J’ai continué ma montée vers le nord, traversant le Connemara depuis l’intérieur des terres. J’ai malheureusement dû éviter de Clifden, étant donné la quantité de marécage dans lequel je crus bien des fois qu’ils allaient m’aspirer dans les entrailles de la terre. Que maudite soit la boue ainsi que les pluies d’été en Irlande ! Non, j’ai préféré passer par les hauteurs et la terre sèche. Après être passé devant une splendide abbaye et du traverser un bras de mer a gué, je suis arrivé enfin dans l’un des plus grands comtés de l’Île. Au revoir Galway, je suis à présent à Mayo, la région des pêcheurs et des marins. La nouvelle ville de Westport m’attend plus haut !
All through the north as I walked forth for to view the shamrock plain
I stood awhile where Nature smiles amid the rocks and streams
On a matron mild I cast my eyes beneath a fertile vale
And the song she sang as she walked on was, My poor old Granuaile
Je l’avoue, je m’attendais à reconnaître des habitudes de Dublin dans les petits villages de Mayo. Après tout, j’ai grandi dans la plus grande ville portuaire d’Erin. Et si effectivement, je peux trouver des similitudes dans les baies et les ports des villages… tout ce qui est autour est radicalement différent. Tout est sauvage, de la nature aux hommes. Et puis l’accent, les mots et les chants, tout m’est irrésistiblement inconnu. Aujourd’hui, j’ai pris plaisir à regarder un groupe de jeunes enfants jouer dans les rues. Ils ne m’atteignaient pas à la taille et hurlèrent de terreur en apercevant le chien loup qui me suivait. Tous partirent en courant, sauf une petite fille d’environ 4 ou 5 ans, qui s’avança vers lui en criant et fermant les yeux : « Je suis Granuaile et je ne recule pas devant les méchants ! »
Pour toute réponse, Richard lui lécha le bout du nez, ce qui la fit trébucher. Elle semblait sur le point d’éclater en larmes, alors je lui ai joué un air. Bientôt la panique se dissipa au son merveilleux du whistle du Leprechaun, et un sourire se dessina sur son visage. Les autres enfants, qui s’étaient enfui en courant, se sont timidement rapproché. Bientôt, tous tournaient autour de moi, émerveillé par tout ce que je possédais d’étrange. Et la première petite fille, dans tout son courage, m’ordonna avec ferveur : « Joue la chanson de Granuaile ! »
Ce nom me disait quelque chose, car en gravissant le Connemara jusqu’ici, j’avais pu croiser quelques châteaux où il était parfois annoncé sur des bornes, parfois gravé dans la pierre. Mais je ne savais ni de qui il s’agissait, ni de ce qu’il pouvait représenter pour cette toute petite enfant aux cheveux roux comme le feu et aux yeux noirs comme la suie. Pas plus que je connaissais la moindre chanson qui aurait pu lui être associée. Je me suis penché vers la petite et je lui ai proposé un marché : si elle me racontait l’histoire de cette personne et qu’elle m’apprenait son chant, alors je lui rejouerai.
Mais elle n’était pas d’accord, la bougresse ! « Tu ne dois pas accepter de jouer gratuitement, il faut te payer ! ». Elle fouilla frénétiquement ses poches et ses camarades firent de même. Bientôt, ils sortirent de leurs vêtements rapiécés toute leur richesse ; quelques amandes et des vis de bateau. La surprise me prit tant de cour que j’éclatais de rire. Mais le marché fut conclu. Nous nous sommes assis à terre, Richard, les enfants et moi, et la toute petite fille resta debout, enorgueillie par son courage. Et ce fut seulement aujourd’hui que j’appris l’histoire de la plus grande pirate de l’Irlande.
A courtier call’d Dorset, from Parkgate did fail,
In his Majesty’s yacht, for to court Grannia Weal;
With great entertainment the thought to prevail,
And rifle the charms of sweet Granuaile.
The Fox in the Trap we have caught by the tail
success to the sons of brave Granuaile.
