Lorsque Uzu revient de la boulangerie, Gabriel n'a plus la même expression, il a l'air inquiet, perturbé et cela transparaît sur son visage.
- Ta mère vient d'appeler, lui apprend-t-il alors qu’il entre tout juste.
Uzu détourne la tête pour ne pas affronter son regard. Il sent la chaire de poule monter.
- Ha, oui, et ?
- Pourquoi tu m'as pas dis qu't'étais parti d'chez toi?
- Elle ne manque pas d'air ! Où a t'elle été chercher ton numéro de téléphone ?
- Dans l'dossier médical d'ma sœur.
- Tu pourrais porter plainte, tu sais ?
- Pourquoi tu m'as rien dit ?
- Parce que je n'avais pas l'intention de t'inquiéter et parce que ce sont mes problèmes. Je suis en colère que ma mère agisse ainsi. Est-ce qu'elle t'a ennuyé avec autre chose ?
- Non, pourquoi, y'aurait matière à ? J'sais pas, p't'être que tu m'caches d'aut' choses encore ? Pourquoi c'que t'as pas confiance en moi ?
- Ça n'a rien à voir. Je viens de t'expliquer que...
- Tes problèmes sont aussi les miens, qu'tu l'veuilles ou non, t'es avec moi là !
Le japonais réagit d'une manière qui le surprend, il ne s'énerve pas, ne tente pas de s'expliquer davantage, l'enlace simplement.
- Excuse-moi, je n'ai juste pas osé, je ne savais pas trop si j'étais sérieux ou non en quittant la maison. Je n'ai jamais agi sur un coup de tête et puis, j'aspirais à t'aider, pas l'inverse. Je me trouve idiot là, lui murmure-t-il à l'oreille.
- Mais non, t'es pas idiot.
Tout à coup, la proximité de l'être désiré enflamme Gabriel d'une manière qui l'étonne lui-même. Dû vraisemblablement au fait que Uzu se trouve aussi à présent dans une situation de faiblesse. Gabriel a déjà tellement eu envie de le réconforter toute cette nuit, et là...
Ne pouvant se retenir davantage, il l'enlace d'un bras, lui pose la main sur la nuque et sans qu'il n'ait le temps de contester, lui prend la bouche fougueusement.
Désemparé, Uzu se laisse embrasser. Il ne se sent plus d'objecter quoi que ce soit. Pourtant il aimerait tant que cette relation soit vraiment différente des autres, être le dominant celui à qui l'on s'offre plutôt que celui à qui l'on réclame Pour le moment, ses efforts pour inverser ce genre de situations sont vains. Dépendant, avide de caresses et incapable de prendre les choses en main, il se soumet à lui et se trouve faible, terriblement faible.
Un gémissement, que Gabriel imagine être une invitation à poursuivre, pousse celui-ci à glisser sa main sous la ceinture. Uzu sent la panique monter. Il n'arrive plus à bouger, des images tournent dans sa tête, celles de vieux souvenirs de sa première expérience sexuelle, celles aussi des derniers événements douloureux. Tout se mélange en lui, son désir d'être fort, son désir pour Gabriel, sa peur, ses regrets. C'est un sanglot non contrôlé, ressemblant du reste plus à un hoquet qu'autre chose, qui incite finalement le goth à reculer. Il se rend compte qu'il a peut-être mal compris les attentes de son ami, qu'il est sans doute allé un peu trop vite ou un peu trop loin. Il s’alarme en voyant le visage blême de l'autre.
- Je, pardon, j'ai fait que'que chose qui t'as déplu ? Je, j'te désire, c'est un truc de fou, s'cuse-moi, s'cuse-moi vraiment, t'aurais dû m'repousser, j'ai cru que...
L'asiatique ne bouge pas, considérant le vide sans un mot.
- Tu pleures ? Non ? Hé ? Hé, Uzu ?
Non, il ne pleure pas, aucune larme sur ce visage de marbre. Il reste dans les bras amoureux de Gabriel encore quelques instants. Puis, raidi et crispé, reprenant un peu ses esprits, il le repousse, s'assoit sur le canapé et, la tête basse, décide de prendre le risque d'une explication honnête.
