Le village de Gilding se situait sur une haute colline biscornue – comme posée là par hasard – et dominait de toute son altitude un panorama brouillé de roche et d'autres cailloux trop lourds. En la contemplant d'en bas, Gilding évoquait, sans qu'on sache vraiment pourquoi, une chaise à bascule qui aurait traversé de rudes années.
Pour y accéder, on gravissait un chemin en pente, sinueux et enroulé tel un serpent sur sa proie. Ainsi conçu en colimaçon, il s'avérait aussi rocailleux, et recouvert par des couches et des couches de poussières dorées qui luisaient au soleil de midi.
Chaque semaine, Julius empruntait cette pente escarpée, sa silhouette baraquée se reflétant sur le verre froissé des réverbères de l'avenue. Les deux mains plongées à l'intérieur de ses poches trouées, il se laissait aller à des pensées tantôt intéressantes, tantôt ridicules, tantôt nostalgiques. Alors que le vent s'amusait à s'engouffrer dans les coutures défaites de ses vieux vêtements – à les gonfler, les dégonfler, puis les regonfler – Julius n'avait pas froid. Son cerveau, brûlant comme les flammes d'un âtre, semblait en ébullition.
L'antiquaire tenait beaucoup à ses promenades quotidiennes. Elles lui permettaient de tirer au clair certaines de ses idées – la morsure de la brise les rafraîchissant tout à fait. Quand il tournait et tournait ainsi autour de son village natal, il lui paraissait, bien caché au fond de son cœur, qu'un sentiment indéfinissable se tissait. Julius ne cherchait pas à en définir l'origine. Il aimait qu'un certain mystère, doux et poussiéreux, plane autour de lui.
Le nez en l'air, il appréciait également se perdre dans la contemplation de tous ces domaines voûtés qui, l'entourant, tiraient toujours un peu plus sur la bobine du temps. Les parois écharpées de grisaille ; le bois des volets baillant et grinçant de fatigue ; l'écoulement continu de la gouttière contre le trottoir ; la bouche de la cheminée noire d'avoir trop servie... Chaque membre de ces demeures criait à sa vieillesse, à son teint fripé. Bossues et cabossées par les années, les maisons se tassaient entre elles comme un seul et même bloc de granit. Cependant, les yeux de Julius étaient toujours aussi trempés d'admiration alors qu'il les scrutait de la sorte ; malgré leur piètre état, il n'espérait que jamais le fil de la bobine de temps ne se casserait, pour elles toutes.
Et après tout, c'était grâce aux dorures de leurs toits que Gilding possédait un tel nom.
Alors même qu'il se faisait cette réflexion, l'image de Castor parut dans sa tête. Aussitôt, la moue insatisfaite de Julius fut emportée dans le vent, troquée contre le grand sourire, le vrai, le maladroit, le magnifique de ceux qui ont compris que la vie reste la vie. Ce jeune monsieur l'avait sauvagement retourné, et l'antiquaire lui en était tout aussi sauvagement redevable. Il se remémora un instant le lait crasseux de sa peau, les filets de soie qui lui tenaient usage de cheveux, son regard flou, sa petite taille, le béret posé de guingois sur sa tête.
Tapi, somnolent au fond de son être, entre les veines de son cœur pleine de douces lourdeurs, le désir de revoir le petit ramoneur grossissait en lui. En l'espace d'un quart d'heure, Julius s'en était terriblement attaché.
« Le Bonheur est constitué de souvenirs, lui avait-il dit. C'est le seul ingrédient que je puisse en extraire. Des souvenirs tantôt sucrés, tantôt salés, tantôt poivrés. Ce sont ces souvenirs qui constituent un présent heureux. »
- Monsieur Julius !
« Monsieur Julius ! » se retourna. Son Grand Sourire avait partiellement disparu, remplacé par celui de ceux qui aiment le monde, mais qui préfèrent alimenter cet amour discrètement.
La femme qui venait à lui marchait avec dédain, fierté, le pas d'une assurance mesurée. A son regard sourcillant, sous son impressionnante quantité de cils au vernis impeccable, on devinait aisément à quel point cette dame se souciait de sa coiffe, de sa taille et de ses jupes dentelées. Elles les avaient superbes d'ailleurs, la coiffe, la taille et les jupes dentelées. La première était roussie, très lustrée, traçant dans son cuir chevelu un amas gominé de perles, de boucles et de spirales couleur de blé mûr ou de triste flamme ; la seconde était mince, trop mince, piétinée par un corset de cuir puis épaissie par de la crinoline bon marché. Ses jupes étaient admirables, véritables tissus de bourgeoise qui chuchotaient des rumeurs à chacun de ses pas.
