Terne était une ville matinale.
Dix heures n'avaient pas sonnées que déjà, les cheminées crachaient une fumée qui envahissait le ciel. Sombre et épaisse, elle se frottait à lui jusqu'à ce que l'écorce même du bleu aérien s'effritât. Peu à peu, on ne parvenait plus à faire la distinction entre les nuages et la griserie polluante. On se serrait sur les sentiers poussiéreux de la ville en dessous, n'osant plus couler le moindre regard ni vers le haut, ni vers le bas. On fixait obstinément droit devant soi, bien que la pupille soit en fait tournée au-dedans, penchée sur le cœur comme une poule sur ses œufs.
Il y avait bien des coupoles blotties dans les recoins – mais leurs dorures s'ébréchaient. Il y avait bien des bibliothèques sillonnant les carrefours – mais leur réputation s'éméchait. Il y avait bien des auvents déployés au-dessus des cafés – mais eux aussi s'effilochaient. Il y avait bien des Colorés parmi ce monde de Gris – mais ils devaient se cacher.
Cette tristesse qui planait donnait le tournis à Louison.
Et pourtant, Louison avait la tête dure.
Il garda quelques instants les yeux sur la voûte céleste : le chétif soleil semblait déjà prêt à décliner. Puis le bambin laissa l'éternel gris de la ville l'avaler tout entier.
Louison était de ces gens qui aimaient la promenade. Il flânait, les mains dans les poches, le béret contre les oreilles et l’esprit affamé de cet appétit de l’aventure qui lui valait bien des misères. Il portait dans son corps un constant intérêt pour tout, pour rien, un intérêt copieux s'endurcissant jour après jour. Louison avait la couleur qui grondait en lui. C'était cette même couleur à l'origine de son inconsolable joie de vivre.
Louison était heureux.
Un peu triste, aussi.
Un peu triste pour les gens qui ne l'étaient pas, contrairement à lui.
Vif, furibond, intrépide et curieux à tout prendre, il gardait, entre les accrocs de ses bretelles jusqu'à ses épaules, une petite gaieté qui ne s'usait pas, neuve à jamais et qu'il aimait faire rebondir contre son cœur.
Louison se faufilait partout, et son raton, et son béret, et sa gaieté de même.
Sous son chapeau un peu affaissé, ses sourcils s'affaissèrent pareillement. Là, parmi la foule, il passait inaperçu. Or sa sécurité ne durerait pas.
Les ruelles qui suivaient s'élargissaient soudain et jusqu’à mal porter leur nom. Il lui fallait donc être vigilant. Personne ne devait le reconnaître. On n’aimait pas la couleur. On n’aimait pas les « bambins pillards ». On ne les aimait pas au point de leur faire du mal.
Mais Louison continuait de passer les grandes rues. Sa gaieté prenait tout, et la raison avec. Il se disait que ce n’était pas si grave, les injures ou l’enfermement. Encore que si on le reconnaissait, un appel au secours serait aussitôt asséné à Virgule pour qu'elle puisse une fois de plus le dépêtrer du souci.
Sous ses rides et derrière ses deux ciels mouillés, Virgule était leur sauveuse.
Rue après rue, Louison veillait quand même à se camoufler un temps soit peu.
Sous le velours de sa redingote, ses ailes étaient évidemment fermées mais d'autres signes pouvaient le trahir. Sa curieuse façon de s'habiller. Ou le sourire qui lui grelottait à la commissure... Il était toujours très délicat de se le faire retirer, le sourire-grelot. Il persistait à garder sa place ; et c'est vrai qu'il était chez lui entre les gerçures de ces petites lèvres tracées d'un pinceau malhabile. Lorsqu'on est enfin chez-soi, on ne veut pas partir, et c'est normal : il est tellement difficile de trouver sa place dans un quelque-part, sourire ou pas, que pour le fuir...
Louison délogea néanmoins le sourire puis l'engonça dans sa poche, aux côtés de Zig qui poussa un couinement.
Il marcha plus vite ; la brioche pesait lourd dans son ventre. Luttant contre les bourrasques qui s'élevaient, le garçonnet joua du coude entre les dames-porcelaine et les messieurs-horloge, les chiens-papillon et les pigeons-étoile. La masse pâteuse de tous ces êtres vivant du cœur, craquant du soulier, enflant du poumon, discourant du cerveau lui refilait la migraine.
Trop de pensées grisâtres et racornies.
Il louvoya entre les réverbères, hissa l’œil jusqu'aux hautes fenêtres des belles villas, réfléchit ; s'arrêta – reprit ; monnaya pour quelques confiseries, pour quelques sourires oculaires et confus. Son pas pulsait comme un battement d'âme contre le trottoir rougi de briques et grisé de fumée.
Louison redressa son béret, les narines remplies d'odeurs. L'odeur de la ville active, de la grisaille et de l'huile brûlante. Du sucre, de la bergamote, de la sueur séchée, mais aussi du vent poussiéreux, du rêve abîmé et du défunt bonheur.
« Tout cela, pensa Louison, tout cela forme l'haleine de Terne. »
L’haleine du monstre.
