Dúlamán na binne buí, dúlamán Gaelach
Dúlamán na farraige, 's é b'fhearr a bhí in Éirinn !
J’en avais assez des landes ! J’ai décidé de remonter vers le nord, chercher une plage, une falaise, une grande ville. Le vent et le soleil m’ont bien dirigé, car après a peine un jour, j’étais arrivé à une belle plage de sable. Et voilà que maintenant, je viens d’arriver dans un pub de Sligo pour écrire plus tranquillement.
Je n’ai jamais vu une ville autant inondée que Sligo. Le fait qu’il pleuve a torrent joue peut-être, mais c’est presque comme si elle s’était posée sur le lough Gill non loin, tant la rivière qui en transperce les rues est large. Le vent humide nous apporte le sable et l’odeur de la marée venant de l’océan atlantique. Nous sommes cernés de part en part et de fait, je n’ai jamais vu des ponts aussi larges et beau qu’ici. Pas de doute, je suis bien dans une ville normande !
Je suis entré dans un pub un peu au hasard pour me sécher, moi et Richard, de la pluie. Mais le hasard a bien tracé sa route, car cet endroit avait une bien belle histoire pour moi. Ou plus précisément, son propriétaire, derrière le bar, qui ne cessait de chanter ces deux belles phrases en gaélique, sans se soucier ni des anglais ni de la tempête. Algues provenant de la falaise jaune, algues irlandaises, Algues provenant de l'océan, les meilleures de toute l'Irlande !
Le fait que son pub se nomme comme cette algue et cette chanson aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Mais le fait qu’il semblait servir également un Gin du même nom me fit m’exclamer ; pourquoi diable cette algue mérite-t-elle tant d’honneur ici ? Il me sourit pour toute réponse. Compte tenu de l’averse diluvienne, il n’y avait que moi dans son pub, sa femme et ses enfants. « C’est que je dois tout le bonheur de ma vie à la dúlamán … Laisse moi t’offrir ce verre et que je te raconte tout. »
Et il m’a raconté. Cette algue brune aux reflets jaunes ne pousse qu’assez peu du côté est, prenant ses racines sur les rochers de l’atlantique. Le comté de Sligo en est particulièrement friand et vit principalement de sa cueillette ainsi que de la pêche, bien que les conditions pour les ramasser, en hauteur sur les falaises ou bien au sol, ne soit pas des plus faciles.
Proche des falaises et des plages de Sligo où l’on pouvait en trouver, un seigneur qui s’était fait un nom dans l’exploitation des algues s’était installé là dans un immense château. Il faisait depuis plusieurs décennies un embargo total sur toutes les algues du comté, la revendant à prix d’or non plus pour permettre à ses gens de manger, mais pour en servir de teinture de premier choix pour les vêtements anglais, ou bien de pigment précieux pour les peintres du continent. Il n’avait cure que la détresse des habitants sous son château qui trimaient pour lui et s’affamaient en retour. Alors, lui qui était en ce temps là un fringuant jeune homme décida de se lancer dans la contrebande. Il allait de nuit, malgré le fracas des vagues, récupérer les plus belles et les plus longues algues des falaises, pour en confectionner de la nourriture qu’il revendait à prix juste.
Il ne gagnait pas des milles et des cents, mais le seigneur ne se rendait compte de rien et il permettait aux gens de son village de survivre ; jusqu’à ce qu’une nuit, alors que la pleine lune éclairait les environs de la falaise, il croisa le regard d’une jeune fille, tout en haut d’une des tours du château. Et il crut y voir comme en plein jour comme elle était belle au beau milieu de la nuit. Le lendemain matin, il avait tant de courage qu’il rentra dans le château du seigneur pour demander la main de sa fille, car c’était bien sa fille dont il s’agissait. Il avait mis ses plus beaux habits du dimanche, si bien qu’il s’attendait presque à être accueilli d’homme à hommes ; seulement le seigneur de daigna même pas descendre d’une marche de son entrée. Le toisant d’en haut, il lui dit seulement ; occupe-toi déjà de t’acheter des chaussures ! et il fut immédiatement jeté dehors par la garde.
Ah, il était triste et désespéré, pauvre homme qu’il était ! Il continua son dur labeur de nuit, scrutant dans l’ombre la tour où il avait pu apercevoir la belle la première fois. Il n’avait peu d’espoir, maintenant que la lune était décroissante mais… la jeune fille avait allumé une lampe à huile. Et pendant plusieurs jours, continua ce petit manège : lui qui allait voler les algues de nuit, et la jeune fille qui l’observait à la lueur de sa bougie et de la lune. Jusqu’au jour où la lune ne fut pas dans le ciel, pas plus que les étoiles recouvertes par les nuages d’orage. Il devinait à peine le visage de la jeune fille illuminé par sa lampe, mais il sembla lire sur ses lèvres ; « emporte-moi ».
Fébrile, il la fixa sans savoir comment agir, puis regarda ce qu’il avait dans ses mains ; des dizaines et des dizaines d’algues brunes, se reliant entre elles comme des tiges. C’est sûrement ce qui lui donna la plus folle idée de sa vie ; le plus silencieusement possible, il commença a relier les algues entre elles, une à une, avec de grands nœuds. Il les accrochait, puis testait le solidité plusieurs fois, en tirant dessus, avant de les relier à d’autres. Bientôt il possédait une corde gigantesque, qu’il lança en l’air vers le château ! Une fois, deux fois, trois fois… au troisième essai, la jeune fille attrapa l’algue brune et se laissa descendre dessus. Son père, alerté par un bruit de fenêtre, se précipita dans la chambre de sa fille ; trop tard. Elle était déjà entre ciel et terre, souriant au jeune homme qui l’attendait les bras grands ouverts. Le seigneur s’époumona de rage, ordonnant à sa fille de revenir, de ne pas se jeter chez un bon à rien qui n’aurait rien à lui offrir, mais elle ne lui accorda pas un regard. Désespéré, il cria au jeune homme où est-ce qu’il comptait bien l’emmener. Il lui répondit simplement « et bien, je l’emmène avec moi, là où on respecte les plus belles algues de l’Irlande ! »
Ils partirent tous deux en chantant ce même air que j’entendais depuis tout à l’heure. L’entreprise du père finit par faire faillite, pendant qu’ils façonnèrent de leur main cet établissement, lieu de repos, de rencontre, de fête et de nourriture. Et c’est elle qui eut l’idée de faire de la Dúlamán une boisson alcoolisée comme on en consomme tant en Irlande.
Dúlamán na binne buí, dúlamán Gaelach
Dúlamán na farraige, 's é b'fhearr a bhí in Éirinn !
La femme du tenancier, d’un âge mur, souriait avec amusement en écoutant l’histoire. Je goûtais à nouveau la boisson qu’elle avait confectionné ; elle semblait avoir un goût bien plus riche maintenant que j’en connaissais ses mystères. En un souffle, elle me déclara « Si vous voulez échapper au mauvais temps, nous pouvons vous offrir une chambre pour la nuit ; mais il va falloir rivaliser avec mon mari en termes d’histoire… »
Pour éviter de finir trempé jusqu’aux os, je serai prêt à rivaliser avec Taliesin. J’ai répondu que j’acceptais volontiers le défi tant qu’ils me laissaient la possibilité de prendre trace de cette histoire-là qui était bien entendu exceptionnelle. Maintenant que j’ai fini, je me dis en croisant le regard du tenancier que cette soirée promet d’être très enrichissante…