ROULAPICK 5
Sur le quai assombri, Dann pressa le pas.
**- Il faut prévenir d’urgence le Commandant du Fort. Il n’y a pas de temps à perdre. D’ailleurs, c’est peut-être déjà trop tard…
Escogrif leva les yeux vers Roulapick. On devinait à peine sa silhouette perdue dans un épais brouillard. Seule une vive lumière, auréolée de brume tout en haut de sa tour carrée, permettait aux deux hommes de s’orienter.
Longeant les rues endormies de Cherpoule, ils arrivèrent au pied de la montagne. Lili les accompagnait. Ils gravirent rapidement les sentiers en pente pour arriver enfin au pied du Fort. C’était une batisse massive, ceinturée de très hauts murs, qui s’agrippait tout au sommet de Roulapick. Elle dominait la vue sur la campagne et la mer, aussi loin et même plus loin que l’horizon… Arrivés tout là-haut, ils trouvèrent le pont-levis relevé. Impossible d’entrer !
**- Hé Ho ! Sentinelle ?
**- Qui va là ? Cria le Guetteur debout sur les remparts et transi de froid. Son casque, trop enfoncé sur le front, lui cachait à moitié les yeux !
**- C’est Dann, Capitaine de la Débrouillarde et mon Second Escogrif. Je demande à parler au Commandant.
**- Pas possible ! Il dort et ronfle bien !
**- Eh bien, réveillez le bon sang !
**- Z’entendez pas ? J’vous dis qu’il ronfle ! Une vraie turbine !
**- Décidez-vous Sentinelle ! Ou vous ouvrez, ou on franchit les murs à l’abordage !
**- Bon bon ! Ça va ! Calmez-vous ! J’abaisse le pont. Mais j’vous préviens. Un pas d’côté et j’vous assomme !
Les deux marins n’en revenaient pas ! Quel sale caractère ! Ils espéraient tout de même un meilleur accueil de son supérieur. Le pont-levis s’abaissa enfin.
**- Suivez-moi chez l’Commandant et pas d’enjambée d’travers, sinon gare à vous ! Et sans bruit ni papotage !
Décidément ! En marchant silencieusement sur la pointe des pieds, ils arrivèrent tous les quatre à la casemate du Commandant. Devant la porte de la chambrée, la Sentinelle mit un doigt sur ses lévres.
**- Chut ! Silence !
Alors, un grand sourire fendit sa bouche édentée. Il détacha à ce moment le clairon accroché à son épaule.
Dann et Escogrif le regardaient, stupéfaits lorsqu’il souffla de toutes ses forces dans l’embout de sa trompette.
Un son strident et perçant ; Turlututuuuuu en jaillit et traversa la porte, envahissant bruyamment la pièce où ronflait tranquillement le Commandant !
On entendit un grand boom ! Celui-ci tombait du lit sur le sol en pierre. Lili apeurée s’envola, mais la sentinelle pliée en deux se tordit de rire !
**- Ha hahaaaa ! Bon coup ! Ça lui apprendra à ronfler, quand moi j’veille au froid en haut des murs !
Et promptement il se sauva dans les coursives, laissant les deux marins interloqués devant la porte qui s’ouvrit d’un coup sec et violent !
**- Nom d’un canon ! Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Qui m’a fait tomber de ma paillasse ?
C’est alors qu’il aperçut les deux hommes.
**- Sentinelle, Sentinelle, mettez-moi ces deux malfrats au mitard ! Et vite, je vous l’ordonne !
Interloqué, Dann mit un temps à réagir.
**- Heueueu, désolé Commandant pour ce réveil un peu brutal, mais nous venons vous prévenir d’un danger imminent qu’il faut prendre très au sérieux.
L’officier, mal réveillé, pieds nus et les cheveux en bataille les regardait l’air ahuri. Sa chemise de nuit, longue à mi-mollet, flottait sur un ventre bien rond. Il réajusta ses lorgnons sous des sourcils en broussaille.
**- Bon bon, j’arrive ! Grommela-t-il. Laissez-moi un peu de temps pour ma toilette quand même ?
**- Non non, Commandant, pas le temps pour ça. Il est urgent de vous alerter et de demander l’aide de votre garnison ?
**- Ma garnison ? Ma garnison ? Et puis quoi encore ? Hein ? Non mais vous êtes qui d’ailleurs ? Hein ? Deux Pirates ? Oui oui ! Je reconnais bien là cette fameuse casquette entre toutes ! Sentinelle ? Sentinelle ? Au trou ! Au trou tout de suite ! Mettez- moi ces deux bandits au trou et sans discuter en plus !
Sur ces paroles, le Commandant fit volte-face et vlan, claqua la porte au nez des supposés pirates ! Puis, on entendit le lit grincer et la turbine bruyamment redémarrer…
Dann resta là, les bras ballants. Tout d’un coup, le doute s’installait dans son esprit. Comment faire ? Tout seul il savait qu’il n’y arriverait pas…
**- Venez Capitaine nous n’aurons pas d’aide de ce côté.
Alors, Escogrif posa la main sur l’épaule de son chef en signe d’encouragement. Il connaissait le sentiment d’impuissance que ressentait Dann en cet instant. Lui-même, s’était senti désespéré et complétement perdu lors de la disparition de Djo. Il avait chancelé. Et pourtant, il avait toujours la responsabilité de Lili, petite vie toute frêle accrochée à son épaule. Mais à l’époque, en ce tragique moment, son Capitaine l’avait soutenu et réconforté. Alors Escogrif, caressant doucement le bec de sa petite Lili, avait pris une grande respiration bien profonde et avait retrouvé son équilibre…
Oui, on sait bien tous, qu’il est important de s’entraider et de pouvoir compter les uns sur les autres…
En quittant le fort, ils traversèrent à nouveau le pont-levis. Là-haut, sur les remparts, entre deux créneaux, le Guetteur avait la goutte au nez. De plus en plus gelé, il ricanait malgré tout en les voyant repartir, trop heureux de la bonne blague faite à son Commandant !
Mais, dans la nuit noire, sous une lune voilée, les trois amis reprirent en sens inverse le chemin étroit et sinueux dans un silence désolé...