Il n'y avait aucun doute, à son apparence riche, il s'agissait bel et bien de la femme du mécanicien, Vulcain, héros de Gilding.
Et elle était magnifique.
- Madame Nix de Forgeron, s'exclama Julius. Comment allez-vous ?
- L'ongle de mon index gauche est fissuré.
Cette femme voyait définitivement le mauvais côté des choses. L'antiquaire espérait tout de même qu'elle ne lui userait pas de flacon rien que pour essuyer cette minuscule imperfection physique. Nix était de ces personnes qui pensent naturellement que l'élégance et la coquetterie justifient tous les gaspillages du monde.
De plus, la jeune femme avait pour réputation d'être épuisante à satisfaire. Elle réclamait des pains de glace, des bijoux assortis, des biscuits au gingembre, un repose-pied à la bonne hauteur, une pipe en porcelaine, des peignes de diamants à petites dents, et c'était ensuite au village de se débrouiller pour trouver le nécessaire. Vulcain, comme pour s'excuser de son côté « mari pris par le temps », lui laissait la liberté d'acheter tous les trompes-ennui qu'elle souhaitait, et Julius la soupçonnait de profiter un peu trop de la situation. Jamais il ne l'avait vu porter une robe par deux fois.
Ce jour-ci, l'extraordinaire créature arborait une énorme toilette de perles et de fanfreluches, d'un rose bonbon criard et provocateur. Pleine de niaiserie et de rubans gigantesques, cette incroyable masse de tissus semblait avaler l'espace.
Ombrelle pincée, jupes relevées, entre tous les tissus trop chers Nix fixait Julius de sa typique œillade perçante, artificiellement douce.Sa bouche en cerise plissait un sourire insatisfait.
- Mon ongle est fissuré, mes joues mal fardées, mon nez enrhumé et mon mari déprimé ! s'insurgea-t-elle. Mon humeur n'aurait pu être plus pluvieuse ! Sapristi, qu'ai-je fait pour mériter une telle existence ?
- En quoi Vulcain serait-il déprimé ? s'étonna Julius en enlisant plus profondément encore ses doigts sales au fond de ses poches.
Il observa Nix avec une curiosité renouvelée. La femme détourna instantanément le regard car oui, on pouvait le dire, Julius avait une bien drôle manière de regarder. En vérité, l'antiquaire avait toujours été fasciné par les yeux et ce satellite sombre qui les tâchait par le milieu. Il développait un amour grandissant pour la texture délicate de la peau autour de ces iris, la première à se rider, à se mouiller en cas de chagrin. Et les papillonnements de la paupière qui, dans leurs murmures froissés, rythmaient les secondes l'avaient toujours extrêmement amusés.
Julius était de ces personnes qui aimaient les petits riens qui font la vie, méprisant les grands tout, même positifs, qui induisent au changement.
- Oh oui, qu'il fait son capricieux !
Ce fut cette exclamation, filée dans un tonnerre de postillons et d'autres feux invisibles, qui ramena Julius à la réalité.
- Il ne veut plus que son oreiller, prétextant être trop fatigué pour parler, pour que je lui raconte les potins de la journée. Même eux, il ne veut plus les entendre... A mon avis, c'est une dépression, oui, ah ça, une sacrée dépression ! Alors qu'il travaille, il ne rêve que du moelleux de ses coussins, et même enroulé dans ses couvertures, il rêve du soir prochain, où il pourra à nouveau s'avachir comme un rien entre ses draps !
De sa main toute gantée de velours, Nix se frappa le front puis le menton, qu'elle avait étonnamment pointu. Elle adorait exprimer ces propos par des gestes extravagants, grandiloquents, des mouvements qui font croire à une grande animation, alors que le cœur n'est plus qu'une grisaille sans fin.
Et ses yeux, ses immenses yeux cerclés de mauve, arrosés de doré, ne cessaient de s'écarquiller, renfonçant l'image qu'ils préservaient, dans les profondeurs de leur prunelle : celle d'un soleil couchant, prêt à s'endormir.
