Tant d’histoire à raconter encore, alors que n’est pas passée ma douleur au crâne ! Ah, Westport, on m’en avait vanté la beauté et j’avoue que les whiskys ne m’ont pas déçu…
En déambulant depuis quelques jours dans les rues bariolées, j’avais du mal à croire que cette ville n’existait pas du temps de mon grand-père ! Des vieux du coin m’ont expliqué qu’elle avait été construite par des architectes anglais sur un vieux village au nom gaélique qu’ils ont eu tôt fait d’effacer. Cathair na Mart, la cité des bœufs, qu’elle s’appelait. Pourtant, dans cette ville portuaire, les seuls bovins que j’ai pu croiser étaient au pub…
Je dois bien avouer que je n’en suis pas bien fier, mais quand on est dans une ville de marin irlandais, évidemment tout se passe autour d’une bonne Guinness pour se remplir le ventre ! D’autant plus qu’en entendant mon nom, immédiatement chacun s’est empressé de m’offrir un verre. « Bon courage pour l’ascension ! » « Toi aussi, tu fais partie des pèlerins ? » Intrigué, j’ai dans le doute répondu à l’affirmative. Puis, quand la curiosité fut trop forte, j’ai fini par demander de quoi tout le monde faisait allusion. Et Dieu sait dans quoi je me suis engagé !
Comme à mon habitude, en arrivant a Westport, j’ai tenté d’esquiver les monts et les collines me semblant trop ardue. Et effectivement, un peu avant d’arriver dans la nouvelle ville, je m’étais fait la réflexion que ce mont-là n’était pas comme les autres. Mais aurais-je pu deviner ? Il s’agit en vérité du mont de St Patrick. Le Croagh Patrick ! Le Sinaï de l’Irlande, où le Saint homme est allé jeuner pendant quarante jours à la Carême afin de bannir d’un lancer de cloche tous les serpents de l’île ! Comment ai-je pu passer devant et ne pas remarquer son relief unique, ni l’impact de ladite cloche dans le sol ? Il va falloir maintenant que je fasse demi-tour…
Après quelques bières supplémentaires, alors que les langues se déliaient davantage, j’en appris davantage sur cette montagne sacrée. Si Westport m’avait paru bondé, c’est qu’il y avait des gens venus depuis Cork et même de plus loin encore pour aller la gravir le dernier dimanche de Juillet, le 25. Mais il fallut attendre la toute fin de soirée et qu’il ne reste que les plus grands piliers de pub pour entendre l’inavouable. « St Patrick n’a rien inventé ! Cette montagne-là était le lieu de recueillement des fêtes d’Aout, à la gloire du dieu Lugh. S’il est monté tout en haut de ce mont, c’était pour faire disparaître l’ancien culte ! ». Il y eut quelques protestations outrées, mais je n’ai surement pu retenir un coup d’œil intrigué à l’égard de celui qui venait de parler.
C’était un vieil homme, qui me rendit mon regard avec un voile d’alcool dans les yeux. Il ne se souciait pas du scandale qu’il venait de déclencher, bien qu’il n’aurait sûrement jamais prononcé ces paroles sobres. D’un geste de la main il tenta de faire descendre la clameur populaire et en titubant vers moi, il me tendit une pièce d’une main tout en s’appuyant sur mon épaule de l’autre.
« Les patrons d’ici m’en doivent une. Tu peux descendre dans leur cave me rapporter une bouteille de vin pour moi ? Ils ne te diront rien. »
Un peu surpris, et en même temps bien obligé par la pièce, je me suis exécuté. Effectivement, le couple qui tenait l’établissement me laissa étrangement passer avec un regard méfiant. Mais j’étais bien trop saoul pour m’en étonner. A la rigueur, je dus penser qu’ils ne m’imaginaient pas dévaliser leur établissement dans mon état. Puis j’ai pris l’escalier, j’ai tourné et je me suis retrouvé face à la vieille porte en bois de la cave. Avec une inspiration, je l’ai ouverte… Et je me suis cru en France.
Comment un pub pouvait tenir une cave à vin aussi belle ? On pouvait deviner des arches dans la brique, et l’air ne respirait même pas l’humidité. Des dizaines et des dizaines de bouteilles, parfois même avec des noms prestigieux, venant de Champagne ou de Bordeaux, étaient entreposées là. A l’intérieur, tout semblait silencieux, comme en attente… je pouvais encore entendre les cris et les chants des hommes resté à l’étage, bien que ça semblait si lointain que je me serai cru dans un autre bâtiment qu’eux. A ce moment-là, moi qui n’y connais rien en vin, je me suis surtout maudit de ne pas lui avoir demandé ce qu’il voulait que je prenne ! Et si je remontais avec une bouteille qui valait mille fois tout ce que je possédais ? Je n’aurais plus qu’à vendre mes chaussures et mon chien ! Je scrutais les étiquettes de bouteilles, toutes différentes et similaires avec des lettres qui dansaient devant mes yeux, quand un rire étrange, tout proche de mon oreille droite, a résonné dans toute la cave. Je me suis retourné le plus vite que j’ai pu, mais… personne.
