu’à ce que le ballon roule à ses pieds. Un gamin vient le récupérer.

« Eh ! Toi ! » fait le chasseur en prenant un ton familier et autoritaire à la fois.

Du haut de ses huit ans ou neuf ans, le môme toise franchement l'homme affalé sur son banc.

«  Quoi ? » aboie-t-il.

Ils sont comme ça dès le plus jeune âge, déplore le chasseur, mais ils apprendront vite que ce n’est pas la meilleure façon de survivre.

« Étais-tu ici, dans le parc, avant-hier soir ? Ou bien connais-tu quelqu’un qui était dans les parages ?

– Hein ?

– Tu es sourd ? Je t’ai demandé si…

– Va te faire foutre ! »

Et le gamin s'en va rejoindre ses camarades qui s’empressent de lui demander ce que voulait ce drôle de gus, avec ses lunettes jaunes et sa tenue de vieux bourge qui se la joue rebelle.

Le Collectionneur étouffe aussi vite la colère qui monte en lui. S’énerver ne servirait à rien, ils n’en valent pas la peine. Ce ne sont que des enfants, après tout.

Il savoure la paix d’être – d'une certaine manière – redevenu un Béat. Un Béat intouchable, toutefois, sans la menace des chasseurs suspendue au-dessus de sa tête. Le meilleur des deux mondes, en somme ! Et il y a fort à parier que la Police ne sait même pas où il se trouve en ce moment, puisqu'il est en congé. Il se sent donc vraiment libre.

Il reprend ses déambulations dans les allées, en prenant bien soin d'éviter les déjections canines et les chewing-gums qui constellent le sol. Il a vite fait le tour du parc miteux. Vaguement découragé, il finit par s'asseoir sur un banc, juste devant un tourniquet couvert de rouille et de poussière. L’endroit est rassurant, chaud, doucement lumineux.

Le Collectionneur s'est fait une raison : il n’apprendra rien de plus sur le meurtre de son confrère Violeur. La personne qui a fait ça ne remettra jamais les pieds par ici, même si elle vit dans les parages. Tant mieux, finalement, car un tel individu serait capable de recommencer. Quelle pensée troublante ! C'est le monde à l'envers.

Et pourtant les faits sont là : pour commencer, un Béat a tué un Prédateur et s'est enfuit.

Ensuite, le vieux chasseur n'oublie pas qu'il s'est lui-même pissé dessus devant une grange abandonnée. La frontière entre les deux espèces n’est peut-être pas aussi nette qu'on pourrait le croire.

Enfin, pas plus tard qu'hier, un type s’est tiré une balle sous les yeux d’un Dépeceur qui lui rendait visite. On n'avait encore jamais vu un truc pareil. D’après les ragots glanés dans les bureaux de l'Administration, il s'agissait d'un écrivain amoral trop longtemps resté sous le radar.

Le Collectionneur n'aurait vu là qu'un simple fait divers... si ce n’était pas arrivé le lendemain de la mort du Violeur.

Son anxiété ne déformerait-elle pas sa vision des choses ? Les autres Prédateurs éprouvent-ils les mêmes doutes, la même impression que… que tout ceci n’a pas de sens ? Les Béats qui se laissent massacrer, les chasseurs qui courent après leurs primes, les Superviseurs qui compilent leurs statistiques pour ajuster les taux de Prélèvements… Tout paraît moins évident, dorénavant.

Les temps seraient-ils en train de changer ?

Apparemment non, si l'on en croit le tableau de chasse affichée dans le hall de l'Administration. Rien que ce matin, un Écraseur a fauché deux personnes non loin du centre-ville, et un Marteleur a été rappelé à l’ordre pour avoir eu la main un peu lourde. Si c’est le même que celui de la dernière fois, se dit le Collectionneur en ricanant, il va finir par être rendu aux Béats. Ah, il ne manquerait pour rien au monde le spectacle de ce connard lynché par …

« Pourquoi tu te marres ? Tu te fous de nous ? »

Absorbé dans ses pensées, le chasseur ne les avaient pas remarqués : quatre jeunes gens à vélo, torses nus, l’air mauvais de chiens qui ont vu le facteur.

