Scène VI - L'antiquaire qui s'en voulait

Sitôt sa matinée achevée, l'antiquaire se précipita dans la boulangerie de Quintus, 2 avenue des hirondelles, acheter son pain au chocolat le plus moelleux, le plus doré, le plus sucré – un peu comme un morceau de bonheur cuisiné. Julius n'avait guère l'habitude de s'offrir de tels instants gourmets, mais lorsqu'il mordit férocement dans le cœur coulant de la sucrerie, il se dit que de temps en temps, il serait bon de s'accorder quelques autres petits plaisirs comme ça.

Il mâchait de l'espoir.

Il mâchait de l'espoir ; déambulait au milieu des boulevards d'une marche vertigineuse ; bondissait de ruelles en ruelles ; saluait femmes-coquelicots, hommes-cheminées, cette madame-à-molette et ce monsieur-sans-papier ; souriait ; zigzaguait entre les coupoles et les fiacres à l’arrêt, le vent s'adaptant peu à peu à son pas régulier. Les légères ondulations de sa redingote dans la brise avaient quelque chose d'élégant, et intérieurement, il espérait que ce détail lui donnait plus fière allure encore.

A Gilding, le sol était pavé ; ses briques rouges et brunes, parfois de bronze ou en « tranche de lune ».

Julius moucha une goutte qui lui pendait au bout du nez. Si le vent était doux, son souffle, lui, demeurait glacé. En effet, l'hiver approchait et le binoclard avait hâte de sentir les drôles de bruits de la neige sous ses pieds bottés. Il avait hâte de traverser des chemins de coton, d'observer les cheminées vapoter au milieu des tuiles givrées et d'écouter le carillon des gens pressés, alors qu'une mince odeur de chocolat chaud démange les narines...

Mais d'un autre côté, qui disait plein hiver, disait aussi manque de temps. En cette saison, les journées étaient de si petites tailles en fait qu'on les apercevait à peine, au fond, se faufilant trop vite entre les heures et les occupations.

Julius éternua. Ses épaules frissonnèrent, d'un frisson doux et frénétique, et ses lèvres suivirent le mouvement – dans un petit frisson de sourire elles-aussi, discret, sincère, de guingois sur son visage rougi de froid.

Si les enfants ne jouaient et ne riaient pas encore dans la neige, l'antiquaire pouvait distinctement les entendre rêver, avec leurs yeux levés vers le ciel aux nuages gris et doux comme des flots de poussières, et leur bonnet solidement enfoncé jusqu'à leurs oreilles frémissantes d'apprendre.

Il s'assit sur le rebord de la Grande Fontaine, dont les écrasantes courbes de marbre étaient les racines du village. On disait que de sa plus haute bouche, marbrée et vieillie là-haut, s'écoulait le jus de cœur d'une sirène qui jadis aurait habité ce bassin.

Julius n'avait en revanche jamais prêté la moindre attention à cette légende : il promenait sur la place un œil un brin curieux – les alentours de la Grande Fontaine baignaient d'une continuelle animation.

Il y avait des enfants, autour de lui, par poignées de trois ou quatre. Des fillettes aux genoux bleuis, au-dessus de leurs énormes et laineuses chaussettes, s'amusaient à poursuivre un papillon errant, qui eut la bêtise de confondre hiver et printemps. Une troupe de « presque-traînes-savates » collait leur nez aux vitrines d'un magasin qui vendait les mérites d'un cartable de cuir mécanique, avec horloge, thermomètre et lampe de poche intégrés. Deux garçonnets jouaient aux billes sur les briques rouges du sol et un autre, un peu plus loin, les regardait avec envie. Ou non, la vérité, ce n'est pas qu'il les regardait tout à fait. En fait, c'était Julius qu'il fixait.

L'antiquaire manqua de s'étouffer avec sa bouchée ; un poids de trop dans sa gorge, comme quand notre bonheur est trop rempli, qu'on commence à s'ennuyer.

Le gosse n'était pas Castor. Contrairement au jeune ramoneur, celui-là avait une géométrie de visage hasardeuse, raturée, des traits tremblants et grossiers. Son sourire, de là déjà, lui semblait troué et cerise sur la crème, il ne portait pas de béret, mais rien qu'une casquette au tissu terne.