Je suis retourné à mon inspection des bouteilles, le plus méthodiquement que je pouvais. Quand un autre rire pouffa à mon oreille gauche ! Cette fois-ci, j’ai tenté de fouiller également dans les tonneaux et derrière les étagères. Mais rien, personne. Qui pouvait donc bien se moquer de moi ? C’est en prenant une bouteille de vin de son socle que je l’ai découvert. Il était minuscule, assis de toute sa taille derrière le vin. Il portait un habit de pourpre, avec un grand chapeau haut-de-forme. Par ailleurs, des chapeaux, il en avait une ribambelle autour de lui ; c’était un chapelier. Il avait une toute petite canne fièrement sertie, ainsi qu’un verre bien rempli de la taille de mon ongle. Son rire a nouveau s’envola dans toute la pièce et je le reconnus immédiatement. Avec son regard scintillant de mille feux et sa barbe rousse minutieusement taillée, j’avais déjà croisé quelqu’un de sa famille il y a peu de temps. C’était un Clurichaun.
« Alors comme ça tu as été assez malin pour t’attirer les bonnes grâces de l’un de mes cousins ? fit-il en observant mes chaussures et mon whistle à la ceinture. Je ne vais pas te cacher, c’est plutôt bon signe. Dis-moi, ça a l’air d’être la fête en haut ! Et moi je suis obligé de rester là tout seul… Tu ne voudrais pas trinquer avec moi, par hasard ? »
Il n’avait même pas fini sa phrase que j’avais déjà ouvert une bouteille au hasard. Soit j’hallucinais à cause de tout l’alcool que j’avais ingéré et dans ce cas il ne fallait surtout pas que je m’arrête pour que l’effet perdure…. Soit c’était vraiment un Clurichaun, la plus festive, bavarde et lunatique de toutes les fées ! Il est dit que si les Leprechaun vivent dans les forêts sombre, les Clurichauns aimaient bien trop les bonnes choses pour s’éloigner des villes des hommes. Il est dit qu’ils voient dans les caves et les celliers les meilleures habitations qu’ils soient… Et si elles sont bien entretenues, avec de l’alcool de qualité, ils auront tendance à bénir la famille qui la possède ! Si ce n’est pas le cas, des sorts risquent malheureusement de s’abattre sur les propriétaires, comme du lait qui tourne ou des poules qui ne pondent plus. Ils sont le grand allié et la meilleure excuse de celui qui doit débattre avec sa femme sur les dépenses en alcool.
Mais surtout, les Clurichauns sont réputés bavard. Et celui-là particulièrement avait l’air de l’être pour se présenter à moi de cette manière ! Je me voyais déjà lui demander ce que je n’avais pas osé avec son cousin. Des contes, du savoir, des vieilles histoires ou bien des bonnes plaisanteries… A vrai dire, j’aurais tout écouté. En me voyant boire au goulot, le petit homme eut un sifflement d’admiration.
« Eh bien, en voilà de l’enthousiasme ! Attention, j’aimerais quand même que tu restes avec moi, avec ta conscience gardée si possible… »
Et avant même que je ne puisse demander quoi que ce soit, il a commencé à raconter. Et qu’est-ce que c’était drôle ! Qu’est-ce que c’était bien ! Je me souviens avoir ri, mais ri… à m’en tenir les côtes. Puis je me souviens avoir pleuré, puis m’être creusé la cervelle sur des énigmes datant probablement de plusieurs siècles… Une soirée inoubliable, pour sûr, où j’ai pu le questionner de tout mon content et où j’ai souvenir d’avoir été toujours satisfait de toutes ses réponses !
Seulement voilà. Je me suis réveillé ce matin dans le lit d’une auberge non loin du pub. La chambre et même le petit déjeuner avait été payé, alors qu’il me restait dans la poche la fameuse pièce qui a mené à cette histoire. Et j’ai beau me triturer la cervelle… Je n’arrive pas à me rappeler de la moindre histoire qu’il ait pu me raconter ! Je me souviens de ce que j’en ai ressenti, mais jamais plus. Et pourtant il y en avait tellement qui m’ont émerveillée, effrayée, amusé… ! Quelle frustration, quelle injustice.
J’ai pris ma décision. Je vais aller marcher dans les rues de Westport avec Richard en espérant qu’une épiphanie me vienne. Et si je ne me souviens toujours pas, et bien… J’irai monter le Croagh Patrick. Non pas le dimanche 25 juillet comme la plupart des pèlerins, mais samedi d’après, car manifestement c’est la nuit du samedi qui est le jour préféré des Voisins. Et ainsi, je serai au rendez-vous pour tenir ma promesse, avec un an de retard, de commémorer les Lugnasads. Merci encore de m’avoir laissé traverser les montagnes de Wicklow voilà maintenant une éternité, mais si vous pouviez me redonner la mémoire que le Clurichaun m’a volé j’en serai encore davantage reconnaissant !