Sarabande

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Ce chapitre est plein de scènes que j'aime particulièrement, j'espère qu'elle donc qu'il vous plaira aussi ! Bonne lecture à tous

Jamais il n’avait été si heureux d’être fou.

Car c’était un fait. L’Artiste avait perdu l’esprit. On le lui avait bien fait comprendre : tous ceux qui l’avaient croisé s’accordaient là-dessus. 

—L’Artiste est parti aux confins du monde, là où seuls vont les monstres, et il y a laissé sa raison, disaient-ils.

—Pas du tout, répondait-il. J’y ai laissé mon cœur et ma vie, tous mes souvenirs et mon seul trésor. La raison est tout ce qu’il me reste.

Et les autres de sourire avec pitié devant ce refus qui était bien la preuve de ce qu’ils avançaient. Il s’était efforcé de leur expliquer, mais voyant bien qu’il n’arrivait nulle part, il avait rendu les armes. Fallait-il qu’il accepte l’évidence ? Après tout, lui-même considérait ses actes comme folie. Ce qu’il avait fait était trop grave pour être appelé erreur.

Pourtant, il n’était parti que par noblesse. « Et par peur, » se devait-il d’ajouter pour rester honnête. Depuis que la Déesse l’avait mené sur les routes, il avait vécu mille aventures. Il se fallait que la dernière remette tout en question. 

Une poupée qui prend vie, c’est phénoménal. Que cette même poupée soit une personne dont l’esprit complète le vôtre, dont le sourire vous marque au fer blanc directement sur le cœur, dont l’amour enfin vous est acquis – c’est trop. Trop beau pour être vrai. Trop lourd à porter pour quelqu’un qui n’a pas choisi. Car Sterenn– il osait à peine dire son nom, se le murmurer par devers lui – n’était née que pour lui. N’est-ce pas ? N’était-ce pas la récompense qu’Elle lui avait accordée pour ses bons et loyaux services ? Tout faisait partie de la trame, tout ! Lui seul pouvait agir de son plein gré ! N’est-ce pas ? Les gens qui vivaient et mouraient sans connaître la vérité de cette existence – quelle vérité ? Qu’il y a une histoire dont nous sommes tous acteurs et que son dénouement est inéluctable – ne pouvaient pas comprendre sa décision et c’était bien normal. Il était seul ! N’est-ce pas ? N’est-ce pas ?!

Et donc l’Artiste s’en était allé car il n’avait plus que cela à offrir. 

Et parce que ce jeu était trop cruel, il avait rejeté la Déesse qui en créait les règles.

Aussitôt dit, aussitôt fait : Elle disparut. Ses nuits passés à discuter avec Elle avaient laissé place à un grand vide dont il se réveillait sans rien se souvenir. Ses quelques tentatives pour lui parler avait échoué. Elle se tenait complètement hors de sa portée. En revanche, sa bonne amie, pour toujours heureuse et perdue au bout du monde, ne le quittait jamais. Son nom manquait de glisser de ses lèvres à toute heure, son visage lui apparaissait dès qu’il fermait les yeux. Il s’était habitué à ces illusions.

Mais ce soir avait l’éclat de ses grandes aventures. Il en était confus, délicieusement confus. Car il aurait reconnu la patte de la Déesse entre mille et elle était bien là, dans tous les détails. La lune coupait de sa faucille le noir de la nuit et les couples, entrelacés, tourbillonnants, suivaient et devançaient la musique. Des lampions peignaient la ville comme des étoiles de couleur. Surtout, de l’autre côté de la place, la plus belle de ses hallucinations l’attendait.

Il traversa la piste de danse. Il lui semblait l’avoir aperçue, plus tôt, mais elle avait aussitôt disparu. Il était content qu’elle revienne le hanter.

Bientôt il fut devant elle. Elle ne bougeait pas, se contentant de le fixer. Était-ce de la tendresse dans son regard ? L’Artiste s’en voulait presque de l’imaginer ainsi. Il souffrait cependant trop pour se le refuser. Elle fronçait les sourcils à présent. Il s’entendit lui expliquer :

—Je crois que je suis en train de rêver. Il caressa sa joue – aussi froide que dans son souvenir – et ajouta d’une voix où perçaient les larmes : Je sais que c’est mal, que je ne devrais pas. Mais tu m’as tellement manqué. 

