Il faut que j’écrive avant de tomber dans le sommeil et l’ivresse. Mon dieu, quelle soirée s’est donc bien déroulée là ? Cela fait une semaine pourtant que je fais la compagnie des Mincéirí. Je commençais à prendre bien l’habitude de leurs histoires, leurs coutumes, leurs veillées… Mais celle que je viens de vivre, clairement, sort du lot ! Comment la décrire ? Bon dieu, je viens de la vivre et j’ai l’impression que déjà son souvenir s’évanouit !
Nous sommes en plein milieu de la campagne irlandaise, surement pas très loin de Cork. Nous n’avons pas marché droit comme je pouvais le faire seul jusque là. Voyager seul et vivre en groupe disparate, avec des enfants comme des personnes d’un bon âge n’incombe clairement pas les mêmes trajets. Nous avons suivi les ruisseaux et les cours d’eau, évitant les chemins les plus escarpés afin que les chevaux ne se retrouvent jamais en difficulté. Il m'a été expliqué qu'il y a longtemps, bien avant que les hommes ni même les dieux peuplent l'Irlande, les ours étaient les maîtres de l'île, et leurs pattes forgeaient les routes que les Mincéirí ont repris bien plus tard, alors que les ours ont disparu pour toujours de l'île d'Emeraude avec les chasseurs et les montreurs itinérants. Quand un homme et son cheval traverse le sentier forgé par un ours , m'a expliqué Conn, on se doit de baisser la tête une fois sur le sentier en hommage. Mêmes les poulains les plus jeunes ont appris à faire ce geste, bien qu'ils restent le reste du temps le dos droit et la tête fière. Les Gypsy cob sont vraiment des bêtes manifiques, on en prend plus soin que certains hommes… Mais je m’égare !
Cette soirée… Alors que je m’occupais de récupérer de l’eau pour tout le monde, j’entendais certains adultes murmurer. J’ai cru comprendre qu’il fallait qu’on avance plus vite vers Cork, que le braconnage pouvait nous apporter des problèmes. Les visages, mêmes vu de loin, arboraient des expressions inhabituelles. Inquiètes, je dirai. Nous marchions dans les traces de la Blackwater depuis un certain temps, mais il allait falloir la quitter pour descendre plein sud vers la grande ville. Sans se faire arrêter…
Conn restait silencieux, toisant le groupe de ses yeux de fer. Les coudes sur ses genoux devant le feu, il semblait comme guetter les faits et gestes de chacun. Puis, les mains jointes sur son menton, il murmura avec l’ombre d’un sourire : « et si nous invoquions la bénédiction du roi des fées ? »
Cette phrase avait été prononcée loin de moi, et malgré les cri des enfants, je l’avais clairement entendue. J’ai vu chacun prendre ses instruments de musique comme l’on prendrait des armes, et avant que je sois incapable d’interrompre la musique, j’ai accourru. Le roi des fées ? Moi qui tente désespérément de comprendre ce monde des Voisins, je ne pouvais pas rater ça !
En voyant mon air interloqué, Bedelia, la femme de Conn, m’a sourit avec un air malicieux. « La légende dit que si nous faisons tourner assez de fois un air précis en nous tenant tous autour du feu, le roi des fées en personne viendra se joindre à la fête. Et si celle-ci lui plaît, il peut bénir tout ceux qui ont joué pour lui. »
« Mais qui est le roi des fées ? » Ai-je répondu en un souffle. Je voyais chacun ouvrir et boire les bouteilles de whiskey comme s’ils se préparaient pour un marathon. Bedelia eut l’air surprise. « Toi qui est béni par les Sidhs, tu ne le sais pas ? Le roi des fées, c’est le roi de l’Autre Monde, celui qui accueille par delà la mer l’âme de tout ceux qui ne sont plus vivant. C’est Mannanan Mac Lir, le fils de l’Océan. Avec un peu de chance, tu le verras ce soir. Joue avec nous ! »
Peu de temps après, Conn a entamé l’air avec son fiddle. Les uns après les autres, tous les Travellers se sont joint dans un hornpipe qui ne demandait qu’à s’accélérer. Et on a joué… une fois, deux fois, trois fois, et effectivement, tout sembla s’accélérer. Je ne sentais qu’à peine mes doigts se lever sur mon whistle. Il se mélangeait tant aux sons des autres instruments qu’il ne me semblait plus dicerner ce que je jouais de ce que j’entendais. Ceux qui n’étaient pas capable de suivre la mélodie dansaient et tournaient autour du feu, tapant des pieds, des mains criant en rythme. Et bientôt, à voir ces ombre tournoyer dans la fumée du camp, j’ai perdu la notion du temps.
Et puis… J’ai vu, du coin de l’œil, comme une ombre inconnue. Immobile, loin de la lumière du feu, je n’osai pas jeter un regard franc en sa direction. Car sa silhouette ne ressemblait en rien à celle d’aucun des Mincéirí que je connaissais. J’ai continué de jouer, tout en essayant de le discerner, le plus tranquillement possible.
Il était émminement noble. Il portait un manteau de satin d’un bleu profond, comme je n’en avais jamais vu auparavant. Cet habit le couvrait intégralement, ne laissant paraître de lui que sa tête, ornée d’une broche en argent, et ses chaussures. Des sandales… brillant d’or ? Ou alors, c’était les reflets du feu… Et alors que je continuais mon observation discrète, j’ai vu son ombre s’approcher de moi, de nous, de tout ceux qui jouaient. Le rythme s’est alors emballé et j’ai eu l’impression de voir le monde en accelléré. La silhouette de satin s’est alors penché vers moi et un vent chaud a comme murmuré à mon oreille :
« Pádraig, merci pour ce modeste présent. Mais ton voyage est encore loin d’être terminé ».
C’en était trop pour moi. J’ai prestement posé mon whistle sur les genoux et tourné vers l’homme ; il avait disparu. Personne ne s’était rendu compte, ni de sa présence, ni que j’avais arrêté de jouer. Et alors que je me remettais droit, prêt à reprendre le hornpipe endiablé là où je l’avais laissé… Il était devant moi. Un bouclier de bois dépassait de son dos couvert par son manteau de satin. Ondulait dans ses yeux verts comme des petites vagues… Ou alors était-ce le reflet du feu ? Il claqua des doigts, et se mêla à l’ombre dont il était venu, comme s’il n’était jamais arrivé.
Quand on s’est arrêté, personne ne l’avait vu. Mais personne ne s’est étonné de voir les bouteilles de whiskey et de rhum entièrement remplie au premier jour. Je n’ai pas osé leur expliquer ce que j’avais vu, même si je me doutais bien que tout le monde me croirait. Mais je pense que je vais garder cette histoire pour la prochaine veillée.
A bientôt pour la suite !
Merci beaucoup ! Retranscrire une ambiance musicale dans le silence des mots écrits, c'est pas le plus simple je trouve... merci pour le retour, je suis content que ça fonctionne ! :3