Mais Julius comprenait, à présent. Ce garçon, blotti contre la façade d'une bibliothèque, n'était pas bien méchant. Simplement, il avait faim.

Se sentant assez coupable quand même, Julius reprit une bouchée, l'avala. Bien qu'encore chaud, le pain lui paraissait soudain trop sucré, trop moelleux, trop doré. Amer. Un peu écœurant, aussi.

Julius renifla : cette vision lui avait coupé l'appétit et éveillé la timidité. Donné très froid, comme coincé dans une sorbetière, donné très chaud également, comme jeté dans un grille-pain – celui de Mamie Miette précisément.

Rassemblant les pans effilochés de sa redingote, Julius allongea le pas vers le bonhomme en question, sous le regard interrogateur des autres enfants, haussé par les épaules et les sourcils. Le garçonnet affamé, lui, s'était plus étroitement lové contre la façade, les pommettes humides et tremblantes.

« Je lui fais peur » réalisa l'antiquaire.

 -  Tu as faim, c'est ça ?

Le gamin hocha lentement la tête, penaud. Ses sourcils se fronçaient si fort qu'on avait l'impression qu'ils allaient fusionner. Ses cils papillonnaient au-dessus de son œil apeuré, rougi et mouillé par le vent glacé.

A tous les coups, le bonhomme hésitait entre fuir et rester.

Julius sourit à moitié ; c'est-à-dire que l'une de ses commissures se releva, et que l'autre s'effondra, si bien que de l'extérieur, on aurait bien été incapable de déterminer s'il s'agissait d'une grimace ou d’un sourire. Ce gosse ne ressemblait pas à Castor. Castor, lui, aurait vaillamment redressé son béret avant de déclarer, haut et fort, le véritable fond de sa pensée.

 -  Oui. J'ai... faim.

Un murmure, un faible écho – fil de soie. Une sonorité grave, calleuse, comme trop longtemps abandonnée dans la gorge, pâteuse, râpeuse et parcheminée.

Alors Julius, moitié riant, moitié honteux, lui offrit doucement, prudemment – avec la même prudence qu'on approche le papier du feu – son croissant entamé, avec le bel emballage odorant de la boulangerie de Quintus, imprimé d'hirondelles.

 -  Et comment t'appelles-tu, petit enfant ?

 -  Milos.

Et Julius eut soudain une profonde certitude, en croisant ses iris couleur aquarelle : ce gamin avait bien besoin d'une Dentelle, dans sa vie.

 

***

 

La plus longue des aiguilles avait roulé à toute allure sur le cadran, si bien que Julius ne vit pas passer sa journée – peu remplie, disons-le. L'antiquaire en était bien malgré lui heureux, car se réveiller de si bon matin avait eu l'énorme impact de l'épuiser – et ses dix tasses de cafés ingurgitées n'avaient en fait pas tant améliorées son manque de sommeil que ça.

Julius s’ébouriffa les cheveux. S'asseyant sur le rebord de son plumard, douché au savon, les ressorts du lit se mirent à gémir ; et l'antiquaire soupira. Pour une raison qu'il ignorait, il se sentait un peu mélancolique, aujourd'hui. Sa rencontre avec Milos y était-elle pour quelque chose ? Si oui, qu'avait-il à succomber au charme de tous les gosses du quartier ?

Et pas que les gosses, apparemment.

Danaé n'était plus une gamine.

 

Bondissant dans la trentaine, oui, certainement, elle n'était plus une gamine.

 

Le binoclard s'allongea complètement sur son matelas avec un reniflement. Il y avait effectivement quelque chose qui clochait, qui sonnait le carillon invisible de son esprit. Il ne se sentait plus tout à fait lui-même, mais pas tout à fait un autre non plus. Les nouveautés de son caractère le crispaient dans son propre corps, le grattaient comme un pull trop laineux pour être doux. Il pressa Dentelle contre sa poitrine.

Et renifla.

Encore.

En proie aux plus intenses réflexions, un sourcil haussé, l'autre endormi, Julius s'étira de toute sa longueur, si bien que son crâne heurta le bois du dossier de lit et qu'un « Aïe ! » meurtri lui échappa. Tout étroit qu'il était, Julius avait toujours eu une imposante stature, que les vieillardes s'amusaient à nommer « de géante » – ce qui était assez faux d'ailleurs.

L'antiquaire aurait eu piètre allure, face à un géant.