Julius se tordit les bésicles derrière les oreilles, royalement happé, ébloui par cette vision. Ce que Nix lui décrivait avait effectivement l'air tracassant. Un léger, trop léger sourire fendit ses lèvres avec la finesse de la soie. Une moue qui se voulait rassurante.
- Si vous dites vrai, alors qu'il vienne me voir dans une heure et demi précises. La déprime n'est pas quelque chose qui se soigne en solitaire, et la fatigue encore moins. A très bientôt, Madame Nix de Forgeron. Ce fut un plaisir.
Ce fut ainsi qu'ils se quittèrent, l'une en continuant de s'époumoner, l'autre en pressant le pas, empalé dans la hâte de retrouver son boulot.
Et son café traditionnel.
Avec, évidemment, trois sucres et une pincée de sel.
***
Nix avait effectivement raison.
Quand Vulcain poussa péniblement la porte de la boutique, de ses doigts crochus et tavelés de fin de jeunesse, Julius le trouva vieilli de dix ans. Il pleurait peu, mais ses larmes avaient toutefois vite fait d'amonceler leur sel dans sa barbe. Car oui, il détenait une barbe tout à fait formidable. Le duvet émergeant de son menton, dans son entrelacs de gris et de blanc, évoquait du pissenlit, en raison de sa matière cotonneuse.
En-dessous d'elle saillait une gorge parcourue d'un monumental réseau de veines rougeaudes ; au-dessus d'elle, un nez et un regard cassés par le trop plein de travail ; enfouie sous elle, une bouche fine et sans relief, lasse et ramollie de ne point parler.
Vulcain parla pourtant, d'une voix rocailleuse, comme abandonnée trop longtemps dans le froid :
- C'Nix qu'vous a convaincu de m'prendre sous votr' aile, n'-ce pas ?
- Bonjour, Vulcain.
Julius ne préférait pas le brusquer, et éviter cette question l'arrangeait bien. Il n'aimait pas répondre aux questions, les éludant comme il aurait chassé des miettes de pain sur la table. Lui, il préférait les poser – sur son comptoir ou dans ses flacons – les faire rebondir en sourdine dans les oreilles de ses clients.
Il se racla la gorge, prêt à en découdre si nécessaire. Ses doigts, eux, s'étaient rétractés autour de sa tasse de café qu'il n'avait toujours pas vidée, tandis que ses pensées, colibris affamés, voletaient de sujets en sujets, ne s'arrêtant jamais.
- Ouais, c'ça, b'jour.
Le mécanicien clopina jusqu'au comptoir, sur lequel il s'avachit de tout son poids. Il se traînait derrière lui l'infecte odeur d'un défunt bonheur et le vieillard devait lui-même la sentir car, enseveli sous ses pissenlits de barbe, son vilain nez se fronçait.
- J'sais pas quelle 'motion m'prescrire, mais c'rtainement de la Tranquillité. C'd'éjà fou combien j'ai 'vie dormir, moi...
Pour argumenter son propos, le vieil homme ouvrit amplement sa bouche afin d'en extraire un bâillement à fendre l'âme. Les courtes mèches de Julius en frissonnèrent ; la laine mal tricotée de Vulcain, elle, en sursauta d'horreur.
- Vous pouvez vous asseoir, si tel est votre souhait, proposa l'antiquaire en indiquant poliment son horrible fauteuil miteux.
Le pauvre siège avait par ailleurs très mal vécu « l'attaque » de Madame Flavine. Dorénavant dénudé de l'automate et du gramophone – qui jonchaient le sol un peu plus loin – il en paraissait dépouillé de toute majesté, ne se dégageant de lui plus qu'un amas informe de velours râpé et rongé par les cafards.
Il était encore plus défraîchi que des boutons de redingote.
En d'autres circonstances, Julius aurait rougi de sa misérable offre. Il était toujours délicat de tenir une discussion naturelle avec un personnage aussi important que Vulcain.
Vulcain était un mécanicien, autrement dit, un être dont le talent avait érigé l'intégralité du village de Gilding – le Village aux Rouages, par son autre nom.
Comme tous ses ancêtres mécaniciens, on l'avait baigné dans la « source d'immortalité » dès son talent éclos. Puis, alors qu'il s'épanouissait tel un superbe bouquet de fleurs, les siècles s'écoulaient un à un, lentement, tranquillement.
