Retour en classe : verdict

Notes de l’auteur : Rappel : Certain'es handis comptent leur énergie disponible pour la journée en "cuillères". Le nombre moyen est considéré comme 12. Cassidy en a entre 8 et 10 selon les jours.

TW : Mise à l'écart volontaire, harcèlement, validisme

Cassidy

 

Mardi 1er Septembre 2015

 

Voilà des années que la rentrée scolaire est pour moi source de stress intense. Chaque fois, je tente de m'intégrer ; chaque fois, mes tentatives infructueuses me valent des silences embarrassés, des regards méprisants, voire la simple négation de mon existence. Le groupe que je désirais rejoindre cesse de parler, me dévisage, puis une tierce personne reprend comme si mon intervention n'avait jamais eu lieu.

Ces derniers mois, j'en suis devenu’e plus conscient’e que jamais. J'avais envie de m'arracher le cœur à chaque fois que la situation se produisait. Il est terrible de savoir que l'on est différent sans être apte à mettre des mots dessus.

Mon téléphone vibre juste avant que je ne franchisse le grillage.

"Tout ira bien, Cassidy. Souviens-toi que je suis là, à tout moment, et que je t'aime. Tu n'es pas seul’e, d'accord ?"

Florent, à l'autre bout de la France, entre à l'université. Je mettrai tout en œuvre pour le rejoindre. Focalisé’e sur mon diagnostic, sumbergé’e par les crises d’angoisse, je n’ai pas encore pu réfléchir à mon avenir. Je recommence doucement à l’envisager, néanmoins j’ai vécu heure par heure dix mois durant. Ma seule certitude est que j’irai là où Florent étudie. Ma mère aimerait que je demande plusieurs universités différentes. Je suis réfractaire, néanmoins mon thérapeute me conseille de laisser l’idée faire son chemin.

Je souris en caressant mon écran du pouce. Mon amoureux a raison. Il est à portée de clavier, nous avons planifié des routines pour les récréations comme pour le temps du midi. Je n’attends plus que d’avoir mon emploi du temps définitif afin de les ancrer convenablement, selon le temps dont je disposerai pour déjeuner.

Par ailleurs, Hélène et moi avons prévu de nous retrouver à la sortie des cours, et tous les samedis, comme depuis la seconde. Elle est la seule avec qui je peux converser durant des heures. Si le sujet l’ennuie, elle me l’indique et nous en changeons. J’aime l’honnêteté de notre relation, savoir que si elle désapprouve mon comportement, elle me le dira, savoir que si une tenue ne me sied pas, elle m’aidera à le savoir.

Hélène a choisi le cursus scientifique, ce qui signifie qu’en classe, je serai sans voisin’e ; mais qu'importe, puisque l'objectif est de se concentrer pour obtenir le bac ? J’inspire profondément, plonge la main dans ma poche de blouson pour sentir la présence rassurante de mon globe en mousse et le malaxe tout en traversant l’interminable couloir qui mène à ma nouvelle classe de philosophie. L’air s’accroche à ma gorge, quoique pas désagréablement. Je peux encore maîtriser l’angoisse de retrouver mes camarades. Je suis légitime. J’ai ma place parmi eux. Je suis autiste, je suis différent’e, et je le sais. J’ai désormais les armes qu’il faut pour affronter cette ultime année de scolarité.

oOo

Les internes ont effectué leur pré-rentrée hier ; ils reviennent du réfectoire en bâillant, s'étirant et plaisantant. Tous sont heureux de se retrouver, même ceux qui ne s’entendent que moyennement se saluent amicalement. Iels désirent recommencer sur des bases saines. Eliott arrive à grands pas, serre Viviane dans ses bras, salue Judith d’un signe, un immense sourire sur le visage, irradiant d’un trop plein d’énergie.

Je me refuse à attendre d’être remarqué’e, pris’e en compte, comme ce fut le cas l’année dernière. Des espoirs d’être considéré’e comme leur égal’e, toujours déçus. Je retourne à mon téléphone, à Florent.

"Tu sais, ça fait mal quand même."

Je déteste les claviers tactiles, je suis si mal à l'aise avec ! Ils m'empêchent de retranscrire convenablement mes pensées.