Celui qui vient de japper est un blondinet dont le bronzage n'est sûrement pas le fruit des heures passées en classe. Les cheveux en brosse, la lippe agressive, il gonfle ouvertement ses biceps tatoués de têtes de mort. Le Collectionneur ne risque pas de confondre ces misérables dessins avec de véritables tatouages de Proies. Ces petits malins qui se prennent pour des trompe-la-mort ne le deviendront jamais si leur instinct de survie reste au même état embryonnaire.

Dans ses mauvais jours, le chasseur n’hésiterait pas à faire payer à ce lascar le prix de son arrogance. Le prix ultime. Mais aujourd’hui il est en congé. Et ce sont des gamins, pour qui les règles sont un peu plus contraignantes. Alors il se contente de hocher la tête en faisant des bulles de salive avec la bouche. Qu’ils le prennent donc pour un barjot et qu’ils déguerpissent !

« J’y crois pas !! Il se fout de notre gueule ! Espèce de fils de pute ! »

Le blondinet saute de son vélo et s’approche assez près du Collectionneur pour lui faire de l’ombre. Devant l’absence de réaction de son aîné, le garçon crache à ses pieds.

« Connard ! Tu me cherches ? Tu crois que j’ai peur de t’en coller une dans ta tronche ?

– Qu’est-ce que tu veux, gamin, finit par répondre le chasseur en ôtant ses lunettes pour les frotter sur son t-shirt.

– On m’a dit que tu faisais chier les petits. Tu s’rais pas un pédé par hasard ? Nous les pédés on les casse.

– Ah, vous les cassez ? Et si je te disais oui ? Tu m’en "collerais une dans ma tronche" ? (il parodie l’accent épais du garçon.)

– Tu me cherches, hein ? T’en veux une ?

– Tu te répètes, fiston. Vas-y, tente ta chance ou barre-toi. Je n’ai pas de temps à perdre avec une fausse couche comme toi.

– Je vais t’en coller une dans ta… !! »

Conscient de son impuissance à innover en matière d'insultes, le gamin se met à faire des moulinets de son poing. Il est visiblement plus fort en gueule qu’en actes. Un de ses compagnons intervient dans ce dialogue avec une pépite de son cru.

« Ouais, tu vas pisser le sang, bâtard ! »

S'enhardissant, le blondinet s’avance alors d’un pas. Il saisit le Collectionneur par le col pour le forcer à se mettre debout. Ce ne sera pas nécessaire : l'homme a fini de nettoyer ses lunettes. Il redresse la tête et regarde le jeune homme pour la première fois dans les yeux.

Instantanément, il y voit ce qu’il a vu des milliers de fois : la même lumière noire de désespoir, d’épouvante, de résignation qui s’allume dans le regard des Béats face à leur Destin. Le gamin se décompose en un quart de seconde et tombe à genoux. La messe est dite. Ses copains tirent une tête d’enterrement, et ce n’est pas au figuré : au mieux, ils iront bientôt aux funérailles de leur pote, au pire ils seront ses voisins de cimetière. Le Collectionneur les ignore. Il attrape le blond par la brosse et il lui relève la tête.

« Qu’est-ce qu’on disait, déjà ? Ah oui, les "petits" que j’embête ! Alors comme ça c’est toi qui les protèges, les "petits" ? Tu fais mal ton boulot, on dirait.

– Ppp-pitié… nnnon !

– Quoi ? J’entends mal. Tu te foutrais pas de moi ? Tu veux que "je t’en colle une dans ta tronche ?"

– S’il-s’il vous plaît… je peux… vous… »

Soudain, ses trois camarade sortent de leur torpeur et s’enfuient en pédalant à toute allure. Phénomène classique chez les petits groupes de Béats quand l’un d’entre eux est condamné. Ils tentent leur chance en espérant que la Police ne va pas les punir pour avoir enfreint les Règles. Bon vent ! Quant à celui qui reste... Le Collectionneur le décapiterait bien, histoire de déposer sa tête au centre du tourniquet, mais au fond de lui ça ne le tente pas. Ce gosse mérite un peu plus de vivre que les autres Béats dociles.