 -  Ce sont elles qui sont p'tites, marmonna-t-il comme pour se consoler.

Il se hissa jusqu'à sa lucarne, décidé à admirer le panorama de Gilding – c'était un peu une tradition du soir pour lui. Son espace de vie, sécurisé dans son infernale spirale de routines et de coutumes propres à sa famille, semblait clos et rond comme le ventre d'une mère. Ou comme celui d'une grenouille qui a trop bu. Étouffant. Et pourtant, Julius ne s'était jamais résolu à goûter à l'aventure, à ses ambitions spécifiques. Lui à qui on avait toujours fait croire que le rêve était un handicap, il évitait l'inconnu comme la peste. Voilà en partie pourquoi il paniquait à ses soudains changements de comportement.

Julius souleva le loquet de sa fenêtre – perçant ainsi la bulle de sa chambre – et projeta un œil assoiffé au dehors.

Aussitôt, le crachat glacial de la brise lui cravacha vivement le visage. Cependant insensible à cette écume, alors que le sifflement du vent l'assourdissait tout à fait, Julius se tordit la nuque pour mieux voir en contrebas.

De là-haut, il rampait le troupeau infini des édifices qui composaient le bourg. Les toits ronds formaient des croûtes écailleuses coupées par les boulevards comme par des cicatrices. Très loin dans le ciel, la Lune étincelait derrière ses rideaux de brume, timide et pudique. Ses rayons coulaient sur les pentes des monuments, se faufilaient par la lucarne de Julius jusqu'à éclairer son matelas. Comme si un fil argenté reliait le satellite au tissu rectangulaire.

Cette impression ne devait être un hasard car en se penchant sur le côté, la Lune parut à Julius comme un mouchoir de dentelle froissé, jeté sur le velours de la nuit. Ou peut-être était-ce son début de rhume, qui lui éveillait cette soudaine imagination ?

Julius avait l'habitude, il attrapait des rhumes au moindre coup de vent – et des rhumes de vieux avec ça, ceux qui vous coulent dans la bouche et vous rendent indiscrets, ceux qui vous gonflent de honte jusqu'à vous clouer au lit.

Mais l'antiquaire renifla, et le charme fut rompu.

Plus de magie, plus de liquide lunaire, plus de mouchoir, dehors.

Juste un village au repos, tranquille comme un chat après avoir passé sa journée à bondir de toits en toits.

Or, ce fut finalement les yeux de l'antiquaire qui continuèrent de bondir de curiosité en curiosité, car une nouvelle fois, le sommeil n'était pas au rendez-vous. Ils balayèrent littéralement la chambre de tout secret, la dépouillèrent du moindre souvenir voilé, et finirent par s'attarder sur le gigantesque cadre de son grand-père, fixé sur le papier peint à l'ombre d'une poutre.

Julius n'avait jamais vraiment observé cette peinture qu'à la dérobée, sans insistance, de peur de replonger au plus profond de ses souvenirs d'enfant passés avec le vieil homme. En quelques coups d’œil brefs, toutefois, l'antiquaire s'était fait une idée assez précise de sa figure et ce qu'il entrevoyait chaque soir lui donnait la chair de poule. La prunelle pâle, le nez en aquilin, le menton tranchant et le crin d'acier, le Père Métal ne ressemblait pas à son petit-fils. Julius avait hérité de son teint sombre par sa mère et l'unique détail qui permettait de comprendre qu'il s'agissait bel et bien de son grand-père sur ce cliché, c'étaient les binocles pendues à la courbe crochue de son nez, rondes et dorées un peu comme une montre à gousset. Comme la lanterne d'un réverbère.

Petit, Julius avait vécu avec ses deux grands-pères. Papy Croûton avait été le silencieux, le doux, le compatissant ; du Père Métal débordait une impression de royauté, de sévérité et de mépris pur. Le dos de Julius Junior fut toujours tordu comme un arc sous l'aplomb d'un tel regard d'acier brut.

Avec lui, Julius en avait reçu des coups de réglette en bois, des mains enchaînées dans le dos et des engourdissements d'oreilles suite à un trop long cri... Mais ce qui ne lui échappa jamais, avec la douleur, c'était ce petit pli insatisfait qui paraissait toujours sous l'arabesque de sa moustache d'argent. Aussi infime qu'une froissure de chemise et pourtant aussi alarmant qu'une éraflure au cœur.

