Scène X - Le réverbère qui voulait réverbérer

Notes de l’auteur : Un titre de chapitre peu malin, mais il me plaisait bien...

Comme le soir tombait, le village de Gilding, du haut de sa falaise articulée telle une chaise à bascule, recevait littéralement la meilleure vue du coucher de soleil possible. Si Julius ne se trouvait pas au pied d'une myriade de coupoles hautes, qui l'entouraient de leurs ombres menaçantes, alors peut-être qu'il se serait davantage extasié du paysage.

Les nuages, tout rosés, chiffonnés de fatigue, dévalaient à l'horizon en une dizaine de rictus songeurs. A moitié somnolents, ils recouvraient l'astre lumineux de leur coton – couverture de fortune. Ils l'endormaient.

Le ciel, de son côté, avait ouvert une large bouche d'obscurité, et baillait actuellement à en perdre haleine. Lentement, le monde s'éteignait, lavait soigneusement son pyjama afin de n'y laisser plus la moindre parcelle de problème. Il voulait se remettre à ses rêves l'esprit tranquille.

Oh ce que Julius aurait aimer avoir l'esprit tranquille, lui aussi...

En ce qu'il le concernait, il serpentait les boulevards de Gilding le nez tout autant plongé dans son écharpe que ses orteils dans ses larges bottes. A travers les filaments de buée dues au soir, L'antiquaire pouvait voir les lumières des réverbères, tantôt allumés, tantôt éteints, s'étirer en étoiles. Mais cette vision, à dire vrai, l'inquiétait.

Cela signifiait que les allumeurs de réverbères n'avaient pas encore terminé leur tournée.

Jetant au-dessus de son épaule un coup d’œil anxieux, Julius accéléra l'allure, parcourut à grandes enjambées un parc désert.

« Je vais au 2 avenue des Hirondelles m'acheter une pâtisserie, puis me poste à la Fontaine jusqu'à la nuit venue. Ensuite, je reviens chez moi, sans jamais dévier de chemin, hein ? » qu'il se répétait inlassablement à sa conscience. Allait-t-elle lui obéir pour une fois ? Devra-t-il lui inculquer définitivement les bonnes manières ?

Julius soupira et d'un coup de botte particulièrement futé, se faufila dans l'embrasure de porte de la boulangerie de Quintus pour y ressortir quelques minutes plus tard, un chausson aux pommes en main. Derrière son passage, un rideau métallique coulait contre le verre de la devanture du magasin : le borgne fermait sa boutique.

Dans l'avenue, plusieurs boutiquiers l'imitèrent bientôt, jusqu'à que l'air rengorgeât des joyeux crissements de volets qu'on ferme, de pages qu'on tourne.

L'antiquaire, la démarche toujours plus précipitée, trébucha bientôt au tournant du Bonum Capulus, un café qu'il appréciait beaucoup pour son impopularité. Niché entre deux énormes coupoles dorées, la façade d'un beige terni, il incarnait la discrétion. Le gérant de ce pseudo-restaurant n'avait à peine de quoi meubler sa terrasse, si bien qu'au lieu de parasols, les tables étaient protégées par des parapluies ou ombrelles, tantôt noirs de couleur, tantôt jaune citron.

Julius redressa ses binocles et tourna dans un crissement non pas de stores, mais de semelles usées. La titanesque silhouette de la Grande Fontaine se dessinait enfin au loin, au profond soulagement de l'antiquaire. Il raffermit dignement sa prise sur son chausson aux pommes, sur la machine à écrire qu'il pressait entre la côte et le bras : aucun signe de Danaé. Même si on tendait l'oreille, pas la moindre chansonnette ne virevoltait au cœur du vent, et surtout pas un chant commençant par « c'est pas l'homme qui fait l'pognon... » par exemple. Outre le sifflement appréciateur de la brise, le silence se disait délicieux.

« Enivrant », pensa Julius en s'installant sur le rebord de la Grande Fontaine, un peu tristement cependant.