Elle souriait à nouveau. Elle se blottit contre sa paume un moment, puis posa sa main sur la sienne. Elle était si fraiche au toucher, si réelle ! Lentement, il vint appuyer son front contre le sien. « Laissez-moi ici, » supplia-t-il en silence. « Pitié, laissez-moi rester encore un peu. » Il ferma les yeux. Le temps sembla s’étirer, jusqu’à durer toujours. Jusqu’à ce que l’Artiste se redresse et murmure :

—C’est étrange, c’est la première fois que tu m’apparais aussi clairement. Dis-moi Sterenn, qu’est-ce qui a changé ? 

—J’ai parcouru le chemin, l’Artiste. Je t’ai retrouvé. Bien sûr que tout a changé !

Quelle était cette voix mélodieuse, pareille au chant de l’eau ? Chaque mot avait le timbre du cristal et la chaleur de l’âtre. Quel genre d’instrument pouvait ainsi parler ? Il fallut qu’elle répète pour qu’il comprenne :

—C’est moi, l’Artiste. C’est Sterenn, devant toi. M’as-tu déjà oubliée, au point que tu ne fasses plus la différence entre moi et une autre ? Parmi tous ces masques, ne reconnais-tu pas ton amie ?

Il la prit dans ses bras. Il la serra avec force, avec le poids de tous les jours qu’ils n’avaient pas passé ensemble, comme si elle pouvait se fondre en lui et lui en elle. Elle lui rendit son étreinte : sans cela, il serait tombé. Il enfouit son nez contre son cou et elle dit :

—Toi aussi, tu m’as manqué. Si tu savais comme tu m’as manqué ! Tu avais raison : le monde au-delà de la forêt est vraiment extraordinaire. Oh, l’Artiste, j’ai vu tant de choses, et j’ai rencontré tant de gens. Elle prit son visage entre ses mains. Il y avait du terrible et du merveilleux : c’était une vraie aventure, comme les tiennes. Ah, et la Déesse ! Allons, ne fais pas cette tête. Je sais à quoi tu penses. Eh bien, sache que tu avais tort. Voilà, il fallait que je te le dise. Je lui ai demandé Son aide et Elle m’a prêté main-forte pendant tout le trajet, juste pour que je te retrouve. Elle l’a fait pour moi : tu n’es plus le seul à l’entendre ! En revanche, je crois que tu lui as manqué. Mais pas autant qu’à moi. Ça, c’est impossible. Quoi, mon voyage ? Oui, il y a eu des moments dangereux, je suppose… Mais je n’aurais fait demi-tour pour rien au monde. Non, non, ne pleure pas. Pourquoi pleurer ? Regarde : c’est la fête !

Mais l’Artiste n’avait d’yeux que pour elle. Sa gorge était sèche ; les mots justes lui échappaient. Il avait tant à lui dire et ne savait pas par où commencer, jusqu’à ce que l’orchestre change de partition. L’air était rapide et, soudain, les pieds de Sterenn la démangeaient. Elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’une de ces valses du diable ou de java des sorciers, mais elle aimait ce rythme entraînant qui bousculait les danseurs. L’Artiste le remarqua. Il se redressa, sécha ses joues et s’éclaircit la gorge. Alors il lui tendit la main et demanda :

—Mademoiselle, accepteriez-vous cette danse ? Toutefois, je dois vous prévenir : si vous refusiez, je crois que j’en mourrais. 

—Tu es si dramatique, rit Sterenn. De telles exagérations te mèneront à ta perte !

—Mais qui vous dit que j’exagère, charmante ? rétorqua-t-il en l’entrainant sur la piste.

Les archets suspendirent leur vol, le tambour cessa son grondement. Sterenn et l’Artiste se joignirent aux danseurs. Leurs têtes nues, au milieu de tous ces masques, les distinguaient aussi clairement que s’ils avaient été couverts d’or. Pourtant, ils étaient tous deux d’allure si singulière que personne ne songea à leur reprocher leur manque d’attention à la tradition. Au contraire, leurs étranges attirails les faisaient paraître étonnamment à leur place. Ni l’un ni l’autre ne remarqua la curiosité dont ils étaient l’objet : déjà la musique reprenait.