Julius n'avait jamais aimé le Père Métal. En revanche, ce qu'il ressentait à son égard n'était pas le moins du monde une certaine haine, une amertume, mais bel et bien de l'admiration. Dès qu'il en parlait, le regard de l'antiquaire se trempait aussitôt de cette émotion, allant parfois jusqu'à s'en imprégner profondément. L'Admiration, c'était un peu comme de l'eau : Julius le savait d'expérience, lorsqu'il en façonnait pour les siècles à venir. Cette émotion se buvait si facilement qu'il était déconseillé d'en ingérer en trop grande quantité, pour ne pas qu'elle tourne avec une autre, plus rance : la Jalousie.

C'était sur ces dernières pensées que Julius s'apprêtait à nous quitter pour le monde des rêves – celui où on congédie les gens presque tout à fait heureux. Or, après une dernière déglutition, un dernier clignotement de paupière et un dernier frémissement de nez, alors que son regard s'assombrissait à toute fin, un mouvement lui attira l’œil.

Adossé à sa lucarne, comme si toujours il attendait là, un chat noir l'observait.

 

 

 -  Mais... ? Que... que fais-tu ici, toi ?

Pour toute réponse, le félin sauta de son perchoir pour atterrir, toutes griffes dehors, sur le matelas blanc. Toute en finesse, avec de grands yeux dorés qui luisaient dans la nuit, la bête s'allongeait par son immense queue touffue, ses coussinets rosés et ses moustaches somptueuses. C'était, à n’en point douter, un chat magnifique.

Julius demeura longuement immobile et silencieux, à observer le chat se muer autour de lui, enveloppé par son ronronnement de locomotive, puis il anima sa main qui était restée suspendue dans les airs afin de la plonger dans cette fourrure d'encre. En effet, ce félin avait le pelage si noir et mouvant qu'on ne serait qu'à peine étonné d'en ressortir des doigts tâchés.

Julius, assourdi par ses ronronnements de plus en plus puissants, déduisit que l'animal l'appréciait, et qu'il n'était pas le moins du monde pressé de poursuivre ses odyssées sur les toits. Il accrocha ses doigts au corps de la bête, le grattouilla derrière les oreilles, et réalisa lui-même, stupéfait, qu'il se trouvait bien heureux d'avoir un animal à caresser.

 -  Il doit bien appartenir à quelqu'un...

Et pourtant, le chat ne portait nul collier : les chats errants étaient quelque chose de très récurrent dans un bourg tel que Gilding.

De soulagement, un sourire coula tel une cascade de joie sur le visage de Julius, qui entraîna l'animal tout contre sa poitrine. Ses ronflements rythmaient les tapements de son cœur. Des tapements lourds et légers à la fois, lourds pour le vent, légers pour un bras.

Et le chat continuait de l'observer de son regard brillant.

Ses yeux ressemblaient à deux étoiles dégringolant de leurs fils, à deux espoirs condensés, à un soleil tristounet.

 -  Loupiote.

Ces lettres, ces syllabes entremêlées s'échappèrent de la gorge de Julius comme de l'eau, un peu, avec l'évidence d'un sourire, au fond. L'antiquaire déposa un baiser mouillé sur le crâne de l'animal, récoltant sur ses lèvres quelques poils sombres. Il les essuya d'un revers de manche, effaçant au passage son sourire soulagé.

On alliait souvent le noir au désespoir, à la mort parfois même. Mais Julius lui trouvait une certaine merveille, une âme cachée. Il aimait le noir : le noir de l'encre, le noir de la nuit, le noir de la vie et même celui de sa peau, aussi. Le noir du mystère, du secret.

Le noir des cheveux de Danaé.

Un hoquet, un sursaut s'évadèrent de son corps, là où assurément ils devaient se sentir à l'étroit, engourdis. Le mouvement brusque chassa le chat – Loupiote – qui repartit se réfugier au bord de la lucarne en se pourléchant la patte avant.

 -  C'est pas vrai... gémit le pauvre Julius, complètement alarmé. Que m'arrive-t-il, nom d'un panache de fumée ?

