Roulotte

 

 
Ils partirent à l’aube, ou à quelque chose qui y ressemblait. Ginette avait troqué son fauteuil pour une roulotte bringuebalante, repeinte à la main par Miranda, avec des cœurs, des spirales et un chat borgne qui clignait selon les cahots.
Cléandre, lui, conduisait la jument, une bête résignée nommée Patience, qui répondait à tout sauf aux ordres. Il avait cousu une enseigne tremblotante à l’arrière : La Vérité passe par ici mais ne s’arrête pas toujours.
— C’est toi qui l’as écrite ? demanda Ginette en mâchonnant un brin de romarin volé.
— Je me suis inspiré de ta bouche, répliqua Cléandre. Tu es un poème flou à toi toute seule.
Miranda tapait des mains, installée dans le coffre à gousses, en tenant Présage par la queue.
La roulotte devenait un cirque discret, une fabrique à mensonges doux, un confessionnal roulant. À chaque halte, ils ouvraient la porte rouge, accrochaient deux lanternes en forme de poire et installaient le coussin de vérité sur un tabouret branlant.
Le décor restait le même : un rideau, un miroir fendu, trois cartes abîmées et un chat qui jugeait les gens mieux que tous.
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Premier arrêt : un village où les toits se penchaient de fatigue.
Un jeune père, les bras chargés d’un bébé grognon, demanda si sa fille deviendrait une reine.
Ginette tira ses cartes :
— Une couronne en carton. Un trône d’herbes. Une grenouille avec une cuillère.
Elle posa la main sur le crâne du bébé, solennelle.
— Elle gouvernera ton cœur, chaque nuit où tu ne dormiras pas.
Le père versa une larme. Le bébé rotota.
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Ensuite, une ado furieuse :
— Est-ce qu’un jour ils m’écouteront ?
Ginette l’observa longuement, puis retourna une seule carte : une oreille bouchée par une fleur.
— Ils entendront quand tu crieras moins. Les gens n’écoutent que les échos, pas les volcans.
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Un homme en complet gris demanda :
— Est-ce que je suis en train de rater ma vie ?
Ginette haussa les sourcils.
— Non. Tu la vis. C’est plus subtil.
Il éclata de rire et leur laissa un jambon.
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Le soir, autour du feu, Miranda s’amusait à tirer ses propres cartes. Elle les lisait à l’envers, à voix basse, pour Présage :
— Toi, t’as l’âme d’un roi mou. Et tu vas trouver une sardine magique.
Cléandre la regardait faire, un sourire dans la barbe naissante.
Ginette, elle, notait tout dans un carnet en cuir : les noms, les visages, les questions. Elle les appelait ses clients fantômes, ceux qui, un jour, reviendraient peut-être. Et la roulotte repartait, grinçante et glorieuse, semant du sens en vrac dans les campagnes.
Un monde un peu paumé trouvait là un phare fragile, une lueur loufoque. Et Cléandre, sans le dire, y trouvait un métier : tenir la bride de la jument, et celle, plus capricieuse, du destin.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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