Elle était née il y a trois cents ans de cela, sur une île pas très loin d’ici nommée l’Île de Clare. Son père était un marin de la grande dynastie des O’Malley, régnant sur tout le comté de Mayo et l’avait nommée Gráinne. Dès sa plus tendre enfance, la jeune fille rêvait de suivre son père dans ses aventures marines. Celui-ci refusa en arguant que sa longue chevelure rousse s’emmêlerait aux cordages. Qu’à cela ne tienne ; à 11 ans, elle se rasa entièrement la tête et gagna ainsi son grand surnom « Granuaile », « La Grace sans cheveux ».
Ainsi débute sa légende et bien sûr elle ne s’arrête pas là. Elle n’hésita pas à se marier avec des grands noms, comme l’héritier de la famille Flaherty qui possédait les terres du Connemara, pour divorcer sans ménagement en récupérant leurs châteaux. Tous ces biens sur la côte lui permettait d’avoir une vision de tout l’ouest de l’Irlande et de mener des assauts particulièrement stratégiques… et parfois sanglant.
Says Granuaile, I always was true to my king;
When in war, I supply’d him
with money and men.
Our love to Queen Elisabeth
wi' our blood we did seal,
At Dettingen battle, says bold Granuaile.
Elle qui tenait tête à la fille d’Henry VIII, celui qui avait tenté d’asservir l’Angleterre et avait par certains côtés réussis, elle devint une icône de résistance. Pour elle, l’anglais tout royal qu’il fut n’avait aucune légitimité et jamais elle n’aurait courbé le dos devant la reine Elisabeth. Elle menait son équipage enceinte et donna naissance a ses trois enfants en mer. Des combats et des batailles, toutes plus victorieuses les unes que les autres passèrent, jusqu’à ce qu’arrive la chute. Un seigneur anglais arriva à prendre en otage ses fils afin de la faire chanter. Outré, elle navigua jusqu’à Londres où elle ordonna à la Reine elle-même de libérer sa famille. Son culot fit mouche car Elisabeth, connu pour sa cruauté envers le peuple irlandais, ordonna la libération des enfants de Grainne ainsi qu’une autorisation royale à ses activités peu recommandables. Et c’est seulement à cet instant que, par reconnaissance, elle choisit de ne plus s’attaquer aux navires anglais qui s’approchait des côtes du comté de Mayo. Contrairement à tant de pirates après elle, elle ne fut jamais ni tuée ni attrapée et mourut tranquillement a l’âge de 73 ans, dans un de ses châteaux sur la côte. C’était la Reine des mers, la Navigatrice, la Combattante qui laissait entrevoir les failles de la couronne d’Angleterre. Et si trois cent ans plus tard, elle a malheureusement disparu de la mémoire de la plupart des habitants de l’île d’Emeraude… Son histoire faisait briller d’admiration et d’espoir cette toute petite fille du comté d’où elle était originaire.
On her harp she leaned and thus exclaimed, My royal Brian is gone
Who in his day did drive away the tyrants every one
On Clontarf's plain against the Danes his faction did prepare
Brave Brian Boru cut their lines in two and freed old Granuaile
With blood besmeared and bathed in tears, her harp she sweetly strung
And o'er the air her mournful tune from one last chord she wrung
Her voice so clear fell on my ear, at length my strength did fail
I went away and this did say, God help you, Granuaile
Et jamais je n’ai entendu chanter aussi bien et aussi fort une enfant de cet âge. Elle me transmit sa chanson avec justesse et précision, comme l’aurait pu faire quelqu’un qui avait trente fois son âge. Et quand elle m’entendit l’accompagner au Whistle, elle pleura de joie comme si elle avait attendu ce moment toute sa vie. Un petit garçon un peu plus âgé, peut être son frère, m’a alors expliqué leur plan pour l’avenir. Ils voulaient fonder un équipage et utiliser les ruines des châteaux de Granuaile afin d’attaquer les flottes anglaises qui volait le poisson de leur parent. Ainsi, ils sauveraient tout le comté, puis l’Irlande, en redistribuant la nourriture que la couronne nous vole.
Les pirates, en trois cent ans, ont connu des jours meilleurs, et le Roi Georges a réussit à briser les espoirs de liberté dans le lointain… Mais en Irlande, l’esprit de piraterie demeure toujours dans le cœur pur des enfants, et il domine toujours l’esprit de ceux qui rêvent un jour de voir l’Angleterre partir. Alors, je prie de tout mon cœur, en reprenant ma route, que cette petite deviendra ce qu’elle rêve d’être.