Il enfouit vivement son visage dans ses mains, y étouffa un soupir, puis releva la tête. Le chat, royal dans sa robe velouteuse, attardait avec attention son œil dans celui, hagard, du binoclard. Julius aurait parié qu'il souriait. Il analysa avec soin la forme de Loupiote, la courbe arquée de son dos, la pointe affinée de ses oreilles, l'ondulation flamboyante de sa moustache et en déduisit que l'animal était aussi délicat que les petites tasses qu'il gardait dans sa cuisine, savamment décorées de fleurs bleues. En effet, le chat paraissait étrangement gracieux sur le vieux bois de sa lucarne, entre les énormes poutres en chêne et le lit si immense, si bancal qu'il en paraissait malade. Il était de trop, posé là comme par erreur.

Or Julius ne pouvait se résoudre à l'abandonner.

A nouveau, il se hissa jusqu'à l'ouverture et caressa, de là, la Loupiote toute étalée sur le toit. Le chat sentait bon – la bergamote.

Julius resta longtemps, très longtemps pour être sincère, à passer, repasser et décoiffer cette compagnie bienvenue qui déjà lui échappait. Il en aurait pleuré, tellement il s'en était déjà attaché. Il reniflait une larme quand un éclat, en contrebas, lui piqua l'attention. Un réverbère qu'on allumait ; un chant qu'on commençait.

 -  C'est pas l'homme qui fait l'pognon... c'est l'pognon qui fait... l'homme ! Raa l'pognon, quelle plaie, ç'détruit nos sourires... !

 -  Da... Danaé ? balbutia Julius, abasourdi.

 -  Et quand le vent... soufflera ! de colère, les marmots... Et quand le vent soufflera, raaa l'pognon... s'envolera !

 -  Danaé !

 -  C'est pas l'homme qui fait... !...qui fait l'pain...On m'appelle ?

Julius, l'embout de son crâne débordant de la lucarne, la pointe de son nez collé au toit et les doigts ensevelis dans l'épaisse fourrure de Loupiote fit un petit signe à l'allumeuse de réverbères qui, plus bas, cherchait son interlocuteur des yeux, les poings sur les hanches. Ce jour-ci, c'était un pull rose délavé qu'elle portait sous son ample salopette. Les bouclettes emmêlées, les yeux brûlants de malice, elle avait également la pipe coincée dans le sourire – un détail qui percuta en plein cœur Julius, mais il ignorait la raison de ce débordement.

Vu d'en haut, au terminus d'une imposante cascade de tuiles brunes, l'allumeuse de réverbères semblait plus petite qu'elle ne l'avait jamais été.

 -  Monsieur l'antiquaire Julius ! s'exclama la jeune femme en le découvrant.

Le binoclard aurait voulu qu'elle en lâche son matériel et se précipite le plus près de lui possible, mais Danaé n'en fit rien. Sifflotant entre ses dents, elle poursuivit son ouvrage – allumer le réverbère – les commissures grelottantes.

Ravalant sa déception, bassiné par le ronronnement régulier du chat, Julius se prit donc d'admiration pour l'aise avec laquelle la jeune femme se muait dans son travail. D'un geste habile, elle crochetait la lanterne du réverbère du bout de son interminable perche, la faisait descendre dans une lenteur précautionneuse. Après en avoir ouvert la fenêtre, elle ôtait la mèche consumée, noire et un peu graisseuse, nettoyait la coquille, étalait un coton imbibé d’une huile neuve sur la surface de verre puis allumait le tout. La flamme fut si rapide et si vive, à proximité de son visage, que Danaé ne put s'empêcher de cligner des yeux comme une chouette. Avec la même précision et efficacité, pourtant, la femme fit remonter son falot dans les airs, puis, enfin, considéra Julius de son entière disposition.

 -  Ça va, vous ? Pas trop de problèmes, de clients ronchons ?

 -  Je m'en sors pas mal, oui.

Rassemblant son matériel, emplissant ses poches de coton et d'huile, Danaé eut soudain une petite moue désappointée, derrière ses bouclettes, qui éveilla l'anxiété de l'antiquaire.

Il craignit soudain d'être trop ennuyeux.

 -  Avec votre filet de voix et c'vent rageur, j'ai bien du mal à vous entendre. Attendez qu'j'arrive...

 -  Comment ça ? s'exclama Julius en forçant sur ses piètres cordes vocales.