Ils s’élancèrent. Leurs pieds tombaient en cadence sur les pavés, rebondissaient sur les noires et les blanches. Sterenn pendue au bras de l’Artiste tournait, riait, sautait dans les airs sans jamais paraître en redescendre. Le jeune homme s’esclaffait avec elle et accélérait tant et plus, jusqu’à ce que le monde se brouille et que seuls reste le bleu de ses yeux et le rose de ses joues. Leur joie contaminait l’assistance : on trébuchait gaiement les uns contre les autres, on se laissait entrainer tout entier dans la musique. Tous s’étourdissaient de danse et de plaisir. Ils s’amusaient tous tant qu’ils ne remarquèrent pas les deux jeunes silhouettes s’éclipser au point du jour.

Ils couraient dans les rues désertes, à peine teintées par l’aurore. Sterenn se laissait guider par l’Artiste. La ville n’avait aucun secret pour lui. Elle se jura de lui demander comment il en était venu à connaître Skevent comme sa poche – plus tard. Les questions pouvaient attendre encore un peu. Cependant, elle ralentissait malgré elle, la tête pleine de pensées contradictoires. Le soleil n’était pas encore entier, sûrement qu’elle pouvait patienter encore un peu ! Mais non. L’idée ne la quittait plus. Après des semaines et des semaines d’interrogations sans fruit, Sterenn se trouvait incapable d’attendre ne serait-ce qu’une heure de plus. 

—Dis-moi, s’exclama-t-elle, et le jeune homme devant elle s’arrêta pour l’écouter, car j’ai besoin de savoir.

—Ce que tu veux, lui répondit-il aussitôt.

—Pourquoi es-tu parti ?

Le sourire de l’Artiste s’effaça. Ses traits prirent une expression chagrine, où se disputaient la honte et l’anxiété. Il s’approcha d’elle, frottant sa nuque. Elle le regarda réfléchir un moment et, voyant la peine que sa question lui causait,  elle faillit se rétracter. Elle n’en eut pas le temps car il dit tout à coup :

—Sterenn, pardonne-moi. Le peux-tu ? Je ne sais pas par où commencer. Je suis parti parce que j’ai été lâche. J’avais peur que tu ne me veuilles uniquement à cause d’un fil du destin, placé là pour préparer la juste réplique, le bon rebondissement. Je vois désormais qu’il n’en est rien, et tu ne sauras jamais à quel point je souffre de ne pas t’avoir écouté alors. Mais mes doutes étaient si forts, et j’aurais préféré mourir plutôt que de vivre un mensonge, quand bien même il répondait à tous mes vœux. Puis en partant, je me suis demandé : et moi ? Ma quête jusqu’à toi, n’était-elle pas le fruit d’une machination, un simple fil dans la trame, placé là bien avant que je n’existe ? Je doutais de tout, à commencer par ma propre pensée. Il m’a fallu du temps pour m’arracher à ce que je savais, à ce que j’avais appris, et pour être franc, je ne sais toujours pas où je finis et où la Déesse commence. 

Le cœur de la jeune femme se serra. Il rangea une mèche rebelle derrière l’oreille de Sterenn, pesant ses mots, avant d’avouer :

—Mais la vérité est que je m’en moque. Que m’importe si la Déesse m’a soufflé ces sentiments ? Ce sont les miens et je les renouvelle chaque jour. Si tout était à refaire, si je devais me perdre et tomber sur le chemin qui m’a mené jusqu’à toi, je le referai. Je t’aime. Sterenn, je t’aime, je t’aime, plus que tout au monde, et si l’Amour m’avait laissé le choix, c’est à toi encore que je me serais donné, dix fois, cent fois. Je l’ai compris trop tard – pitié, dis-moi qu’il n’est pas trop tard. Que tu me veux encore, comme amant, comme ami. Un mot de toi et je te suivrai où tu voudras. Je serai ton soutien, ton compagnon, n’importe tant que tu me dises que c’est ce que tu désires. Je te donnerai ma vie – elle t’appartient déjà. Je t’ai offert un cœur, il y a bien longtemps ; aujourd’hui je t’offre le mien. Fais-en ce que tu voudras. Chéris-le, brise-le : garde-le avec toi, c’est tout ce que je te demande. Sterenn, mon amour, tu es silencieuse. Non ? Es-tu toujours en colère ? Ne me diras-tu rien, pas un seul mot ?

Sterenn hocha lentement la tête, incapable de parler tant sa joie était grande. Elle finit par dire :

—Je ne suis plus en colère. Je ne suis plus triste. Même si je le voulais, je ne le pourrais : je t’ai retrouvé.

