Brunelle franchit le portail avec soulagement. Son cartable de cuir brut et parfumé pesait contre ses épaules. Ses jambes engourdies se dérobaient sous elle avec des craquements boisés. Elle avait mal au poignet. De l'encre tachait ses doigts. Ah ! l'école était finie. Hélas ! elle reprenait le lendemain.
La jeune fille se traîna dans le boulevard, parmi les ombres de ses camarades qui bondissaient comme les biches au printemps. Ils couraient avidement à leur logis – de plates et chaudes maisons menées par des parents, supposa Brunelle, qui leur tordaient les joues de confiture et de pincements affectifs. Ils devaient se sentir bien là-bas ; aimés, en sécurité. Pour bondir, comme ça... ! Pour crier... Ces jeunes Gris n'avaient pas encore appris la tristesse.
Brunelle infléchit ses doigts autour des lanières de son sac. Ses pas tapaient. La brise jouait paresseusement avec les branches de grands arbres dont elle ne connaissait pas les noms ; et l’'air, ce soir, sentait plus la bergamote que le gaz brûlant.
Sur son passage, Brunelle prit les têtes rondes et éclairées des réverbères pour se réchauffer le dedans. La jeune fille avait froid, malgré tout. De son béret d’uniforme jusqu'à ses bottines achetées d'occasion. Des frissons se précipitaient entre les tissus pleins d'accrocs.
En effet, le soir tombait. Il tombait plat, d'ailleurs, sans bouger, complètement inerte et fade. Traversées d’étoiles, ses premières clartés ne s'épaississaient pas. Tout était vide et léger. Le ciel patientait sa robe neuve couleur ardoise mouillée.
Le nez brandi en l'air, Brunelle l'observait passer son juponnage.
Quand elle entendit sonner dix-sept heures, la jeune fille comprit soudain qu'elle était en retard à son rendez-vous avec Louison. Elle regarda ses bottines ; sous elles aussi, il devait être dix-sept heures, et marcher vite n'y changerait rien. Elle tourna la tête à gauche, à droite, en haut : trouant la voûte, des pigeons tournoyaient de tout leur plumage gris-bleuté. Un soupir lui secoua les épaules. Si seulement elle pouvait les rejoindre...
Petit à petit, tandis qu'elle filait de ruelles en ruelles, que les silhouettes d’écoliers se raréfiaient à ses côtés, Brunelle abandonna sa démarche de gamin lourdaud. Elle adaptait un pas de fée – le sien. Un fredonnement lui chatouillait la gorge. Elle le libéra comme on libère un oiseau de sa trop petite cage.
Sa nuque s'assouplissait, aussi. Ses traits dérivaient, variaient leur tournure. Sa bouche s'épaississait. Sa poitrine poussait. Son cœur palpitait.
Après ces si longues heures, elle redevenait tout à fait une fille. Cela faucha, emmêla un peu sa dégaine, cette remise à zéro, mais au fond, cela la faisait se sentir plus légère. Plus légère du corps. Plus légère du cœur.
Démesurément plus lourde de l'âme.
Des larmes éclaboussèrent ses yeux. Pourtant, son fredonnement ne faillit pas. Ses ailes cherchèrent à se frayer un passage sous le poids terrible de son cartable – n'en trouvèrent pas. Un bout de plume s'échappa de son veston, et Brunelle se dépêcha de la récolter avant de s'attirer un œil incrédule.
Désormais, elle courait presque dans les rues, la bottine retentissante, les bouclettes bondissantes... L'étroit chemin qui menait à la chaumière s'ouvrait devant elle, à peine visible tant les coupoles qui le surplombaient mangeaient du terrain. Placardée sur leur chair écailleuse, une pancarte qui s'ébréchait :
« Route impraticable et inondée » prétendait-elle.
- Louison... ? murmura Brunelle sous l'ombre des monuments. Tu es là ?
- Oui, bien sûr...
Sous la grandeur du ciel, sa voix était de petite taille. Il était perché dans un renfoncement un peu en hauteur, sans doute un ancien local de poubelles. En contrebas, son amie reprenait son souffle, les mains emboîtées aux genoux.
