Message par corneille à l'intention du sergent Petrus d'Ox
Cher frère,
Voilà deux semaines que je vis sur cette presqu'île. En période de crue, le château de Morglier n'est atteignable que par bateau. Quand vient l'étiage, le gué réémerge du lac et permet de rejoindre les tours jumelles sans se mouiller les souliers ou les roues. Je loge pour ma part non pas dans une tour, mais dans un des deux corps de logis, car aucun appartement ne jouxte la chapelle du château.
Mon intégration au prieuré se passe à merveille. Il y règne une ambiance conviviale et soudée, opposée à celle de l'abbaye du Don'hill. Le prieuré de Morglier est en revanche à l'échelle de sa chapelle : il ne compte que quatre membres, moi-même incluse.
Vous vous en étonnerez, mais Sergius de Blodmoore est très apprécié dans le bourg. À notre arrivée, les gens de Morglier nous ont accueillis à coups de trompettes et en brandissant des drapeaux écarlates. Lorsque des graines de céréales ont commencé à pleuvoir sur nous cependant, j'ai su que quelque chose clochait. En effet, les Morgliéens croyaient dur comme fer que Sergius et moi allions nous marier ! Le sergent s'est heureusement hâté de dissiper le malentendu. Ne vous inquiétez pas, il se tient loin de moi ; j'ingère bien assez d'ail pour cela.
Ce sera tout pour les bonnes nouvelles. J'ai assisté au banquet à l'honneur de Sergius qui, comme vous le savez certainement, n'enseignera plus au Don'hill et reprendra bientôt le manche des troupes au Mikilldys. Le festin était effroyable. Laissez-moi vous dépeindre la scène.
La halle principale des Blodmoore sert à la fois de salle à manger, de cour de justice et de dortoir pour les servants. Il s'agit de la pièce la plus vaste du château et pourtant, il y a juste assez d'espace pour arranger les tables en « U ». Mes consœurs et moi étions assises à une extrémité. Les sièges étaient plaqués contre les tapisseries ternies de la bataille de Glingen afin de libérer un coin pour les danseurs et les acrobates, mais surtout pour éviter qu'un convive soit poignardé avant le dessert.
Le dîner était extrêmement bruyant, gesticulant et bavard. Vous me direz qu'il s'agit là d'un banquet normal. Sans doute avez-vous raison ; ma foi, j'ai perdu l'habitude de me restaurer en société. Les pages ne cessaient d'entrer et de sortir, apportant pâtés, saucisses, porc farcis, caille dorée, légumes bouillis, fromages, rôtis, flans sucrés et pâtisseries, le tout arrosé de vin au miel et servi sur des plats d'argent et de vermeil. On a même servi de l'esturgeon. Cela paraît divin, mais croyez-moi, pas entre les mains de nobles aussi peu nobles.
Des molosses couraient à leur bon vouloir entre les pieds des tables, des invités et des portes, attrapant tout ce qui tombait des surfaces : cuisses de poulet, os, gouttes de sauce. Plusieurs fois, ils ont reniflé sous ma robe et collé leurs museaux contre mes chevilles. Les barons mâchaient, parlaient et s'esclaffaient la bouche pleine, tandis que les comtes trempaient leurs doigts dans tous les mets sans s'essuyer. Les dames se couchaient en travers de la nappe pour attraper quelque plat trop éloigné et excavaient leurs nez à l'aide de leur auriculaire. Si seulement elles avaient roté les yeux vers le plafond ! Les manières de la compagnie étaient férales ; je ne peux me consoler que du fait que les maîtres des lieux n'ont pas oublié de rendre grâce à Diutur pour la bonne chère.
J'avais oublié comme la mode a changé et ne cesse de me surprendre. Les hommes portent des poulaines si longues pour souligner leur statut social qu'ils doivent les renforcer avec des fanons de baleine. Ils portent des tuniques dangereusement courtes, ainsi que de braguettes et de collants moulants révélant leurs formes de masculinité. Vraiment, je ne savais pas où poser les yeux. Vous aussi seriez scandalisé. La vie militaire et monastique n'est en rien comme la vie à la cour.
Sergius était tel que vous le connaissez : maussade et désagréable. Il gardait son faucon sur son épaule et le laissait picorer dans son assiette. Ses frères cadets – Jeronimus, Gregor et Isidor – des jeunes aussi boutonneux qu'effrontés, le visaient avec des raisins, se frappaient, se lançaient des morceaux de pain léchés par les chiens et se racontaient des grossièretés. Le duc était également présent ; il se curait tour à tour les dents puis les ongles de la pointe de son couteau.