Alors l’Artiste fou de joie l’embrassa. Envahie de chaleur, crépitant comme les étoiles, Sterenn lui rendit son étreinte. Sa main se glissa dans ses boucles, la sienne tenait sa nuque. Les deux amants restèrent ainsi enlacés jusqu’à ce que le soleil se glisse tout entier dans l’azur. Seulement alors l’Artiste, cheveux emmêlés et la bouche rouge de baisers, trouva la force de s’éloigner d’elle et de dire :

—Partons.

—Dans deux jours, ajouta Sterenn. 

—Deux jours, fort bien. J’imagine que nous avons quelque chose à faire par ici avant notre départ ?

—Et après. D’abord, je dois écrire à mon père…

—Qui sera ravi d’avoir de tes nouvelles et se lamentera d’en avoir des miennes.

—Puis nous accompagnerons la promise de Ronan jusqu’à la porte Ouest. Elle aura sans doute besoin de tes conseils.

—D’accord, nous ferons ça, acquiesça l’Artiste qui ignorait totalement de qui il s’agissait.

—Après quoi nous pourrons nous en aller. Là, nous ferons ce que nous voudrons ! Je veux trouver des cadeaux pour mes frères et sœurs, mettre notre itinéraire sur une carte… L’Artiste, je veux créer notre bout du monde. 

—Je sais déjà où nous irons ! s’exclama-t-il. Tout en bas du continent, il y a un océan peuplé de poissons aux écailles d’arc-en-ciel et de chevaux féroces qui galopent sur l’écume. En son centre se trouve une petite île : j’en ai rêvé. Mais tout cela vaut pour demain et l’après. Aujourd’hui, que faire ?

—Je veux tout voir et tout savoir, déclara Sterenn. J’ignore juste par où commencer.

—Dans ce cas, je sais où aller. Allons à la rencontre de mon ami, Simon. C’est un jeune homme riche en possibilités ! Le pauvre, dit-il d’un ton guilleret. Il est de ceux que la Déesse ne peut qu’aimer !

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Syanelys
Posté le 05/06/2025
Coucou Bleiz,

J'ai adoré ce chapitre, de loin mon préféré à ce jour. On sent que la chorégraphie de tes scènes a été sublimée par de profondes relectures et des reformulations les plus adéquates possibles.

L'Artiste fou retrouve un semblant de raison dans un retour aussi inespéré qu'inattendu. Lui qui a renoncé au destin forcé se retrouve à donner un deuxième coeur à Sterenn. Quelle classe tu distilles entre leur dialogue, leur danse et le suspens intense posé par notre poupée. Elle n'a pas encore dit ses mots d'amour qui la font vibrer. L'Artiste est là, sous les yeux de la Déesse capricieuse, à la croisée de deux fils orphelins de la trame. Et... elle veut tout savoir, entre sa promesse de voeu et l'instant présent. Allez, Sterenn !

L'amour retrouvé et passionné les consumera-t-il tous les deux quand la Diablesse le leur ôtera ? J'ai toujours ce pressentiment que le prix de ces retrouvailles cache un malheur aussi grand que leur féerie de lumière autour de leur couple.

Je me suis permis de mettre mon passage préféré sur Discord. Tu ne seras pas étonnée : lune, étoiles... je craque moi :)

J'aime de plus de plus en style, assurément. Les deux amants découverts au milieu des inconnus masqués fut une scène grandiose à lire ! Le monde leur appartient.

Merci pour cette lecture !
Bleiz
Posté le 05/06/2025
Salut Syanelys,

Tu n'imagines même pas comme je suis contente que ce chapitre t'ait plu !! C'est aussi mon préféré :)
Alors, pour ce qui est de la Diablesse (je ne me lasse pas de ta méfiance à son égard), eh bien je dirais que tu as à la fois tort et raison... Disons que ça s'éclaircira sans doute dans Mirage x) Mais dans longtemps !

D'ailleurs, je me dois de te prévenir : il ne reste plus que quelques chapitres à cette histoire. Cette préquelle ayant des allures de conte, je ne voulais pas l'allonger inutilement - je pense que tu comprendras pourquoi en lisant le dernier chapitre.

Merci à toi pour ton retour, et à bientôt !

P.S : Merci d'avoir mis un extrait sur Discord, je me demandais justement si je n'y retournerais pas pendant les vacances, tu as été le booster nécessaire pour me reconnecter :)
Syanelys
Posté le 07/06/2025
Tu te doutes bien que je te lirai jusqu'au bout !
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