Samedi 14 Août 1819 - Carolan's Dream

Par Pouiny
Notes de l’auteur : Musique de référence : https://youtu.be/OY_qRsghZwM?si=aTA3MTBj0ioS-EMa

Et bien, voilà un bon nombre de jours sans que rien de trépidant ne se passe ! A croire que le Poitín du Croagh Patrick a endormi toutes les fées de l’île. Je ne saurai dire si je me sens soulagé ou bien… un peu mélancolique. Leurs facéties me manqueraient presque. Mais je ne me suis pas arrêté de marcher, loin s’en faut. Après être remonté jusqu’à Newport, j’ai bifurqué vers l’est jusqu’au Lough Conn, et plus loin encore… Cela fait un moment que je n’ai pas vu la mer. Même les rivières et les cours d’eau se font discret ici, comme s’ils n’osaient plus découper les pâturages. Cela fait longtemps que je n’ai plus vu une forêt, également… Même les humains se font rare à vrai dire. Je suis dans le pays des vaches brunes et des moutons à tête noire. J’aimerai tant tomber, comme l’année dernière, sur un Booley. Je repense parfois encore à Oran, Niamh et Laura, et j’espère qu’ils ont encore leurs belles vaches noires de Kerry et leurs histoires de vie à chanter. Les deux filles doivent avoir bien grandi depuis. Comme elles auraient aimé rencontrer Richard, et comme Richard les aurait adorés !

 

Mais pas de Booley à l’horizon ; s’il y a eu transhumance, les bêtes l’ont faite seules. J’ai malgré tout croisé quelques ruines des petites maisons de pierres, et j’ai repensé à Oran et sa peur que la pratique se perde avec la pauvreté croissante des paysans. Et bien que je sois un homme de ville, qui n’ai vécu qu’un Booley par hasard et procuration… mon cœur s’est serré.

 

Mais j’ai continué à traverser les landes en prenant par l’est. Et en passant de village en village, je suis arrivé aujourd’hui à Keadue. A vrai dire, j’ai vu en premier le somptueux château des nobles au large des rives du lough Meelagh, avant de tomber sur ce petit village perdu entre les plaines. J’aurais pu facilement passer à côté sans le vouloir, tant les maisons étaient petites et sans importance dans l’immensité de vert, marron et jaune autour de nous. Mais je ne me suis pas arrêté là par hasard. Keadue est un des villages que je veux visiter depuis le début de cette aventure, car j’ai une salutation bien particulière à passer.

 

Bien que les villageois se firent discret à mon arrivée, je pu profiter d’une Rambling House avant le début de soirée. Je commence à m’y faire, je sais que la curiosité et les interrogations des irlandais viennent avec le lever de la lune. Il y a une pudeur naturelle qui disparaît quand commence l’heure de la veillée et de la boisson, et que l’on sait que l’on devinera un peu moins bien les visages qui interrogent. C’est cette même pudeur, sans doute, qui fait que l’on part au petit matin sans dire au revoir, avec seulement un mot, un bout de pain ou quelques pièces. Cela fait longtemps maintenant que je n’ai plus vu ma famille…

 

Mais le soleil n’était pas encore couché, alors j’en ai profité pour aller promener Richard vers la personne que je voulais rencontrer. Je n’ai pas trop osé demander où le trouver, alors j’ai marché tranquillement, prêt à faire le tour du lac si le besoin se faisait. Mais après avoir traversé un bois de pin noir, j’ai vu des murs de pierres se former, et des croix se dégager du sol. Nous sommes rentrés dans le cimetière.

 

En silence, j’ai marché autour des tombes, lisant les noms et les dates une à une. Brendan Collins, 1788. Jenna O’Byrne, 1746. Il faisait gris, au-dessus de nous. Il ne pleuvait pas, mais une brume humide nous enveloppait, moi, Richard, et les tombes. Tous ces noms de personnes oubliées résonnaient silencieusement dans ma tête quand je les lisais. J’imaginais quelle avait pu être leur vie, et ce qui avait causé leur mort. Mon chien devait comprendre que nous étions dans un lieu de recueillement, car il marchait calmement, près de moi. Lui qui d’ordinaire déborde d’énergie, il semblait presque lire les noms de tous ces gens avec moi. Jusqu’à ce que l’on tombe sur une petite porte d’un bâtiment san toit. Au-dessus de la porte, dans un demi-cercle, était écrit : « à l’intérieur de cette crypte est enterré Carolan, le dernier des bardes irlandais. Il est mort le 25 mars 1738, qu’il reste en paix. » J’ai trouvé ainsi ce que je cherchais.

 

Je me suis engouffré dans la ruine, et enfin j’ai pu voir ce que j’étais venu trouver ; deux grosses dalles de pierres noires, accompagné d’une petite croix et d’une plaque détaillant son nom, sa date de naissance et de mort, ainsi que les vœux de celle qui l’éduqua et qui paya tout de sa vie comme de sa mort ; Mrs McDermott, enterrée dans la même crypte. J’aurais aimé voir sur cette tombe un peu couleur, avec des fleurs ou des attentions comme il pouvait y en avoir ailleurs sur les tombes plus récentes. Mais à ma déception, il est mort il y a plus de cent ans maintenant, et c’était tout juste si l’endroit était entretenu. Qui se souvient encore de Turlough O’Carolan ?

 

Et voilà que je me suis assis là, et que j’attend en chantonnant ses compositions. Si l’Irlande n’aime qu’assez peu les musiciens qui écrivent, celui-là aura réussi à en faire autrement. Devenu aveugle à l’âge de 18 ans, cela ne l’a pas empêché de mener une carrière d’harpiste itinérant à travers toute l’Irlande, pendant plus de cinquante ans. Il est probablement le seul encore aujourd’hui à écrire avant de jouer, considérant que l’on devrait traiter la musique comme l’on traite la poésie ; avec réflexion et inspiration. Mon père disait parfois : « qui se prendrait à réciter des alexandrins sans y réfléchir un peu avant de parler ? Pourquoi la musique n'aurait pas le droit ici au même respect ? » C’est dans cet esprit qu’il a appris, à mon frère et moi, à lire et écrire la musique. Il rêvait pour nous de bien plus que ce que peu nous habituer « la fange de l’Irlande », dont il faisait pourtant partie. Il rêvait de nous donner une éducation qui nous mènerait à être député ou sénateur, ou bien à nous faire un grand nom dans les grands pays d’Europe ou d’Amérique. Force est de constater que malheureusement, parfois la vie est bien plus dure que ce que l’on croit.

 

C’est sûrement ce qui fait des compositions de Carolan de véritable chef d’œuvre. Rare sont ceux qui arrivent à garder le naturel dans leurs écrits, et par je ne sais quel miracle, personne n’entend de notes griffonnées sur un bout de papier quand ils entendent du Carolan. Comment des mélodies aussi complexes et réfléchies, empruntant aux plus grands noms de la musique savante de l’époque, peuvent sonner comme une évidence, comme un courant d’eau dans la rivière ? C’est une énigme qui me taraude depuis l’enfance et qui continue encore de me tracasser aujourd’hui. Espérais-je trouver des réponses sur sa tombe ? Une explication peut-être ?

 

Je n’ai pas de fleur à offrir à Carolan, pas plus que des pièces. Mais, étant bien caché par les murs de la crypte sans toit, seul au milieu de la brume… Je me suis permis de lui offrir en hommage un peu de musique et un jeu de cartes. S’il n’aime pas mon whistle de Leprechaun, et bien, peut-être qu’il pourra profiter d’une dernière partie de Whist avec deux ou trois fantômes ?

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