Il taillait dans l'acier, le métal, le bronze ou l'or comme personne ; travaillait le fer avec autant d'aisance ; fixait les rouages avec la précision d'un cadran de montre à gousset ; maniait le tournevis aussi subtilement que l'eau ondule sous le passage d'un cygne ; manœuvrait la clé à molette comme sa fourchette ; et était tout simplement à l'origine des plus complexes mécanismes, des plus impressionnantes machines de tout les temps gildingiens.
Rien que ça.
Julius n'osait mesurer le nombre de fois où il l'avait convié chez lui, afin qu'il corrige les erreurs de plus en plus récurrentes de son automate. Était-il vraiment en position, lui, médiocre antiquaire à émotions, de lui dicter sa conduite ?
Et s'il y avait le professionnalisme de ses ancêtres en comparaison...
- Eh bien... souffla le mécanicien qui s'apprêtait à décliner son offre, avant de claudiquer se jeter entre ses accoudoirs défoncés.
Julius eut beau pencher la tête sur le côté dans le maigre espoir de sonder son visage, sommairement ensevelis sous les buissons de poils de sa barbe, de ses cheveux et de ses sourcils, ses yeux ne manifestaient qu'un infime éclat indéchiffrable.
« Vulcain doit me prendre pour le dernier des cornichons », pensa anxieusement l'antiquaire. « L'état de cette boutique ne me donne vraiment pas fière allure... Sans compter tous les luxes auxquels il est habitué... »
Julius frissonna, avant d'aviser sa vieille pipe blanche abandonnée sur son comptoir. Partager une ou deux bouffées avec Vulcain serait plutôt une bonne idée. Les vapeurs du tabac sauraient sans doute lui dénouer la langue, si méfiante, fourchue et muette d'accoutumée.
L’antiquaire enclencha le mécanisme de sa fumantière, appareil bourrant automatiquement les pipes de pollen de tulipes, de poussières de fée, de cumulus sauvages et de traditionnel tabac. Julius réprima de justesse un énième soupir : cette machine bien pratique émergeait encore du rocambolesque cerveau de Vulcain.
- Des nouvelles ? demanda-t-il en tendant une pipe de bois verni au mécanicien, et gardant la sienne, de porcelaine ternie.
- Mon m'tier est b'rbant.
Julius glissa doucement la corne entre ses lèvres. Il était si attentif aux paroles de Vulcain qu'il aurait pu mesurer les nombreuses variations de sa respiration. Le mécanicien enfourna presque sa pipe dans sa gorge, et un nuage parfait, rond, moelleux et coloré, jaillit aussitôt de l'embouchure du morceau de bois. Il était si accablé qu'il ne voulait plus jouer aux princes invincibles.
Nix restait de toute manière absente.
- J'me sens mou. Fade. C'mme le goût d'une eau de rivière. Sans intérêt.
- Vous avez pourtant été capital au développement de ce village, lui assura Julius, tout en dépliant un tabouret de bois, sur lequel il s'installa. Jamais Gilding n'aurait osé traversé autant de siècles sans vous.
L'antiquaire aurait bien voulu connaître l'expression de Vulcain, après qu'il eût formulé de telles paroles, mais quand il bascula une œillade anxieuse à son interlocuteur, celui-ci demeura flou, en raison de son absence de bésicles. Elles avaient encore glissé de son nez, avant de s'être finalement raccroché à la courbe de ses narines frénétiques. Sans binocles, Julius voyait mal, mais il devinait tout de même la rondeur grossière du visage du mécanicien, les contours affinés de ses yeux, la forme flasque de ses joues toutes argentées de barbe et sa gorge rougeaude qui palpitait sous son col trop serré.
Les traits troubles, Vulcain avait quelque chose de monstrueux.
Effrayé par cette vision, Julius remit précipitamment ses bésicles pour se cogner au sourire inexpressif de son client. Oui, un sourire vide de toute émotion, ni bienveillant, ni mauvais. Un sourire qui craque en se formant, tellement il s'est forcé à germer, mûrir puis jaunir. Jaunir jusqu'à ce qu'un sentiment vînt éclaboussé ses coins : la mélancolie.