- J'arrive, Nel !
Il bondit ailes repliées. Brunelle eut une drôle de moue guillochée lorsqu'il se réceptionna maladroitement à terre, un Zig couinant sur le béret.
- Les framboises étaient mûres ?
- Oui-oui.
- Les écoliers... pas trop grincheux ?
- La maussaderie habituelle. Comme elle va et vient...
- Et les professeurs ? Souriants et attentionnés ?
- Ah çà, non ! Pas du tout ! sans être injustes pour autant. Ils sont simplement... d'un ennui terrible, en fait.
Elle soupira, fit un pas, deux, puis s'avachit contre son épaule. Sans être confortable, c'était réconfortant. Encore. Une cabane étroite et osseuse.
Comme elle ne bougeait pas, le souffle de Brunelle se tranquillisa, et son rythme cardiaque de même.
Plus haut, Louison mastiquait un caramel qui lui faisait la joue bossue. Tandis que la confiserie fondait sur sa langue, Brunelle sentait chaque bruit de mâchonnement, de caramel qui glisse, dérape et perd pied se répercuter contre son oreille. Cela produisait un son lourd, rond, sourd, tapant, bizarrement musical. La jeune fille ferma les yeux et se laissa elle aussi bizarrement bercer.
Avec tout ce qu'ils avaient vécus, de toute manière, ils n'étaient plus à une bizarrerie près.
- Louison ? demanda Brunelle au bout d'un moment.
- Oui, Nel ?
- Rouflaquette n'est pas trop dur, quand même ?
Le bruit d'un soupir retentit dans l'oreille de la jeune fille.
- Rouflaquette est Rouflaquette, c'est-à-dire une énigme. Une fois, je lui ai fait des gâteaux... ornés de colimaçons de crème... Il a souri, ri un peu même, et l'étirement de sa bouche est allé jusque entre l'oreille et les rides de ses yeux. Le lendemain, il n'en restait plus une miette. Depuis ces deux années à son service, je crois ne jamais l'avoir vu aussi heureux que ce jour-là.
- Chic alors ! De quoi te plains-tu ?
Un second soupir, plus profond, plus altéré fut communiqué à Brunelle depuis l'épaule du questionné.
- Après le coup du gâteau, qu'importe mes actions, si j'en faisais d'autres ou quoi, il n'a plus jamais ri.
L’enthousiasme de Brunelle fana aussi vite qu'il eut germé. Les pétales de ses lèvres se replièrent tout doucement, et bientôt on ne vit plus le blanc de ses dents, ni ses dents, ni même l'intérieur de sa bouche. Ses commissures pendaient désormais, tristes et interrogatrices.
- Oh... Je suis désolée... Vraiment, Louison. Et pourtant... pourtant...
Elle se tut soudain, en proie à une intense réflexion. Puis :
- A quoi cela serait dû, pour toi ?
- Je n'en sais rien ! Rien de rien, du tout, du tout. Monsieur Rouflaquette est une énigme, que j’te dis !
Il buta du pied dans un caillou. Brunelle releva la tête.
- Ne te décourage pas ! On galère tous autant, tu sais... Jo avec la famille d'Eversole ; Morve avec le docteur Etiol ; Bleu avec la petite danseuse et moi avec chacun de mes camarades. Pourtant Louison, on finira bien par trouver nos marques au pays de Terne – et tout ça, tu le sais déjà, au fond de toi. En plus, c'est ce que Virgule désire par-dessus tout. Enfin... oui. J'imagine.
- Moi, je préférais l'époque où c'était Madame qui veillait sur nous, grommela le garçonnet d'une bouche molle.
- Je sais bien... De toute façon, je suis sûre que Madame serait d'accord. Elle n'a jamais rien souhaité d'autre que notre bonheur. Nous étions l'unique priorité de son existence.
Un silence. Un silence dur à mâcher, encore plus à avaler. Les deux amis regardaient au loin, du côté de la chaumière mangée par le lierre. Elle ne comportait qu'une porte et qu'une fenêtre, et c'était pour eux le paradis.
