Tommy Everyoung

Par Bruns

Dude, Robinsonville 

1869 (à peu près) 

* * *      11      * * * 

Blues :  
Pendant trois mesures de quatre temps,  
le temps s’arrête.  
Nos pensées s’envolent.  
Notre âme se suspend.  
Ces notes, c’est l’harmonie qui résonne  
entre les hommes et leur nature.  
C’est le battement de cœur de notre humanité. 

* * * 

 

Tommy Everyoung perché sur son estrade, avait déjà bien chauffé sa salle. Il avait lancé son show par quelques grands classiques du gospel et du blues pour attirer les buveurs et les joueurs. Quand l’ambiance serait installée, il tenterait quelques nouveautés pour observer les réactions. En attendant il faisait ce pour quoi il était payé ce soir, distraire les cuitards, pour qu’ils dansent, qu’ils suent, qu’ils baisent et surtout pour qu’ils boivent. Ses accords étaient toujours justes et ses riffs agressifs. Ils vous donnaient envie de vous lever, de sauter et de vous déhancher. Tommy avait le don pour manipuler une foule. Il savait quand il fallait ralentir laissant les danseurs respirer, il savait quand il fallait accélérer et relancer la frénésie, il savait quand il devait s’effacer derrière sa musique, sans artifice, sa rythmique se mariant aux pulsions de la salle. Tommy travaillait toujours avec Beasty Brown. Beasty était un bon accompagnateur, mais il était discret et ne recherchait pas la gloire. Il avait un jeu rythmique hors du commun et cette régularité sans faille permettait à Tommy toutes les libertés.  

Alors qu’ils venaient de jouer deux heures d’affilé, Tommy et Beasty décidèrent de faire une pause. Ils finirent leur morceau en douceur, laissant le temps aux danseurs de redescendre sur terre avant l’accord final. Sous les acclamations, ils posèrent leurs guitares avec précaution et se dirigèrent vers le bar.  Tommy commanda leur bière habituelle pour la soif et un verre de whisky pour tenir le coup. Quand il eut fini sa bière, Tommy senti une main sur son épaule. Il se retourna et se retrouva face à face avec Nina. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient pas revus. Nina avait sorti ses plus beaux atouts, mais pour Tommy, elle ressemblait toujours à ce qu’elle était ; une logeuse trop apprêtée et trop maquillée. Mais il avait déjà profité de ses charmes et de ses chambres, et il était heureux de la revoir, il essayait tout au moins de le montrer. 

– Yeh ! Nina ! Ça fait un moment que je ne t’ai pas vue ici ! Tu es toujours aussi belle, dis-moi !  

– Salut vieux dragueur, n’essaie pas ton charme sur moi, dit Nina en riant, tu dois assurer le spectacle ce soir. Et elle se tourna vers Beasty pour le saluer. 

– J’ai du temps, Nina, est ce qu’on peut t’offrir un verre ? 

– Si tu veux, Tommy, mais avant j’aimerais te présenter un ami. Un ami très cher ! 

Nina s’écarte du bar pour laisser la place à Dude qui était resté en retrait. 

– Je te présente Dude. 

Les deux hommes se serrèrent la main. Tommy se méfiait de ce jeune perdreau qui avait mis la main sur le cœur de Nina, malgré son jeune âge et son costard usé et démodé.  

– Enchanté Dude ! 

– Bonsoir monsieur. 

Dude regretta immédiatement ce surplus de politesse. Il ne voulait pas paraître impressionné et tenait à montrer qu’il était à l’aise dans ce genre d’endroit et devant Tommy. Mais c’était trop tard, d’un regard le maître avait déjà pris l’ascendant. 

– Alors Dude, c’est toi qui nous prive de Nina depuis quelque temps ? Comme Dude hésita à répondre, c’est Nina qui intervint. 

– Dude est guitariste et il aimerait beaucoup jouer avec vous. Il est venu ce soir pour faire un essai. Pour te montrer ce qu’il sait faire. 

– Alors tu es musicien ? Tommy s’adressa directement à Dude. Et tu joues depuis combien de temps, bonhomme ?  

– Ca fait quelques années que je m’entraîne. 

– Et tu as déjà joué sur une scène ? 

– Oui, m’sieur, dans le camp de poseurs de rails, j’ai déjà joué pour les collègues. 

Tommy éclata de rire, ce qui mit Nina et Dude mal à l’aise. 

– Et bien, nous allons t’écouter Dude, le poseur de rails. Tu vas nous montrer ce que tu sais faire. 

Tommy prit la bouteille de whisky qui était restée sur le bar et emmena le groupe vers une table libre près de la scène. Nina, Tommy et Beasty s’installèrent pendant que Dude montait sur la scène, où attendaient les guitares des deux musiciens.  

– Prends la guitare qui te convient, bonhomme et fais-nous bouger ! Lança Tommy en asseyant. 

Dude sentait la nervosité le gagner. Mais après tout, c’était ce qu’il voulait ! Être sur scène, faire de la musique. C’était le moment. Dude remarqua une Dopeyra qui était posée là et qui l’attendait. C’était une guitare faite de métal et qui était assez rare. Cette guitare avait été fabriquée par un luthier slovaque immigré récemment aux Etats-Unis. Il était le seul à fabriquer ces guitares, plus tard il transmettrait son savoir à ses fils qui créeraient des grands modèles. Mais pour le moment, on les comptait sur les doigts des deux mains. En plus d’être magnifique, cette guitare offrait un son plus puissant qu’une guitare normale. Elle donnait un avantage à celui qui l’utilisait dans des clubs comme celui-ci où plusieurs groupes pouvaient jouer en même temps. Celle qui trônait sur scène était une beauté. Son corps galbé était fait de laiton plaqué de nickel. Il était gravé à l’effigie de Tommy, ce qui la rendait unique. Son manche en ébène noir tranchait avec le brillant du nickel. 

Dude n’était pas certain que Tommy le laisse jouer avec cette guitare. Elle avait dû coûter une fortune, mais après tout, c’est lui qui était sur la scène maintenant et la guitare était posée là, à l’attendre. Dude fit deux pas, prit la guitare et passa la bretelle autour de son cou.  

Il fit face à Tommy, et à la salle. 

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