Ils n'en sont pas moins mon seul moyen de communiquer avec mon amoureux. J’ai rencontré Florent durant les vacances d’été avant de rentrer en troisième. Je n’allais déjà pas très bien, mais à cette époque, je l’ignorais. Je pensais être une fille, l’autisme se résumait pour moi à des garçons qui se tapent la tête contre les murs en hurlant, des filles mutiques qui jouent du piano et récitent un calendrier, ainsi qu’un épisode de l’Instit avec un enfant caché qui a la chance que son frère parvienne à « rentrer dans son monde ». Maman avait loué un mobile-home dans un camping, et les parents de Florent avaient fait de même. Tous trois avaient le même motif : aider leurs enfants à sociabiliser à l’aide des soirées organisées, des activités proposées et de la plage. Je regardais Florent de loin, tandis que j’explorais les parties les plus sauvages du camping ; il m’observait marcher et catégoriser les plantes avec intérêt depuis les marches de son propre mobile-home.

Puis, Morgane m’a suppliée de l’accompagner à une soirée dansante, et les parents de Florent l’y ont envoyé. Il restait à l’écart, et j’étais fasciné’e par le métal contre son crâne qui brillait sous les projecteurs. Nous sommes véritablement resté’es en contact après cet été-là. Peu à peu, nos sentiments se sont développés, épaissis. Nous avons découvert ensemble notre appartenance à la communauté queer. Il est le premier auquel je me suis ouvert’e vis à vis de mon besoin de diagnostic, de mes doutes, de mes certitudes.

L’amour que j’éprouve, bien au chaud au creux de mon cœur, me pousse à renvoyer un message explicitant le premier :

« Les voir tout’es ainsi, à rire ensemble, à ne pas prêter une seconde attention à moi, est atrocement douloureux. Je pensais que je pourrais enfin être moi-même, que quelque chose aurait changé. »

L’admission me demande un effort. Lorsque je relève la tête, j’aperçois Regan dans les rangs, aussi hésitante que moi. L’envie de s’intégrer est prégnante sur son visage, dans son être. Je m’interroge sur sa réaction si je venais la saluer et sur ma capacité à encaisser un rejet. Cependant, mon téléphone vibre et je profite de la sérénité que me prodigue Florent.

« Je sais. Vas-y doucement, ce n’est que le premier jour. Concentre-toi sur autre chose. Je suis là. Tu peux me parler, même si ce n'est pas en face. »

Il y a quelque chose d'intrinsèquement réconfortant à pouvoir me plaindre et recevoir du soutien immédiat à travers mon portable. Peu à peu, le bruit de différentes classes emplit le couloir : Madame Duchase ne tardera pas. Florent enchaîne afin de m’extirper des souvenirs que réveille cette rentrée :

« Quelles nouvelles de Tumblr ? »

Je m'y suis réfugié’e ces dernières semaines. Apprendre de la communauté autistique est profondément apaisant. Tous ces conseils, toute cette bienveillance sont exactement ce dont j'ai besoin. J'ai narré mon errance diagnostic et reçu du soutien.

« Je pense que je devrais stimmer en classe si nécessaire. Quoi qu'il arrive, je serai regardé’e de travers et ils me feront payer ma différence. Ou bien, peut-être comprendront-ils et me laisseront-ils être moi-même ?

Tiens, j'ai trouvé ceci :

 

Société : Sois toi-même !

Autiste : *Stimme, porte un casque anti-bruit, monologue*

Société : Non, pas comme ça ! »

 

Je reçois son smiley aux larmes de rires juste avant que la porte s'ouvre et que nous ne devions choisir une place.

oOo

J'ai déjà élaboré ma stratégie : être le plus près de la porte possible. Avec la configuration du lycée, celles-ci sont malheureusement placées en fond de classe, or je n'ai jamais vraiment accès à cette partie. Première rangée, troisième table, ce sera parfait. Je m'installe, sors mes affaires, le regard de notre professeur principale posé sur moi. Il est hors de question d'expliquer mon autisme aujourd'hui ; l'information leur parviendra quand je le désirerai et selon mes termes. Nous en avons convenu. Je l’ai sentie soulagée, quoi que je sois bien incapable de comprendre pourquoi. Maman a secoué la tête quand je lui ai demandé une explication, et m’a conseillé de passer outre.

Une présence à ma droite m’empêche de ruminer plus longtemps :

— Je voulais m'asseoir là, fait remarquer Eliott.

Je lève mes yeux vers lui. Avec ses longs cils, ses grands yeux marrons, et son sourire mutin, il m'attire physiquement. Florent et moi avons décidé d’être exclusifs, du moins tant que nous vivrons une relation à distance, et j’en suis heureux’e car m’intéresser à Eliott romantiquement l’année dernière aurait rendu… le mois de janvier 2015... plus violent encore. Nonobstant, les traces brûlantes sur mon être demeurent. Je ne puis le pardonner que s'il s'excuse, en son nom ou en compagnie des deux autres.