- V'parlez au passé, en plus. Même 'nconsciemment, v'yez-vous, vous affirmez mon ancienne utilité, oubliez celle qu'aurait pu aussi être présente. Sauf qu'elle ne l'est pas. J'tais utile, j'le suis plus.
- Vulcain...
- Le coton a remplacé mes muscles, de la gomme à mâcher a relayé mon cerveau. J'suis nul, qu'je vous dis ! Complètement modelable, manipulable, flasque et oublié. L'ère d'mon succès est passé, qu'vous allez m'dire, mais voyez-vous, c'compliqué de s'le rentrer dans l'crâne.
- Vulcain...
- J'veux pas brocanter une émotion, moi, m'sieur Julius. Mais j'voudrais que vous en distribuer aux autres, en fait : des flacons d'Admiration. P'tain, combien de temps les gildigiens m'ont pas observé avec c'te r'gard émerveillé ?
- Vulcain !
Le mécanicien mit enfin un frein à son flot de paroles désespérées, et se contenta de fixer Julius à travers le rideau de pluie de ses yeux d'habitude si menaçants. Aujourd'hui, ils dépeignaient toutefois les abysses d'un chagrin impressionnant, imprimaient l'encre translucide d'une douleur non-absorbable.
Mordillant songeusement sa pipe, Julius n'accordait pas la moindre circonspection à ses bésicles, qui profitèrent de cette faute d'inattention pour s'esbigner.
Face à lui, Vulcain se mouchait. Son nez avait la sonorité d'une trompette obstruée. Ce fut d'ailleurs cette bruyante mélodie qui aéra l'antiquaire de sa curieuse torpeur. Mais entre les fils tordus de son cœur, il se répétait : « je suis réellement en train d'observer le héros de la ville sangloter ». C'était en effet une chose rare et offerte à peu, cela allait sans dire. Respirant par la bouche, sans pudeur aucune, le mécanicien se frottait rageusement le nez, jusqu'à ce que celui-ci ressemble à une titanesque fraise des bois.
Il s'agissait d'un spectacle à la fois terrible et touchant.
Réalisant soudain qu'il était censé aider Vulcain et non le contempler avec ses yeux de mouche, Julius jucha maladroitement une main sur l'épaule de son compagnon. Il n'osait mesurer les proportions de son impuissance face à une telle amertume. Que pouvait-il dire ? Que pouvait-il faire ? Quel flacon à émotions lui prescrire ?
Julius se sentit soudain très à l'étroit sur son tabouret. La petitesse du siège lui faisait ployer le dos vers l'avant, courbait sa cage thoracique de manière improbable, presque en angle droit. Ses longues jambes frémissaient nerveusement. Pourtant, Julius évitait de trop s'agiter pour son client, dont le malaise en serait peut-être amplifié, et pour lui-même, dont chaque mouvement pourrait signer sa chute. Il se sentait démuni, lui, avec son bras misérablement tendu vers l'avant, l'avant qui était Vulcain, l'observant de l'humidité dans son œil perçant.
- Revenez dans une semaine, Monsieur de Forgeron... murmura-t-il doucement. Mais juste avant cela, j'aimerais juste vous soumettre un échantillon à Enthousiasme que vous utiliserez tout les deux matins en y absorbant trois gouttes, ni plus, ni moins.
Normalement, Julius préférait effectuer ce rituel du haut de son comptoir, mais en y réfléchissant bien, il estima que la situation méritait une petite entorse à cette tradition.
Tandis que le mécanicien essuyait ses dernières gouttelettes d'eau, de sueur et de morve, Julius se leva avec la souplesse d'un chat et avala la distance qui le séparait dans son étagère à flacons dans un craquement discret de poutres et de souliers. Une fois que ses doigts, aussi agiles que lents, aussi tendres qu'osseux, furent articulés autour du fameux échantillon à Enthousiasme, Julius parla d'un ton aussi mélodieux que le tintamarre joyeux du vélo du facteur le matin, comme s'il ne voulait pas troubler son client dans sa peine :
- L’Enthousiasme se constitue d'un soupçon de sucre, d'une pincée d'air frais, d'une dent d'étoile hachée, d'une larme de paon, d'un bouchon d'eau de source et d'une plume d'aile de loup. Vous me devez donc une plume d'argent, Monsieur Vulcain de Forgeron. Mais bien sûr (ajouta-t-il précipitamment, comme piqué au vif :) si cette émotion ne vous correspond pas, libre à vous de me la rendre, et je vous rembourserai. Et tâchez de varier vos horaires, vous avez grandement besoin de repos.
