J’ai honte quand je relis les dernières pages écrites dans ce carnet. Je mentirais si je disais que ça ne m’a pas empêché d’écrire depuis. Mais j’imagine que j’avais besoin de passer par là. J’ai décuvé, je me suis calmé, et depuis j’ai fait la rencontre de personnes qui m’ont bien aidé. En fait, c’est plutôt elle qui m’a rencontré que l’inverse, étant donné que notre première interaction a été de jeter son chien sur moi qui était ivre mort devant sa porte. Un gigantesque irish wolfhound, aux pattes longues et yeux perçant, tout crocs dehors, je l’ai pris pour un dragon. Et, je ne sais pas, malgré son agressivité apparente, je l’ai accueilli comme un soulagement. Comme s’il allait être l’artisan de la mort que m’avait prédit la banshee.
Mais il ne m’a même pas mordu. Il s’est arrêté net devant moi et a tenté plutôt de me lecher le visage. Sa maîtresse dépitée a bien tenté de le rappeler, mais sans grand succès. En essayant vainement de le tirer en arrière par le collier, elle me jeta d’un air dédaigneux ;
« Tu n’as pas peur de mourir, ou bien ? »
Je lui ait répondu que j’étais déjà mort. Et je suis parti.
Je n’arrivais plus à trouver ni de la beauté, ni du réconfort nulle part. Moi qui aimais tant écouter, raconter, jouer… Tout me semblait futile. J’en venais à ne plus supporter toute cette présence humaine qui m’avait au départ tant manqué. Après tout, ma vie allait s’arrêter prochainement, la banshee m’avait condamné. Tout ce que j’arrivais à faire, en dehors de boire, était de retourner la nuit au château de Ross. Qui sait, peut-être que j’aurais pu la revoir, et… peut-être qu’il avait un moyen de contre le sortilège ? Je ne sais pas, j’avoue que ces dernières semaines ont été brumeuse. Et qui aurait pu rester rationnel, après une telle rencontre ?
J’avais envoyé une lettre à ma mère et a mon frère, un soir dans mon ivresse. J’espère qu’ils ne seront pas trop inquiet pour moi. J’avais pour projet d’abandonner là le reste de ma vie d’errance et de prendre la route la plus courte pour Dublin, en espérant ne pas mourir sur le chemin. J’écrivais une autre lettre à ma mère pour lui expliquer combien je l’aimais, face au château de Ross. Le soir tombait et la brume s’intensifiait. J’avais le bout des doigts gelés, et beaucoup trop d’alcool dans le sang pour m’en soucier. Je chantonnais la mélodie de la banshee, en espérant la faire revenir sur le rempart. Quand une voix claire résonna dans la pénombre.
« Tu ne devrais pas lui en vouloir, tu sais. Elle est simplement triste. »
D’instinct, j’ai fermé mon carnet et je me suis tourné vers la provenance de la voix. Sa fine sillhouette se détachait à peine du brouillard. Son chien, en revanche, accouru vers moi, cette fois-ci d’une manière beaucoup moins draconique. Après un moment de silence, je lui ait demandé sèchement ce qu’elle voulait dire par là. Il me semblait impossible qu’elle parle bien de mon problème, mais sa réponse m’affirma le contraire.
« La Banshee. Moi aussi, je l’ai déjà entendue chanter. Tu n’as pas vraiment à t’en faire… Il y a bien longtemps qu’elle chante sans annoncer la mort. Elle est seulement nostalgique d’une époque disparue, je pense.
– Tu as entendu la banshee… et tu n’as pas peur ? Ai-je demandé.
– Ce n’est pas une lavandière. Cette fée là devait être au service d’une famille de noble, comme ça se faisait autrefois. Depuis, la famille a été décimée, et son logis n’a plus jamais été habité. C’est une Banshee au chômage, qui tente tant bien que mal de tenir le château de son ancienne famille. Rien de plus. »
Elle s’était rapproché de moi en m’expliquant tout ceci. Elle portait une longue robe en tweed avec un tablier par-dessus. Ses longs cheveux noirs étaient attaché en une natte simple. Elle ressemblait à une petite fille déguisée pour imiter les grandes personnes. Mille question se bousculèrent dans ma tête, alors que mes doigts se perdaient dans le pelage du chien.
« Tu veux dire que… Mais comment tu sais que…
– C’est plutôt l’alcool que tu devrais arrêter, fit-elle en jetant un regard à ma flasque. Elle a bien moins de chance de te tuer que ça. Mon mari est mort d’une fibrose, alors je sais bien de quoi je parle. Et à cause de lui, je comprend trop bien le langage des ivrognes. Je peux ? »
Elle me montrait un monticule d’herbe humide à côté de moi. J’eus un geste d’assentiment silencieux, et elle s’est assise à côté de moi, carressant son chien assis devant nous sans me regarder.
« Donc… Je ne vais pas…
– Pas plus tôt qu’un autre, en tout cas. Si ça peut te rassurer… »
Et ce fut comme si le poids du monde s’était retiré de mes épaules. Jamais je ne me suis ressenti si reconnaissant, et si soulagé. Mon soupir fut si grand qu’il me coupa en deux, alors qu’un rire nerveux s’échappait de ma cage thoracique. Avec un sourire, la jeune fille me prit ma flasque et en but plusieurs gorgées. En essayant vainement de cacher une larme, je murmurais :
« Dire que j’étais en train d’écrire une lettre pour dire à ma mère que je l’aimais…
– Tu peux toujours lui envoyer. Pour avoir mis au monde un fils alcoolique, j’imagine qu’elle mérite bien ça. Comment tu t’appelles ?