J'ai vu passer l'agréable petite notif' d'un nouveau chapitre par ici, j'en déduis ton retour =) L'occasion de reprendre ma lecture.
>> "les cheminées vapotaient une fumée qui se frottait langoureusement au ciel." > Je ne suis pas convaincue par cet adverbe, sa longueur casse un peu à mon oreille le rythme global de ta phrase. Peut-être en le passant en adjectif, par exemple "une langoureuse fumée" ?
>> "On se serrait sur les sentiers poussiéreux de la ville en-dessous," > Quelle jolie musique ici avec les sifflantes !
>> "bien que la pupille soit en fait tournée au-dedans, penchée sur le cœur comme une poule sur ses œufs." > l'image est adorable, ce regard qui couve est touchant à la fois dans sa douceur et dans son inquiétude
>> "des coupoles se blottissant dans les recoins" > c'est peut-être vraiment personnel, mais simplement "des coupoles blotties dans les recoins" me semblerait plus efficace et mieux couler
>> "de ces gens qui aimait la promenade" > peut-être je me trompe, mais "aimaient" au pluriel par rapport à "ces gens" ?
>> "Sa sécurité pourtant serait de courte durée." > je chipote un peu mais il y a déjà un "pourtant" quelques lignes plus haut. "cependant / toutefois" ?
>> "Il n'y avait plus de ces usures qu'on remplit d'embarras." > magnifique, cette phrase <3
Quel plaisir de revenir se promener sous les nuages gris de cette ville, tantôt s'enrouler dans le coton de ton texte, tantôt partager les heurts du tempérament de Louison <3
Un texte toujours aussi délicat, qui regorge de poésie. J'aime beaucoup ces réflexions de Louison par rapport à la ville, ses différents quartiers, ceux où ils se sent bien et ceux où il se trouve un peu trop quadrillé.
Pour ce qui est de ta question, je rejoins les camarades : le changement de décor justifie tout à fait un changement de chapitre. C'est très bien comme ça.
Je reviens très vite poursuivre la lecture =)
Je pense aussi que je vais bientôt reprendre ma lecture des "Etonnants chemins du repentir" (ce titre, décidément) ; je m'excuse de te faire autant patienter. Le nombre de chapitres publiés m'impressionne assez, je dois dire...
En tout cas, tes mots me touchent beaucoup <3
Tisane à l'encre et plaid plumeux,
Pluma.
Et courage pour les corrections ! :D
Au plaisir
J'adore l'image du sourire-grelot qu'on range dans sa poche en attendant que. Je vais moi aussi la ranger dans ma poche, cette image !
Comme eysselia plus bas, je trouve cohérent que tu aies séparé les deux dernières scènes en deux chapitres distincts. On retrouve le même personnage, mais le décor est différent et tu ne racontes pas tout à fait la même chose.
A tout de suite !
Tes mots me touchent tellement <3 L'idée que cette histoire puisse être prise comme un refuge, une petite chose douce et réconfortante me met en joie. Merci, merci, merci à toi !
Pour moi ça fait sens que se soit deux scène distincte, la quatrième se finit sur une reflexion de Louison ce qui lui donne plus d'impact alors que si tu réunissait les deux je serasi moins impacter justement par cette volonté de recolorer le monde. Et vu qu'on change en effet de décords pour moi ça marche trés bien.
"Il était toujours très délicat de se le faire retirer, le sourire-grelot." J'aime vraiment la façon dont tu écris, c'est doux et y ces petit mot comme sourire-grelot qui participe à donner cette ambiance particulière que j'adore. C'est confortable et ces association donen des conotation particulière, c'est plus juste un sourire, mais un sourire qui sonne souvent, mais jamais trop fort et snas aucune agressivité, un côté guilleret aussi, qui permet de se réperer un peu, qu'on peut pas vraiment cacher, enfin c'est une partie de ce qu'evoque pour moi un sourire grelot.
Tu montre le lien avec virgule, on pouvait s'en douter, mais c'est bien de le dire de la façon dont tu l'a fait, sans trop s'étaler, mais qui traduit bien la force de la relation parce que tu touches pile là ou il faut.
Le rapport de Louison avec l'extérieur aussi est trés bien retranscrit, on sent le danger et la nécessité de parcourir les rues tout en touchant quelque chose d'assez personnel. Ou est-ce qu'on se sent chez-soi.
Bref, un chapitre qui est comme les autres un véritable plaisir à lire et avec une douceur bien particulière. Merci pour ton texte et bonne continuation ^^.
Merci pour ton avis (et ton commentaire global, bien sûr :)) sur le "scindement" des chapitres : je note précieusement.
"c'est plus juste un sourire, mais un sourire qui sonne souvent, mais jamais trop fort et snas aucune agressivité, un côté guilleret aussi, qui permet de se réperer un peu, qu'on peut pas vraiment cacher, enfin c'est une partie de ce qu'evoque pour moi un sourire grelot." j'aime beaucoup cette description que tu en fais, c'est bien l'idée que j'avais en tête <3
Un dernier merci également pour ces belles précisions qui me sont bien utiles. J'espère que la suite te plaira tout autant !