Qu'est-ce que c'est beau ! Je viens de lire les trois premiers chapitres d'une traite et je suis émerveillé-e - par la poésie de ton écriture ; par les descriptions du cadre et des objets ; par les subtiles variation de rythme (j'ai beaucoup aimé le premier chapitre, je trouve que tu nous fais entrer dans cet univers avec beaucoup de lenteur et de douceur, c'est très agréable).
Dans ce chapitre-ci (les autres aussi), j'apprécie particulièrement les situations entre les personnages. Je ne sais pas vraiment comment décrire cela, mais j'ai une impression d'intensité et de pudeur à la fois. Les situations sont émotionnellement riches, denses - et pourtant rien n'est dramatique. J'adore la gaucherie présumée de Julius : ce moment où il met la main sur l'épaule de Vulcain. Ce passage en particulier : "Julius se sentit soudain très à l'étroit sur son tabouret. La petitesse du siège lui faisait ployer le dos vers l'avant, courbait sa cage thoracique de manière improbable, presque en angle droit.". J'ai l'image d'un Julius très "géométrique", avec ses bésicles bien rondes et sa silhouette très digne. Qui donne un contraste intéressant avec les émotions profondes et fluctuantes qu'il vend.
Merci pour cette histoire. Je vois qu'elle est déjà pas mal commentée - je vais continuer une lecture silencieuse, car à part "wouah ! ", je ne vois pas quoi rajouter aux autres commentaires élogieux - je commenterai si je trouve autre chose à ajouter :-).
Je m'excuse de te répondre si tard, d'autant plus que ton commentaire est adorable ! <3 Je suis touchée, tes mots me font chaud au cœur.
Merci :)
Et bonne (suite de) lecture à toi !!!
Voilà une paye que je n'étais pas repassée par ici, toute focus que j'étais sur "La Confiture aux Lucioles" ~ Je suis contente de retrouver Julius et de le suivre au gré de chacune de ces rencontres.
Celle-ci, avec Nix et Vulcain, à la fois m'amuse et m'émeut. La femme m'a fait rire, avec ses petites manies, ses plaintes sur des tous petits détails. "Comment allez-vous ? - L'ongle de mon index gauche est fissuré." Haha xD Et puis elle focus là-dessus. Quant à Vulcain, je suis très touchée par la façon dont tu évoques son mal de vivre. La douleur de se sentir vide et sans intérêt, là où les autres voient pourtant un puissant Vulcain, un héros. On ne sait jamais l'étendue de la douleur qui peut se cacher derrière la fière armure des gens <3 Coup de coeur particulier pour cette image : "C'mme le goût d'une eau de rivière. Sans intérêt."
Ton style est toujours un régal. Juste une phrase où le rythme m'a gênée un peu : "on gravissait un chemin en pente, sinueux et enroulé sur sa proie tel un serpent venimeux." Je ne sais pas, c'est sûrement très personnel comme impression, mais il me semble que terminer sur "enroulé sur sa proie" claquerait davantage. Du style : "un chemin en pente, sinueux tel un serpent enroulé sur sa proie."
Mais bon c'est vraiment du chipotage puissance 1000 ahah. Je reste séduite par la force de chacun des personnages que tu introduits. Tous ont une caractérisation très forte, abordent des thèmes touchants, Le tout à travers des dialogues qui nous en disent directement beaucoup sur eux, chacun avec ses tics et sa musique. Et via ces petits rien toujours si bien décrits - ces petits rien qui disent long et font beaucoup.
Un vrai plaisir comme toujours -
À bientôt !
Je suis touchée et ravie par le temps que tu accordes à chacun de mes projets. Et heureuse surtout qu'ils te plaisent autant !
De mon côté, je suis désolée d'être si peu présente dans les Etonnants chemins du repentir. J'ai eu la très mauvaise idée de reprendre cette histoire la veille des HO. XD Et maintenant, je demeure frigorifiée devant la longueur de ma PàL. x) Bon, je reviens dès que possible ! (et félicitations pour les deux prix, en fait !)
Haha, ne t'inquiète pas, tes "chipotages" sont à chaque fois très justes et constructifs. <3
Marmites d'inspirations,
Pluma.