- C'est moi... Mes relations n'ont jamais été comme j'aurais voulu et j'avoue que j'y suis pour beaucoup. J'aimerais que ce soit différent avec toi, mais je suis incapable d'agir comme il faut... Ça craint d'être aussi con !
Gabriel, bras ballants, ne sait comment réagir.
- J'comprends pas. Qu'est c'que tu veux dire ?
- Je ne suis pas une personne très simple bien que j'en ai l'air. Et je ne suis pas quelqu'un de bien.
- Tu te trompes.
- Tu ne connais rien de moi, de mes autres relations. De ma façon d'agir.
- Non, c'est vrai. Alors, vas-y, raconte-moi.
- Heu... J'ai toujours tout fait pour ne pas m'attacher, donc j'ai dû agir en conséquence et rencontrer des gens en adéquation avec ce choix. Comment étaient les tiennes de relations ?
- Moi ? Ma première liaison a duré un an. J'étais super amoureux, j'aurais fait n'import'quoi pour lui. Déjà, j'ai fait nawak pour l'avoir haha! C'était l'homo du lycée ! Super canon ! Les filles en étaient malades, les mecs gays aussi, j'l'ai poursuivi comme un fou.
Il sourit à ce souvenir. L'autre l'observe avec une expression étrange. De l'envie ?
- J'étais un gamin idiot. Il est tombé amoureux d'une nana. Tu vois l'truc ? Genre le mec qui fait son coming-out et l'crie partout sur les toits, défend la cause et tout, il a même monté un dossier quand des extérieurs sont v'nus parler du sida et paf ! Y s'fout avec une nana et m'tourne le dos du jour au lendemain. Au bout d'un an. Bref, on a cassé... J'ai eu trop mal, sérieux. Ça aurait pu m'dégoûter pour toujours d'l'amour.
- Vraiment ? C'est pas mon cas. Je n'ai pas eu de « vraie » relation, en fait, pourtant j'ai bien tenté une fois. C'est ma vie qui m'a toujours empêché de me fixer quelque part, ma vie et mes parents. Ma première expérience a durée une année scolaire entière et...
- Là ! Hé ben! Pour quelqu'un qui refuse de s'fixer, une année c'est d'jà pas mal. - Une année scolaire, seulement... - Et, il était comment ? - Il avait quarante deux ans, il était marié. Il était prof dans mon lycée, quand j'habitais encore au Japon, j'avais seize ans...On a rarement dû prononcer plus de trois phrases avant de passer à l'acte. Il n'était pas question d'amour. Je l'admirais comme prof et comme personne, je crois. Enfin, avant qu'il ne cède à mes avances. J'ai éprouvé beaucoup de plaisir à lui faire franchir une frontière qu'il n'aurait jamais dépassée sans moi. C'était une sorte de sadisme, je l'admets. Je lui ai fait détourner un mineur ! Ha, ha ! Je lui ai causé beaucoup de tort, dans sa vie personnelle comme professionnelle. Je l'ai souvent sérieusement manipulé et il s'est sans doute posé des tonnes de questions existentielles à cause de moi.
Uzu, le rire sarcastique, surveille la réaction de Gabriel du coin de l'œil. Ce dernier le considère d'un air penaud, sans trop savoir comment accueillir ces confidences.
- Y savait pas trop c'qu'il voulait c'type? Il a jamais accepté d'quitter sa femme pour toi ?
- Ha, ha, ha ! Pour quelle raison? Il ne m'a jamais intéressé en dehors du sexe, c'était un peu un jeu et il le savait. Après, je suis rentré en France. J'ai souvent eu l'impression d'avoir réussi à annihiler toute trace de sentiments amoureux en moi. Parfois même toutes traces de sentiments tout court... Cela permet de me sentir tranquille.
- Pourquoi être sorti avec lui ?