«  Je peux vous dire des trucs, reprend le blondinet devant l'étonnante passivité de son bourreau.

– Quels trucs ?

– Ce que vous avez demandé aux petits… si quelqu’un est venu, enfin, vous savez …

– Oui ? Ça m’intéresse, en effet. Si tes infos valent quelque chose, eh bien… je te laisse en vie… et je ne t’enlève pas tes tatouages merdiques au rasoir… »

À l’idée que ce chasseur qui tient sa vie entre ses mains est un Collectionneur, une espèce discrète mais terriblement efficace, le garçon se met à parler à toute vitesse.

« Hier… le type qu’est mort… parait qu’il a été descendu par un chasseur… c’est ce qu’ils racontent, à la cité… mais je sais que c’est pas vrai… Y avait une pétasse, le soir d’avant, je l’ai suivie à vélo, elle m’a envoyé chier, je l’ai quand même suivie un peu plus et j’ai vu qu’elle allait au parc… J’ai filé directement au bac à sable, c’est mon coin à meufs… mais y avait déjà quelqu’un… il puait le Préd'… le pointeur… enfin, c’était un…

– Un Violeur. Continue !

– Je m'suis cassé vite fait… Je m’suis dit que la pétasse allait morfler ou crever ce soir… Ça m’a fait tout bizarre… J’ai pensé à la prévenir mais j’avais peur… Et hier matin, y avait toutes ces bagnoles de Police. Des gosses ont vu le gars mort, un gros costaud la gueule dans le sable, alors j’ai compris aussitôt…

– Elle était comment ? La femme ? »

Le garçon cligne des yeux, comme s’il ne réalisait pas encore qu’il allait peut-être survivre.

« Une Latina. Ouais, c’est ça. Brune. Grosse tignasse, gros nichons, bien roulée, de ma taille… avec son putain de sac en peau de couilles !

– Comment ça ?

– Un sac en peau… un truc de vieux, genre qui dure des siècles. Avec des saloperies comme des ficelles d’Indiens, des…

– Des franges ? Un sac rond ?

– C’est ça ! »

Le Collectionneur relâche un peu son étreinte. Le jeune homme se remet à trembler, ayant dit tout ce qu’il savait, et il attend maintenant la sentence.

« Merde ! » murmure le Chasseur. Un souvenir remonte. Le métro, il y a deux jours. La femme sans gêne qui l’a bousculé en sortant du wagon, une tornade de cheveux bruns. Même description. Même sac. La ceinture du même style. Ce serait une coïncidence incroyable… mais ce serait aussi dans la suite illogique des choses.

« Tu ne sais rien d’autre ? Par où elle a disparu ?

– Non. En tout cas, je l’ai pas revue et pourtant je crèche dans le… (il se ravise, soucieux de ne pas donner son adresse au chasseur. On ne sait jamais.) Elle a dû se casser par là. C’est plein de Latinos. »

Il désigne l’autre extrémité du parc, délimitée par une palissade qui se termine à droite sur un passage longeant le grand mur de l'hôpital voisin. Une allée pour joggeurs et promeneurs de chiens matinaux. Tout au bout, le Collectionneur se rappelle qu’il y a effectivement un quartier mixte, un coin plutôt sympathique où il est déjà venu casser la croûte.

Oui, l’oiselle s’est envolée par-là… Il l’imagine parfaitement, courant dans le soir, son sac à franges ballottant contre ses hanches, catastrophée par ce qu’elle vient de faire, et immensément fière à la fois. Ses narines de chasseur se dilatent, ses pupilles rétrécissent : congé ou pas, il sait qu’il va la retrouver, l’attacher sur le ventre à son propre lit, et l’écorcher vive.