J'ai l'impression de suivre une série épisodique, plutôt que des épisodes filaires ! C'est amusant de voir ça sur PA, sans pour autant qu'il s'agisse de nouvelles totalement distinctes.
Ton style embellit vraiment l'univers, je pense qu'il constitue la pierre de voûte du récit. Pour le moment je profite de la poésie, mais je ressens assez peu d'émotions intenses, ma curiosité pour la suite de l'histoire lle-meme est modérée dans le sens où cette entrée en matière est très douce et, puisque chaque chapitre sonne presque comme une histoire complète puisqu'il s'agit de résoudre un cas particulier, ça me donne une impression de "finition". Ce ne sont pas des reproches, ce sont de simples constats, pas particulièrement négatifs - ou en tout cas ce n'est pas ainsi que je le vis !
J'espère simplement qu'un fil rouge plus concret, plus épais, va se dessiner bientôt, en tout cas personnellement c'est ce qui me manque un peu pour vraiment accrocher mes mousquetons à l'histoire et être définitivement emporté. Cela étant, c'est un super début et je suis curieux de découvrir comment tu vas déployer le principe de base!
Plein de bisous !
Merci à toi pour ton commentaire qui me fait très plaisir ! En effet, j'ai pensé organiser cette histoire en épisodes de rencontres, en sortes de minis nouvelles ayant chacune leur finition comme tu dis. Pourtant, on ne peut pas les lire les unes indépendamment des autres : le fil rouge de l'histoire se révèle juste dans le prochain chapitre. Donc pas d'inquiétude, ça arrive bientôt ;) C'est dans la quatrième scène que tout va se jouer.
Merci encore, ton commentaire est très pertinent ! Et au plaisir de revoir dans les parages <3
Pluma.
C'est super intéressant la variété des personnages qui viennent visiter la boutique de Julius. On découvre peu à peu l'extérieur sans sortir de la boutique et c'est très sympa. Vulcain est un perso super intéressant, j'espère qu'on le reverra à l'occasion.
C'est toujours très beau en terme d'écriture, avec le soin que tu apportes aux petits détails. Le passage sur les yeux est magnifique...
Mes remarques :
"En l'espace d'un quart d'heure, Julius s'en était" -> s'y était ?
"par les yeux et ce satellite sombre qui les tâchait par le milieu." très joli !!!
"qu'un sentiment vînt éclaboussé ses coins" éclabousser ?
Un plaisir,
A bientôt !
Pour être honnête, je m'attendais à lire cette histoire comme des petits épisodes de plaisir littéraire détachés les uns des autres, simplement reliés par cet exercice menant à comprendre et écrire autour d'une émotion (c'est la projection que je m'en faisais et l'intérêt que je compte y trouver). C'est donc avec beaucoup de surprise (et de plaisir) que j'ai commencé ma lecture sur ces descriptions de la ville et sur le souvenir de Castor. Je crois que leur absence n'aurait pas été gênante, mais cela donne une autre dimension à ton histoire et j'aime beaucoup !
"En vérité, l'antiquaire avait toujours été fasciné par les yeux et ce satellite sombre qui les tâchait par le milieu. Il développait un amour grandissant pour la texture délicate de la peau autour de ces iris, la première à se rider, à se mouiller en cas de chagrin. Et les papillonnement de la paupière qui, dans leurs murmures froissés, rythmaient les secondes l'avaient toujours extrêmement amusé." Voilà un passage que j'ai adoré. Les yeux, les yeux... Depuis tout ce temps, on les a longuement décrits à travers les livres et pourtant, j'ai eu l'impression de les redécouvrir ici et d'apprendre à les aimer sous un nouveau regard (si je peux me permettre le jeu de mots). Et ça c'est une certitude que j'ai de plus en plus à mesure que je te lis : ce que tu écris est bourré d'amour pour les mots que tu utilises et les "petits riens qui font la vie". C'est chouette et ça fait du bien, du coup.
Merci pour ce chapitre !
Les yeux, les yeux ! Moi aussi je suis fascinée par les regards et je pense que tu trouveras beaucoup (énormément) de descriptions assez farfelues des yeux à travers mon récit.
J'espère grandement que la suite te plaira tout autant <3
Pluma.
Vulcain a dû aussi passer dans ton chapitre pour régler finement chaque rouage.