- Je ne suis pas « sorti » avec lui, on a eu des relations sexuelles, mes premières. C'était pour m'amuser, passer le temps et connaître ça, quoi ! Une fois de retour en France, je me suis mis avec un camarade de classe. J'ai fait semblant d'avoir une vraie relation. J'en ai parlé à mes parents. C’est comme ça, qu'ils ont su. J'ai eu du mal à le larguer, il me poursuivait. Il était con. Gentil, mais con... Par contre vraiment, vraiment collant, et puis niais et amoureux. Moi je n'étais pas disposé à ce genre de relation. Tomber amoureux, j'aurais aimé, ça n'est pas arrivé c'est tout. Je suppose que ça ne se commande pas. J'ai été horrible avec lui ! Je te semble moins sympathique, n'est-ce pas ?
- Je n'm'attendais pas à c'que tu parles de c'genre d'trucs aussi franchement. Ch'uis sorti aussi avec un boulet, ma deuxième histoire sérieuse, et v'la que j'me suis vengé comme un connard d'ma relation d'avant, sur lui.
- Moi, je ne me vengeais de personne, ou peut-être si, de ma vie, de mes parents. Après ça, je n'ai eu que des coups d'un soir, je n'en connais pas le nombre exact. J'ai traîné dans les backrooms. La seule chose qui m'importait c'était de me faire sauter. Sans attache, sans prise de tête, peut-être pour oublier un moment « mon désert affectif », comme dit le psy de ma mère !
Gabriel a du mal à croire qu'il écoute parler la personne qui a presque laissé couler une larme sur son épaule, il y a quelques minutes.
- D'mon côté, ma troisième histoire a durée un an et demi. On s'est séparés plusieurs fois parce qu'il était vraiment trop chiant. Le mec impossible à vivre, compliqué, jaloux et très manipulateur, toujours dépressif. J'ai jamais vraiment compris ce qu'il attendait de moi. C't'un vrai gamin malgré son âge et j'ai eu beaucoup d'mal à m'en r'mettre. On est restés proches, c'est l'problème. C'est compliqué parce qu'il fait parti d'mon projet musical et il est toujours dans ma vie. Il s'appelle Yann. Ch'uis un peu sa seule famille ici et j'me sens des d'voirs envers lui, puis j'me doute qu'il m'aime toujours. Si toi tu n't'attaches pas, moi c'est le contraire, j'm'attache à chaque fois ou presque, sûrement trop, parfois.
Mais Uzu qui l'écoute à peine sort sans réfléchir
-Un jour, je me suis fait violer par cinq mecs pendant huit heures. J'ai sans doute eu ce que je méritais. Après ça, je me suis arrêté là, j'ai pensé que c'était suffisant.
Un frison glacé parcourt l'échine de Gabriel.
- C'est... C'est d'la connerie ? fait-il, horrifié.
- Ouais ! La mienne ! répond Uzu en se levant pour attraper sa veste.
Sur ces mots, il sort, laissant Gabriel livide. Cinq minutes plus tard, il remonte avec le reste de ses bagages et lui met dans les mains quelques coupures de journaux. Un peu tremblant, Gabriel lit la première qui lui tombe sous les yeux.
« Procès, après une tournante à Argenteuil.
Violé, séquestré, frappé, brûlé, obligé de «sucer» des hommes du quartier et de subir des sodomies, torturé pendant plus de huit heures, Uzu Obata est alors âgé de vingt deux ans à l'époque des faits orchestrés par un employé de la boite de nuit l'Even. Boite de nuit gay, à la mode, aujourd'hui fermée.
La victime, qui a maintenant vingt trois ans, a affronté ses cinq agresseurs à la cour d'assises du Val-d'Oise, hier après-midi, dans le secret d'un procès à huis-clos qui durera deux semaines.
Après quatre semaines de fugues à la suite de l'agression sexuelle, Uzu Obata a fini par tout dénoncer. Protégé de ceux qui l'ont sali par des hommes en uniforme, le jeune Obata, supporté par l'association ATAC, apparaîtra nerveux devant le juge.
Son avocat, Olivier Denom, souligne le caractère particulièrement odieux du viol, en particulier sa durée, et espère une sanction exemplaire.
Face au jeune Uzu : cinq garçons, dont deux mineurs, jugés pour viols en réunion et actes de torture.