Suis-je trop furieux’e pour le laisser prendre place à mes côtés, cependant ? Mon diagnostic me confère de l'assurance. Nous sommes en Terminale, nous pouvons nous comporter de manière cordiale vis à vis de l’autre.

— Tu peux, répliqué-je.

Il soupire, s'agite.

— Pour être juste devant Viviane et Judith. Ça t'ennuierai de te décaler ?

— Oui. Je préfère être de ce côté là.

Je me sens en danger. Je vais devoir décrypter les sous-entendus et maintenir ma position.

— Je te demande d'aller devant ! S'il te plaît.

Le rejet me heurte de plein fouet. Il ne veut surtout pas être à côté de moi. Je l'encombre. Il désire la présence de quelqu'un d'autre en cas de travail en binôme. J'ai l'impression que mon estomac se déchire et dois lutter pour ne pas laisser les larmes me trahir.

Mon hyperémotivité me fait tout ressentir plus intensément.

Ce qui ne m’empêche pas de me redresser pour le foudroyer du regard. Je désire lui faire sentir à quel point son attitude est ridicule.

— Non. Soit tu prends la place libre à côté de moi, soit tu vas ailleurs.

— Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu n'as pas d'amis dans la classe, tu peux être n'importe où.

C'est vrai. Et j'ai décidé d'être ici, à deux mètres de la porte, loin de la fenêtre qui pourrait me distraire, assez proche pour entendre le professeur, et certainement pas au milieu du bruit ambiant.

Tu n’as pas d’amis dans la classe. Sa cruauté me laisse estomaqué’e. Il ne peut pas ignorer à quel point sa phrase est mesquine. Je serre les poings sur mon stylo pour empêcher mes doigts de se refermer sur mon ventre et la douleur qui vient s’y loger.

— Eliott, tu comptes rester debout toute la journée ? s'informe Madame Duchase, une note amusée dans la voix.

Le garçon se laisse tomber sur la chaise, les joues rouges et le regard noir. Je sens sa haine, son agressivité. J'ai envie de hurler, de bouger, parce que cette place ne vaut pas la peine qu'il déverse sur moi ce torrent de noirceur.

Je l'aurai peut-être fait, l'année dernière. Quitte à me ridiculiser, à exploser en larmes devant les autres et à me replier sur les dernières places vacantes, misérable et pathétique. Mais depuis les vacances d'Avril, j'ai trouvé à discuter avec d'autres personnes autistes, à comprendre un peu mieux les Neurotypiques qui m'entourent, leur validisme et comment reconnaître de la discrimination.

Eliott est un petit crétin cis, blanc et valide, ignorant tout de ses privilèges. Il n'a pas à prendre tout l'espace. J'ai le droit d'être ici, j'ai le droit d'exister.

— Sérieux elle abuse, souffle Viviane. Elle pense qu'on va redevenir ses amis, ou elle n'a juste pas envie d'être seule ?

Je me crispe.

J'ai laissé passer l'année dernière. J'ai laissé passer en seconde, avec un groupe différent. Une année de thérapie et quarante-huit heures de tests plus tard, je refuse que cela recommence. Je renverse ma chaise contre leur table :

— Iel vous entend.

— Mêle-toi de ce qui te regarde.

— Lorsque tu m'insultes dans mon dos, j'estime être concerné’e. Si tu ne veux pas que je réagisse, attends que je sois hors de portée.

Pour l'instant, j'ai les armes. Je les ai ressassées des milliers de fois durant l'été ; j'ai vécu ces situations à tant de reprises que Florent et moi avons pu jouer ces scénarios ensemble. Il a corrigé mes mots, m'a entraîné’e à faire front. Mais dès que mes camarades redeviendront imprévisibles, je sombrerai de nouveau dans une spirale de doute, d'effondrement autistique et de décrédibilisation.

— Je ne vous dérange pas ? Vous voulez du thé ? Cassidy, ta chaise a quatre pieds.

Dont deux en l'air en cet instant. Je connais cette phrase. L'adulte me demande de m'asseoir convenablement.

Mon corps est secoué d'immenses tremblements. Les larmes brouillent ma vue, puisque je ne supporte pas d'être repris’e. Je suis un’e élève sage, qui intervient un peu trop en cours de géographie et que l'injustice fait bondir.