Le temps s'écoule doucement, les personnages sont délicieux et leurs émotions des petites perles qui surgissent et nous ravissent à chaque fois.
(un ongle incarné, c'est une affreuse douleur car la ligne de pousse de l'ongle s'enfonce dans la chair au lieu de sortir. C'est comme si tu avais une aiguille qui se frayait un chemin à l'intérieur du bout de tes doigts. Ce n'est pas juste cosmétique... Si Nix en souffrait, elle aurait eu besoin d'un médecin...)
Oui, je pense que j'y ai été un peu fort avec l'ongle incarné, ce n'est pas exactement ce dont souffre Nix... Je cherchais plutôt quelque chose d'anodin, mais le mot m'avait échappé. J'apporterais les modifications nécessaires dans ce chapitre :)
A très vite !
Pluma.
"A très vite!" Tu veux dire qu'un prochain chapitre arrive enfin?
Je guetterai la notification... Bon courage !
(je t'avais proposé une relecture avant publication, c'est toujours valable !)
Oh woah, décidément ta plume est toujours aussi belle. J’ai beaucoup apprécié ta description du village et la personnalité que tu as réussi à insuffler aux maisons. En fait, toutes tes descriptions sont incroyables et très visuelles (je ne me souviens pas si je te l’avais déjà dit haha). C’est très facile de se représenter les scènes, les lieux, les personnages !
Julius s’est visiblement beaucoup attaché à Castor… Alors, je suis retournée lire le chapitre précédent, et mon dieu, c’est vrai que ce gosse est attachant. J’espère grandement que nous allons le revoir un jour…
Jusqu’à maintenant, les deux premiers chapitres m’avaient semblé indépendants, et je pensais franchement que cette histoire se présenterait comme un recueil formé des histoires des différents clients se succédant dans le magasin, tous ayant leurs histoires et leurs émotions. Mais maintenant, à la lecture de cette partie, je sens un fil rouge qui arrive, ou du moins un petit quelque chose qui va tout relier ensemble ;)
Enfin! Assez papoté, passons au vif du sujet. Vulcain. (En passant, j’aime beaucoup son prénom ! Cela a l’air de coller au personnage héroïque, et au caractère qu’il semblait avoir, avant.)
Son air brut et cru m’a beaucoup plu, sa façon de parler également. Julius et lui sont véritablement à l’opposé l’un de l’autre, et ce contraste était saisissant. L’un est dépeint comme bien en chair, rougeaud, avec sa grosse barbe et son gros nez. Je m’imagine l’autre plutôt de petite taille, tout sec comme un petit oisillon, avec ses grosses lunettes penchées sur le bout de son nez.
La sombre mélancolie de Vulcain m’a beaucoup touchée. Il vieillit, contemple sa gloire passée, songe avec amertume à la place qu’il occupe aujourd’hui dans le village… Oui, touchée, c’est vraiment le mot. Touchée en plein cœur par la détresse de ce colosse si fragile.
(Je note juste une petite coquille lors de leur discussion, un petit « Elles avaient encore glissé » qui s’est transformé en « Elle savaient » haha, ces fichus espaces qui se mettent n’importe où !)
Oh oui, et pour finir (je ne sais plus si je l’avais mentionné pour les chapitres précédents), mais la composition de toutes ces émotions est terriblement poétique, où vas-tu trouver tout cela ? *-* Une dent d’étoile, une larme de paon, une plume d’aile de loup… Cela m’évoque tout un tas de bien jolies choses.
J’étais très heureuse de te lire à nouveau ! Prends soin de toi en ces temps difficiles, à bientôt xox
Anaïs
Hem ! Décidément, tes mots sont un vrai baume au cœur ! Merci infiniment pour tout tes compliments et encouragements, ils sont pour moi comme une bonne écharpe de soulagement !^^
Si je connais parfaitement le fil rouge de cette histoire, j'avance un peu à l'aveuglette, et je rencontre les habitants de Gilding tout en même temps que Julius. Je pense que ça a un certain impact sur le récit...
Trop heureuse que tu apprécies Castor et Vulcain <3 Je me demandais justement si j'avais réussi à rendre le mécanicien attachant !
J'espère te revoir bientôt par ici, et merci encore pour cet inconscient cadeau d'anniversaire ;)
Pluma.