– Paddy Orson. »
Sans se départir de son sourire et en me tendant la main, elle déclara :
« Eilís, simplement Eilís. Toujours un plaisir de sauver les idiots ! »
Nous avons beaucoup parlé, cette nuit-là. Pour tout dire, nous avons parlé jusqu’au lever du jour. Je lui ait avoué tout ce qui m’avait pesé durant ces dernières semaines infernales. Elle se moqua de moi d’avoir si vite succombé à l’anxiété de la fatalité. Et depuis… Nous ne sommes plus quitté.
Elle m’a invité à vivre chez elle, dans une petite maison proche du centre-ville de Killarney. Elle est boulangère, si bien qu’elle m’a souvent reveillé au beau milieu de la nuit avec ses fourneaux. Elle dort très peu, et cache sa tristesse dans son tablier.
« Ma mère est morte quand j’étais petite, et mon père a du quitter la ville pour trouver du travail ailleurs. Il ne voulait plus de moi dans ses pattes, alors il m’a marié au boulanger quand j’avais 14 ou 15 ans. Cela m’offrait une maison, une situation… Tout le monde était persuadé que c’était le mieux pour moi. Pas de chance, le mari était ivrogne et gaspillait tout son argent dans l’alcool et les jeux. C’est triste à dire mais je n’ai jamais été aussi libre depuis que les hommes sont sortis de ma vie. Je tiens son ancien commerce, et personne n’a jamais eu a se plaindre de mon pain. Et je compte bien à ce que ça reste comme ça, alors ne t’attaches pas trop à moi et je ferai de même. Compris ? »
Je ne sais pas si c’est l’habitude de gérer une petite équipe dans sa boulangerie ou le fait qu’elle ait eu a se battre toute sa vie pour obtenir ce qu’elle voulait, mais Eilís sait très bien être froide et autoritaire. Mais j’apprécie tant les nuits en sa compagnie, allongé tous les deux dans le lit conjugal alors qu’elle laissait reposer sa tête contre ma poitrine… Que je n’ai pas de fierté à faire valoir. Je préfère largement rester à ses côtés. J’ai l’impression de goûter à une vie qui ne sera jamais la mienne. C’est un rêve de tranquilité, après le tumulte du voyage. Alors je l’aide un peu, en promenant son gros chien pendant qu’elle fait la sieste après son travail, et en tenant la boutique quand il le faut, souvent quand son employé est trop ivre pour pouvoir le faire.
« Comment tu as pu te laisser tomber ainsi de la sorte ?
– Comment ça ?
– La banshee. Tu as accepté bien trop vite ton sort. Aussi bien, s’aurait pu juste être une vieille folle qui chantait sur les remparts, qu’est-ce que tu en sais ? Comment tu as pu tomber dans le désespoir aussi vite ? Tout ça pour quoi, gâcher tes derniers jours dans la boisson ? C’est typique des hommes, mais je ne comprends pas comment vous pouvez vous laisser abattre ainsi.
– C’est-à-dire que… Comment j’aurais du réagir, selon toi ?
– Et bien… Continuer de vivre ? Attendre de voir si le présage était le bon, plutôt que de s’en morfondre ? Tu te rends compte que tu as abandonné ton voyage, le but de toute ta vie, pour une vieille femme ?
– Je dirais plutôt pour deux vieilles femmes.
– Tu mérites que je te frappe aussi fort que mon mari. Il m’a déjà battue pour moins que ça !
– Je ne sais pas quoi te dire… J’étais peut-être juste trop fatigué.
– Promets-moi que tu contineras ta route. Comme moi je suis la mienne. On s’accorde un peu de repos, de réconfort, mais c’est important de toujours continuer à mener et braver sa vie, malgré toute l’adversité. Et tu marqueras ça dans ton carnet, pour ne pas oublier ! Continue toujours ta route comme tu l’entends. On en fait un bout ensemble en ce moment, et puis continuera même si le plus grand des monstres venait à te menacer de mort. Et arrête de boire !
– C’est promis. »
Elle m’a interdit d’abuser de la boisson en sa présence. Et si ce n’est pas tous les jours faciles, pour l’instant, je m’y tiens bien. Il y a eu, je dois l’avouer, des nuits assez terribles. Des frissons terribles me parcouraient alors que des sueurs froides parcouraient le long de mon dos, et que mon crâne me semblait comme perforé par un marteau… Je me sens mal rien que d’y repenser. Des nuits très longues où je devais la priver que davantage du sommeil dont elle avait besoin, mais où elle restait là. Elle me caressait les cheveux, murmurant un chant, toujours le même. Un chant dont l’air s’est imprégné à la nuit à tel point que je ne sais si plus si je serai un jour capable de me rendormir sans entendre sa voix.
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For the open road is waiting
Like the song
We will welcome what tomorrow has to bring
Be it fair or stormy weather
Take my hand
And we'll the road together
I won't mind
If it turns out that we never find the end
For all I ask is that you want me for a friend
Et je sais qu’elle m’aime plus qu’elle ne l’oserait jamais l’avouer. Quand elle se réveille au milieu de la nuit pour débuter sa journée de travail, et que ses yeux verts luttent pour rester ouvert, ses lèvres me murmurent ces mêmes mots, encore et encore.
J’ai envoyé la lettre à ma mère. Et à elle, je lui dit très souvent que je l’aime, jusqu’à ce que je la sente hésiter à me jeter son chien de nouveau. Après tout, elle n’a pas d’enfant, mais pour avoir soutenu tant d’hommes alcooliques, elle mérite bien ça.