Juste après la Maison-Soleil.
- Brunelle, tu crois que Madame et Virgule s'entendraient toutes les deux ?
La question la laissa un instant songeuse. Puis son regard se décrocha enfin de la chaumière.
- Non... Non, je ne suis pas certaine...
Pas du tout, même.
Madame – Anatole de son vrai nom – les avait toujours confortablement choyé ; et son visage, et son tempérament et même le soleilleux parfum qui traînait derrière elle incarnaient la douceur. Rien à voir avec la rudesse et le détachement de Virgule qui ne ratait jamais l'occasion de les rendre plus autonomes.
A l'époque de l'Orphelinat, Madame gaspillait un temps fou au profit du bon soin de la chevelure de Brunelle. Car autrefois, la jeune fille possédait un nid de cheveux bien soyeux.
Tous les matins, Anatole pinçait à plat, entre les demi-boules du fer chaud, les mèches noir de jais, tournées en rond et emprisonnées dans un papier fin. Sa patience, l'adresse de ses mains douillettes assemblaient en grosses boucles dansantes et élastiques les cheveux de Brunelle d'habitude si entêtés. Cependant, sous la paume moelleuse de Madame, ils se courbaient docilement.
Brunelle se souvenait parfaitement de ces gros escargots noir-carminés qui, tout chauds, lui couvraient les oreilles. Si l'amour qu'elle portait à Madame était sans conteste, il n'en était pas de même pour les coiffures qu'elle lui élucubrait. La jeune fille se sentait bien mieux ainsi, le crâne comme un tas de broussailles parfumées, chaque mèche jaillissant comme un point d'interrogation brandi. Après les escargots viennent les hérissons, eh oui.
Madame Anatole n'était pas seulement un soleil et une excellente coiffeuse. Il s'agissait d'une femme exigeante. Pas pénible ni sévère, non : exigeante.
Une canne soutenait son corps sans qu'il fût vieilli. Brunelle supposait que le bâton verni n'était là rien que pour accentuer ce trait de caractère et cet autre trait, rectiligne entre les sourcils. Madame aimait se donner des airs. Ainsi, elle exerçait sur tous un charme discret, ondoyant et indélébile.
Il faut le dire : le moindre regard d'Anatole communiquait comme un tendre frisson au cœur le plus sec, ou alors le plus mouillé qu'il fût.
Madame n'était pas si jolie, d'apparence. Le front froissé, les yeux longs et fatigués, le nez tombant, fuselé, les joues distendues, les lèvres étroites et toutes gercées d'être trop déployées... Même son menton avait du caractère, celui de se replier au dedans, encore que sa cime fusse aiguisée.
De ses longs cheveux sans ondulation elle faisait un chignon bas, tenu par des rubans si peu serrés que des mèches s'éparpillaient sur ses épaules comme des ganses. Elle portait des chemises et pantalons velouteux.
Le charme submergeant Madame venait donc du Dedans, de son cœur qui lui remontait jusque dans l'éclat des yeux.
Madame Anatole n'était pas seulement un soleil et une excellente coiffeuse. C'était aussi une belle âme.
- Nel ? Nel.... ! ça va ?
Brunelle refit brutalement surface. Son visage était trempé. Il lui fallut plusieurs secondes avant de se rendre compte qu'elle pleurait. Des chaudes larmes se perdaient sous les ailes de ses narines.
- Madame... Madame aussi... me manque, à moi...
Elle hoquetait tellement que Louison la prit dans les bras.
- Pourquoi l'avoir jetée en prison ? Pourquoi... ?! elle n'avait jamais rien fait de mal... à personne, à personne !
- On ne sait pas, Nel, on ne sait pas...
La jeune fille sortit une tête rouge et bouffie, jonchée de larmes, de bouclettes collées, de rictus capricieux. Toute entière, et par le regard qui lui ordonnait vie, elle flamboyait.
- Qu'importe s'il y aura des preuves ou non, Louison. Qu'importe ! Madame n’est pas coupable !