Sous la baguette du président Claude Bargeak, la cour de Pontoise a écouté la lecture éprouvante des soixante dix huit pages de l'arrêt de renvoi des cinq accusés (tous dans la dénégation), devant le tribunal. »
Pendant ce temps, Uzu, le visage fermé, reste planté devant la fenêtre, son gros sac de voyage posé à terre à ses pieds.
- Uzu je...
- Maintenant, je ne te cache plus rien.
- J'sais pas quoi dire.
- Y'a rien à dire. Je me refusais à t'imposer mes problèmes. Mais là, je ne sais pas, il a fallu que je te le dise. J'ignore pourquoi. Voilà, maintenant c'est fait.
Silence, le soleil glisse sur la joue de Uzu, de la fenêtre entre-ouverte pénètre le roucoulement d'un pigeon. Une légère brise soulève le rideau. Le temps semble suspendu. Les feuillets imprimés glissent des mains de Gabriel, qui, blanc comme un linge, reste pétrifié, à le fixer.
Pour sa part, Uzu est soulagé. Il lui a tout appris. Il s'est dévoilé plus qu'à n'importe qui. Même à ses parents, il n'en a jamais tant dit. Si, sur ce dernier volet lamentable de son existence, ceux-ci sont bien sûr au courant, sur sa vie sexuelle en générale, il y a par contre des zones d'ombres qu'il a préféré taire. Gabriel est le premier à tout connaître de sa vie. Celui-ci n'aura peut-être plus la même image de lui, mais tant pis. C'est un risque à prendre. Au moins, il a été honnête et est en paix avec sa conscience.
- Heu, peut-être qu'on pourrait déjeuner maintenant, non ? propose-t-il tout à coup, comme si de rien n'était.
Il se dirige vers la cuisine et commence à préparer le petit déjeuner, alors que Gabriel continu de l'observer. Au bout de quelques minutes, celui-ci s'approche et par derrière, comme à son habitude, se blottit contre son dos, posant la tête sur son épaule, enfouissant son visage dans sa longue chevelure.
- J'te jure d'tout tenter pour jamais t'faire souffrir. J'voudrais pouvoir effacer ça, t'protéger. Merci d'm'avoir accordé ta confiance, ça m'touche, tu peux pas imaginer! Ch'uis certain que ça a dû être sérieusement difficile pour toi d'tout m'avouer. Et je m'sens plus que privilégié qu't'aies d'l'affection pour moi.
- C'est moi qui te remercie de me faire éprouver enfin ça et de m'accepter en entier. J'ai enfin posé mon sac. Je suis ici, avec toutes mes affaires mais aussi, toute mon histoire.
J'aime bien ce chapitre qui dit tout sur Uzu. Enfin, Uzu qui dit tout à Gabriel et c'est très bien. S'ils étaient passés à l'acte sans rien dire, ça se serait mal passé, c'est certain. D'ailleurs, il y a bien eu un petit raté.
Non, c'est vrai, c'est bien, fait, bien raconté. C'est toujours plaisant.
Fiou ! j'en reviens pas quand même. ... une tournante... le pauvre !
Biz Vef'
Des ratés, sans spoiler l'histoire, il y en aura d'autre, j'estime (et pas que moi d'ailleurs) que ce genre de "guérison" se fait en dents de scie, ça ne va pas aller tout a coup mieux, il y aura parfois des moments géniaux et puis pouf on peu retomber dedans. Bien sûr au fur et à mesure ça ira mieux, mais voilà, Gabriel n'a pas non plus des pouvoirs magiques ^^
Cette fameuse tournante est une agression qui à vraiment eu lieu, il s'agissait par contre d'une file, j'ai changer tout les noms, les dates les lieux mais j'ai étudier le dossier juridique, les passages aux tribunaux et les articles de journaux (je ne me suis pas servi les 3 quarts de ce que j'ai lu lol et ça m'a pris un temps pas possible en recherche, du coup pour pas grand-chose) mais au moins je sais de quoi je parle lol. Seules les motivations des agresseurs varies et pour le moment leurs motivations on ne les connait pas et ça va même devoir attendre la fin du roman ^^.
Bon j'espère être juste et le plus dans le vrai donc si jamais tu as un doute ou que tu trouve que quelque chose "sonne faux" hésite pas à m'en faire part.
Merci de continuer à me lire ^^