Le printemps a beau être frais, il fait une ambiance étouffante à Carlow. A quoi est-ce dû ? A l’immense château médiéval en ruine posté sur la rive de Barrow comme reflet d’un passé humilié, ou bien à la garnison militaire anglaise qui va jusqu’à contrôler les ponts à chaque heure ? Je n’avais jamais vu autant de Redcoats au même endroit dans une rue. A leur passage, les gens les saluent ou bien ferment leur fenêtre. A Dublin, il y a beau avoir une milice anglaise, jamais la tension semble aussi palpable, ou alors je suis resté sûrement trop de temps enfermé dans les pubs…
La pauvre église de Sainte Marie d’Irlande n’a même pas eu le temps de réparer ses vitraux que j’ai pu voir des gamins sassenach essayer de la caillasser de nouveau. Par pitié, je lui ai donné mes dernières pièces pour aider à une rénovation future. De ce que m’ont dit les habitants, il y a encore trente ans, cette église était un temple protestant qu’Elizabeth I avait récupéré d’une ancienne abbaye. A Carlow, le temps semble s’écouler d’une manière différente, et les conflits sont d’autant plus tenaces.
Et pourtant, les traditions semblent s’évaporer avec le soleil. Dieu que je regrette les Rambling House de campagne ! Jusque là, mon voyage était toujours bien accueilli avec des maisons laissées vide spécialement pour accueillir les voyageurs. En échange de ce couchage gratuit, je n’ai qu’à offrir ce que je possède de plus précieux ; de la musique et des histoires. J’ai appris à me servir de ce carnet comme un outil de paiement pour une nuit de sommeil et un repas frugal. J’étais persuadé que personne ne croirait mes aventures lors de mon passage dans les montagnes de Wicklow, et ce fut au final les histoires préférées du public lors de ces veillées ! Chacun embrayait avec une histoire à lui, d’une rencontre avec un Voisin, ou bien une légende, un druide… en Irlande, il semblerait que les Voisins soient aussi commun que les chats ou les vaches.
Mais à Carlow, aucune Rambling House. C’est tout juste si chacun a pu garder sa maison sans la céder à un redcoat. Et tout catholique que je sois, ce n’était pas de bonne augure d’être pris par un soldat en train de dormir sur un trottoir ou a dormir à l’œil dans une auberge que je ne pouvais payer ! J’ai longtemps réfléchi où je pouvais aller. Dormir à l’Eglise était tentant, si j’avais oublié les vitraux brisés et le vent humide s’engouffrer entre les pierres froides. Mes pas m’ont alors guidé sous le pont de Carlow, et me recroquevillant entre l’arche et la rivière, j’ai fermé les yeux, épuisé.
Mais voilà que j’ai été réveillé par un chant. Les flûtes et les bodhrans résonnaient fort et couvraient presque le son du courant. En levant la tête, je cru voir une armée gaël, marchant du même pas avec bagpipes et torches tenues à la main. Ils se dirigeaient vers le château en ruine avec ce chant qui se transformait en cri de guerre :
Curse and swear Lord Kildare
Fiach will do what Fiach will dare
Now FitzWilliam, have a care
Fallen is your star, low
Up with halberd out with sword
On we'll go for by the lord
Fiach MacHugh has given the word
Follow me up to Carlow !
Je suis remonté vers le pont pour mieux observer la procession. Je crois qu’écrire en me cachant va devenir ma spécialité… Le chant racontait une vieille bataille gagnée plus haut, à Wicklow, contre Elizabeth I. Pour le jour de victoire où le peuple d’Irlande eut l’espoir de vivre libre, il s’en souviendra pour des millénaires… Le seigneur qui avait gagné la bataille hache à la main, Fiach MacHugh O’Byrne, a eu beau la perdre a Carlow, est devenu un héros irlandais pour l’éternité. Peut-être qu’il serait fier de voir cette procession dont le vacarme instrumental prenait si fort aux tripes que toute la garnison resta coite à les regarder reprendre un château en ruine.
See the swords of Glen Imayle
They flash all o'er the English pale
See all the children of the Gael
Beneath O'Byrne's banners
Rooster of the fighting stock
Would you let a Saxon cock
Crow out upon an Irish rock?
Fly up and we'll teach him manners
Ils se sont sûrement dit qu’intervenir avec leurs armes contre les haches factices, les sacs à tubes et les vieilles flûtes ne mèneraient qu’à davantage de révolte. Il ont subi l’affront le regard dur et les dents serrées. Et jusqu’au matin, la procession de révolutionnaires en herbe est restée sur les ruines du château à chanter et à rire de cette fausse victoire. A présent, le soleil est levé, chacun est retourné subir les humiliations de la vie quotidienne, et je pense que je vais aller oublier ma fatigue dans le pub en face de l’église.
Ecrire en étant caché, c'est une bonne idée, je trouve. Cela va permettre à Paddy d'écrire à chaud ce dont il est témoin. Ne jamais perdre l'inspiration, mais plutôt l'attraper en plein vol tant qu'elle est là.
A bientôt pour la suite !