Il est neuf heures du matin, et quatre de mes cuillères (théoriques) ont été dévorées par cette altercation. Comment vais-je tenir cette journée ? Pourquoi suis-je retourné’e au lycée ?

Les dents serrées, j'appuie mon stylo-plume contre ma feuille tout en listant dans la marge les pays que je désire visiter dans les cinq prochaines années.

— Je te jure... siffle Viviane.

Dois-je la reprendre à nouveau ? Je sens la digue interne qui régule mes émotions menacer de céder. Je suis incapable de les dissimuler, à fleur de peau depuis la conversation dans le bureau de la CPE. J'ai le choix entre la laisser me dénigrer, sachant que j'entendrai la moindre de ses réflexions méprisantes, ou bondir et expliquer à toute la classe ce qui se déroule réellement sous son nez.

Je suis coincé’e, car Madame Duchase n'attend que de pouvoir m'exclure des options théâtre. Je m'oblige à plier. La révolte bouillonne, les larmes dévalent mes joues.

Je sais que ma tête baissée trahit mes pleurs silencieux. Le prix à payer pour affronter mes camarades est élevé. Et mes mots, bien trop ridicules, bien trop bancals.

oOo

Je veux rentrer chez moi. Il existe des myriades de solutions préférables à une année de lycée. Je veux abdiquer.

Je songe à ce que je gagnerai, seul’e à la maison, avec des cours par correspondance et un emploi du temps modulable. Je me laisse à rêver pour tenir une heure de plus, le temps que nous allions chercher nos livres en salle de permanence, remodelée pour l’occasion.

J’en profite pour regarder mon téléphone, où un message d’Hélène me dit de tenir bon. Ses mots me confèrent l’énergie nécessaire pour me battre encore. Ici, au lycée, j’ai l’option théâtre, un professeur de géographie à qui poser des questions, un accès illimité au CDI, et un cadre routinier idéal. Il est hors de question que je laisse Eliott, Viviane, Judith et tous mes camarades gagner. Viendra un jour où ils comprendront. Où ils regretteront leur comportement puéril.

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itchane
Posté le 28/09/2024
Hello RedFeather !

Je suis contente de retrouver Cassidy.
Lea pauvre, dès le premier jour tout est compliqué.
Je n'ai pas grand chose à dire sur ce chapitre, le personnage est très touchant et tu laisses deviner qu'il y a un passé très compliqué de harcèlement. Avec le même groupe mais aussi avec d'autres.
Je comprends Cassidy qui hésite à faire des études à distance. Quel courage iel a de tenir bon dans ce contexte !

J'ai bien aimé aussi l'introduction de Florent. En petite lumière dans ce premier jour bien difficile.

Les pensées de Cassidy sont très claires, notamment lors de l'altercation avec Eliott, le fait que les situations "entrainées" peuvent être gérées mais qu'iel est incapable de faire fasse à l'imprévu. Le fait qu'iel a plus de courage aussi depuis le diagnostique.

Ce chapitre est vraiment très accessible et explicatif. Seul le terme "stimmer" ne trouve pas d'explication, j'avoue avoir fait une recherche pour ce mot avant de reprendre ma lecture. Je ne sais pas si c'est un problème ou pas ? Peut-être pourrais-tu préciser dans la note d'auteur, un peu comme tu expliques d'avance les cuillères ?

Pour le reste je n'ai rien à redire, je suis toujours bien prise par l'histoire, j'attendrais la suite ! : )
RedFeather
Posté le 12/10/2024
Hello !
Merci pour ton commentaire !

Oh, je suis content'e que l'apparition de Florent te plaise ; il est toujours discrètement en arrière-plan mais je n'étais pas sûr'e qu'il soit remarqué !

Le lycée est... épuisant, je trouve. Et encore, en 2015, nous avions des classes fixes. Quand je vois ce à quoi ressemblent les cours des adolescents, qui ne peuvent pas se faire d'amis vu qu'ils ne sont jamais avec les même personnes... C'est catastrophique.
Du coup oui, tenir au lycée en étant autiste est compliqué, et je sais qu'avec la réforme, c'est pire encore.

Je suis heureux'e que ce chapitre soit accessible, avec Cassidy j'ai toujours un peu peur que l'introspection prenne le pas sur l'action. Tu me rassures, merci beaucoup !

Merci pour ce retour, d'ailleurs ! J'espère que tu apprécieras de découvrir Aurèle !
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