Il appellera ensuite son Superviseur pour lui demander un mandat spécial. Ce sera le premier de toute sa carrière : on ne pourra pas lui refuser qu’il prenne son pied sur une Proie qui vient d'étrangler un Violeur. On ne fuit pas le Destin. La femme aura droit à deux chasseurs en un.

Le jeune homme attend toujours, le regard vitreux. Le Collectionneur avait prévu de le tuer quoi qu’il arrive, mais au bout du compte il se contentera de lui donner une bonne leçon. Il tire de son sac à dos son couteau fétiche. Le blondinet ne bronche pas, rien, pas le moindre tressaillement dans sa brosse ridicule. Il est tombé en sidération, la phase de renoncement à la vie. Le chasseur est presque déçu. Lui qui croyait tenir un trompe-la-mort en herbe, il n’a plus devant lui qu’une larve vidée de sa personnalité. Une idée lui vient.

« Une dernière question : pourquoi ne te défends-tu pas ? »

Le garçon relève la tête. Il ne comprend pas ce qu’on attend de lui.

« Pourquoi n’essaies-tu pas de t’enfuir ou de me… tuer ? insiste le Collectionneur.

– Vous êtes cinglé ou quoi !

– Pourquoi ?

– Je… Je ne suis pas un monstre !!

– Un monstre ? Je n’avais jamais songé que je puisse en être un. C’est la Loi de la Nature, tu n'es pas d’accord avec moi ? Les lions, les tigres, les loups ne sont pas des monstres, non ?

– Ils ne se tuent pas entre eux.

– Nous n’appartenons pas à la même espèce, toi et moi. Tu es un Béat. Je suis un… »

Un monstre. Le Collectionneur est plus affecté par cette accusation qu’il ne l’aurait cru. La plupart des Prédateurs se considèrent comme des gardiens du troupeau, des personnes dures mais justes. Il comprends maintenant que les Béats ont quelque chose de plus qu'eux. De l'insouciance malgré la menace perpétuelle des chasseurs. Un mépris subtil, une certaine défiance qu'on n'attend pas d'une sous-espèce promise à l’abattoir. De la liberté ! Oui, les Béats sont libérés du fardeau de tuer. Et ils se sentent tellement supérieurs moralement !

« Ainsi, tu refuserais de devenir un Prédateur si tu en avais l’occasion? tente une dernière fois le Collectionneur tout en jonglant avec sa lame.

– On peut avoir le choix ? Vous avez… choisi ?? » murmure le garçon sans parvenir à cacher le dégoût qu’il éprouve à cette idée.

Le Collectionneur s’est piégé lui-même. Il ne supporte pas la pitié qu’il lit sur le visage du jeune Béat.

« Oui, fiston. J’ai choisi d’être un chasseur. Un chasseur en congé, d’ailleurs. Et j’ai aussi choisi d’interrompre mon congé pour une minute. »

Triple boucle aérienne, éclat du métal tournoyant dans le soleil, le manche du couteau retombe pile dans la main du Collectionneur. Le jonglage avec un objet tranchant, c’est tout un art qu'il maîtrise depuis sa jeunesse à la ferme.

D’un geste mécanique qui n’a plus de sens depuis longtemps, il plonge la lame dans la gorge du gamin qui s’effondre dans un hoquet.

Un seul coup suffit. Le Collectionneur est soulagé de voir sa victime mourir en quelques secondes. Il n’aurait pas eu le courage de l’achever, ce qui lui aurait coûté cher, très cher devant un tribunal. Infraction caractérisée des règles s’appliquant aux Collectionneurs. Punition : retour immédiat chez les Béats.

Son soulagement se mêle à de l’amertume, celle de la bile qui lui remonte dans la bouche. Il se met à vomir au pied du tourniquet, à quelque pas du corps. La structure rouillée tourne lentement sous la brise tiède.

Le Collectionneur a un très, très gros problème, il n’a plus le moindre doute là-dessus. Bientôt, il ne sera plus capable de faire son travail correctement. Il sera déchu. Il doit impérativement prendre les devants.

La femme brune ! Elle est la clé de tout. Il doit la retrouver. Et la tuer.

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