Mais il n'y avait rien à comprendre. Avec une impressionnante souplesse, munie de jurons plus farfelus les uns que les autres, Danaé se hissa sur la gouttière, puis sur le toit de la boutique et finit par atterrir, après quelques autres acrobaties, aux côtés de Julius.

 -  Z'avez un chat, vous ? demanda-t-elle en indiquant Loupiote, qui se prélassait encore sur le pavage.

 -  Oh, ce n'est pas le mien !

Puis, après avoir pris en considération les yeux dorés de l'animal qui paraissait le jauger :

 -  Enfin... peut-être bien que si, finalement.

Danaé délivra alors de sa gorge un rire tintamarresque, si bourru qu'il semblait appartenir à un homme. Julius la trouva soudain bien plus adulte, animée par cette voix chaude, un peu comme une trompette obstruée. Elle avait l'intonation des travailleurs sur les chantiers.

 -  Vous êtes d'une cocasserie ! C'est p'tête bien ce qu'il me manque, à moi... Mais me baptiser d'humour sera sûrement chose rude... Je suis fascinée par la vie tellement je la hais, en fait... Ou p'tête que la vie toute seule n'est qu'un tas de merveilles, que je m'dis parfois, p'tête que ce n'est que c'monde qui est trop compliqué... ! Je réfléchis tant que j'en oublie d'être drôle. Ça doit être ça la difficulté…

Julius, depuis le début de son récit, avait froncé les sourcils, le nez.

 -  Pourquoi vous confiez-vous ainsi à moi ? interrogea-t-il, très sincèrement.

 -  Parce que les gens oublient de plus en plus les autres gens ; ils pensent en fait qu'leurs nombrils sont uniques au monde, qu'la seule merveille encore existante, c'est eux. Eh oui, mon gars : l'univers est égoïste et par conséquent, on oublie de confier nos tourments à nos prochains. Alors autant le faire à un presque inconnu, vous ne pensez pas ? On ne sera plus à une bizarrerie près, vous n'croyez pas ?

Pour seule réponse, l'antiquaire croisa les bras et guetta les premières tâches blêmes qui, progressivement, perçaient le tissu profond de la nuit. De manière semblable, des questions germaient peu à peu dans son esprit, mais Julius pinçait fermement la bouche afin de retenir leur incontrôlable flot.

L'unique pensée qu'il formula à voix haute, entre deux minutes silencieuses, ce fut :

 -  Effectivement. Vous en avez, de la réflexion.

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dodoreve
Posté le 24/04/2021
Ce premier paragraphe *-* Là encore, tu me prends par les sentiments. C'est un vrai régal.
J'ai cru que ce chat serait à Danaé, et si mon idée s'est avérée fausse, c'est amusant de voir qu'elle est revenue dans ce chapitre. À ce propos, j'ai lu sa chanson sur l'air de Dès que le vent soufflera, je ne sais pas si c'était voulu x)
Une question que je me pose depuis un moment (et pardon si j'ai manqué ou oublié cette information) : quel âge a Julius ?

"son pain au chocolat le plus moelleux, le plus dorée" doré*
Pluma Atramenta
Posté le 25/04/2021
Merci Dodoreve <3
Pour la chanson, oui, c'est voulu mais si des lecteurs la lisent autrement, je ne m'en offusquerais pas x)
Julius est sensé avoir environ quarante ans, mais cela ne sera pas d'une grande importance dans le récit. Je lui ai désigné cet âge pour mieux organiser mes idées.

A tout de suite !
Pluma.
noirdencre
Posté le 29/03/2021
En commençant à lire le chapitre, je me suis exclamé à haute voix "Nom de Dieu que c'est bien écrit!"
Ce chapitre est une belle cassure par rapport au récit, on sort des consultations et de la boutique, tu relances bien l'histoire!
Beaucoup de poésie dans ces lignes, j'ai adoré certains passages que je trouve remarquables comme "les journées étaient de si petites tailles qu'on les apercevait à peine, au fond, se faufilant trop vite entre les heures et les occupations."
Ou la description de la robe du chat comme une encre.
On ressent beaucoup de travail, un texte abouti, réfléchi mais qui laisse place à beaucoup de création, de personnalité et de ressenti. C'est fluide, créatif et professionnel.
Bravo !
Pluma Atramenta
Posté le 30/03/2021
Merci beaucoup (et même infiniment) pour ce commentaire !
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