La première fois que j'ai vu son épouse, elle suçait ses doigts bagués dégoulinants de sauce. Elle est forte, ronde et apprécie visiblement la ripaille. Ce n'est qu'à son « À vos couteaux ! » que l'on mange et à son « Jouez, cornemuses ! » que l'on s'amuse. De loin, on pourrait la confondre avec une adolescente. Elle ne porte que des bliauds rouge sang lisérés de fourrure charbon et s'épile les cils, les sourcils ainsi que le haut du front, conformément à la mode actuelle. Un réfléchissement sur une coupe en cuivre m'a forcée à cligner des yeux ; en ce faisant, j'ai cru voir une jeune fille à la beauté aussi ensorcelante que fatale et au caractère d'autant plus létal. Seulement, la duchesse a dépassé son printemps depuis longtemps, si bien que son accoutrement lui confère un aspect... étrange. Des fils argentés parsèment sa chevelure charbon qu'elle laisse flotter jusqu'à ses hanches. Son teint est d'ivoire ; cernes et rides craquellent son masque de poudre. J'ai entendu dire qu'elle utilise un masque de poudre de plomb blanc et qu'elle se saigne pour garder sa pâleur de lune. Ce ton diaphane, elle le rehausse avec une pointe de rouge sanglant aux lèvres.
Il n'y a pas de doute. Dans ce portrait de famille, Hermine de Blodmoore est la plus magnétisante de tous.
En espérant que la chance vous sourie en Opyrie et que vous vous y restaurez en meilleure compagnie, je vous transmets, cher frère, mon désir d'entendre de vos nouvelles.
Mes prières sont avec vous,
Votre sœur, Melvine.
P. -S. : Avez-vous des nouvelles quant à la Bête ?
P. -P. -S : Comment ça, l'Opyrienne a disparu depuis des mois ? N'était-elle pas censée être escortée par quatre hommes du sergent de Pastylle ?
toujours un plaisir d'avoir des nouvelles de Melvine ! cette duchesse fait impression !
Je suis trop désolée de te dire ça, mais depuis quelques chapitres, je me rend compte que je me suis embrouillée dans les persos, entre les Ox et les Bloodmore, je pense que j'ai la confusion depuis le début du tome 2 mais je m'en suis rendue compte que récemment T.T ce qui fait que je n'arrive plus a démeller ! Melvine est de la famille d'Ox ? dont l'un des frères est mort ? et elle devait épouser Sergius de Bloodmore avant de prononcer ses voeux définitifs c'est ça ? Je pense pas que ton texte manque de clarté, c'est le saut entre les deux tomes qui m'a embrouillée je pense. Mais je serais pas contre un petit récap/arbre généalogique !
Qu'est-ce que Voulu fabrique là ? C'est une bonne question; on dirait qu'il a été perdu dans la nature pour l'instant xD
Je suis contente que tu aies aimée le passage avec Melvine ! On la retrouvera dans 4 chapitres pour la suite de ses aventures ;)
Tu as bien fait de me signaler ta confusion Ox-Blodmoore ! Mais en fait, tout ce que tu dis est correct, donc, inconsciemment, tu as tout compris :D Melvine (d'Ox) a notamment deux frères : Petrus (qui est sergent) et Tomislav (le jumeau de Melvine qui était moine-soldat et a été assassiné en Opyrie en même temps que l'Abbé). Son père voulait la caler avec Sergius de Blodmoore (un autre sergent qui est notamment détesté par Petrus - ils se bagarrent dans le tome 1 d'ailleurs). Puis Melvine a prononcé ses voeux et voilà :)
J'espère que c'est plus clair maintenant et si jamais tu as d'autres questions, n'hésite pas à me demander, je réponds volontiers ;)
Merci d'être repassée me lire et commenter !!
Et la description de la duchesse de Blodmoore est géniale : je ne la voyais pas du tout comme ça. Plutôt comme une belle femme mûre, élégante et sobre. Mais c'est bien mieux comme tu l'as imaginée : beaucoup plus original et non moins inquiétant !
Je n'arrive pas à savoir s'il y a autre chose d'important dans cette lettre... Le fait que les gens croient que Sergius et Melvine doivent se marier, par exemple... est-ce que le malentendu en est vraiment un ? Est-ce qu'on ne va pas la marier de force ? J'ai un peu peur pour elle. Mais je finis peut-être par être parano, hein !
Bravo pour ces deux chapitres, en tout cas : très agréables à lire !
A bientôt !
Je me suis demandée comment se serait de vivre cloîtrée pendant des années puis de retourner en société.
Contente que tu apprécies la description "spéciale" de Hermine ! J'ai longuement réfléchi à comment je voulais la représenter et finalement, elle a pris cette forme-là tout naturellement. On en apprendra plus sur son sujet dans ce tome; tu verras, elle cache des choses.
C'est vrai qu'il y a beaucoup d'infos dans cette lettre ! Je te rassure, il n'y a pas d'indice secret à découvrir ici. Et Melvine, en tant que refligieuse officielle, ne peut pas être mariée de force ;) Nooon, désolée je ne voulais pas te rendre parano ToT
Merci beaucoup pour tes commentaires ! Et maintenant c'est mon tour de me jeter sur le nouveau chapitre des Princes yeeeaaaahh