D'où venait ce goût de larme, dans sa bouche ?

Pourquoi, en l'espace d'un grattement de nez, se sentait-t-il soudain aussi long, étroit, terni et usé que le trottoir d'en face ? Quelle était donc cette sensation fugace, tracée avec l'agilité de la craie, qui courait alors entre les tissus de ses vêtements ? De la culpabilité, vraiment ? Du regret ? De la déception ? Et tiens, d'ailleurs, pourquoi ses joues lui paraissaient-t-elles mouillées ?

Cette dernière question fut la seule qui ne demeura pas sans réponse, car celle-ci était en fait d'une simplicité magnifique : il pleurait, tout bonnement.

Julius recueillit sur son doigt une étoile humide, puis deux, puis trois. Arrivée la quatrième, il soupira – un peu comme on soupire quand quelque chose de minime nous déplaît bizarrement, tel un col de chemise mal lissé, un cuir mal ciré, ces coquelicots trouvant toujours le moyen de pousser dans le caniveau.

Rythmée par ce soupir, une cinquième et dernière larme arrosa la machine à écrire prête à servir sur les genoux entrechoqués du binoclard, la trempant d'un semblant de promesse. Cette machine évoquait un peu un piano, si on y réfléchissait, avec son beau clavier d'opale et d'onyx. Le son qu'elle produisait à chaque frappe, en revanche, n'était pas particulièrement musical.

L'antiquaire, finalement, se remit de son mécontentement. Il interrogea le ciel, étira ses mains, éternua un bon coup et roula de ses épaules un tendre frisson.

Puis enfin, il écrivit.

Chacun de ses ongles pressèrent délicatement les brillantes touches de sa machine à écrire. Comme on effleurerait les pétales d'une rose. Son empreinte digitale n'avait à peine le temps d'imprégner le clavier que déjà, ses doigts survolaient une nouvelle destinée, dansaient furieusement – fiévreusement même – au-dessus du mécanisme à encre.

Julius, pris d'un élan soudain, ne put s'empêcher d'admirer la dextérité avec laquelle ses mains dansaient sur les touches, sans la moindre hésitation. La plupart du temps, lorsqu'il se trouvait seul chez lui, il se trouvait inférieur et avait encore du mal à maîtriser les bases des codes de ces minuscules rouages. Sa maladresse n'aidant pas, l'antiquaire était souvent obligé de recommencer ses rédactions dès la première faute de frappe.

En rédigeant son texte, Julius n'avait pas l'impression de ne toucher qu'un ensemble harmonieux d'engrenages, de leviers, de ressorts et d'articulations. Non, pour lui, il caressait un ciel nouveau, un ciel qui crachote de la pluie qui ne mouille pas, de la neige qui ne fond pas, du soleil qui ne brûle pas.

Il manipulait en fait le paradis.

Autour de lui, plus rien n'existait, outre peut-être la sensation de froid contre ses joues, de tissu contre sa chair, et le bruit continuel et sifflant du vent dorénavant grincheux. L'antiquaire ne prêtait même plus attention à ses lèvres qui remuaient en même temps qu'il dialoguait avec son cœur, lui communiquant ses plus intimes émotions, jusqu'à s'en sentir un peu nu, un peu transi, un peu confus.

Jamais auparavant Julius n'aurait pensé pouvoir parler à son cœur, surtout par l'intermédiaire d'une machine à écrire !

Mais cette sensation innovée, au fond, lui plaisait bien. Le soulageait. Tricotait aux abysses de lui-même un petit cocon affaissé, de guingois et irréellement cotonneux.

Les pages s'enivrèrent bientôt d'encre. Et l'antiquaire n'avait aucune idée du nombre de fois où il dût remonter ses bésicles qui fuyaient son nez, combien de fois il dût actionner le mécanisme faisant tourner le cylindre d'un cran pour aller à la ligne suivante.

En fait, il s'en fichait.

Pour la première fois depuis une heure, l'idée lui vint de hisser son nez hors de la machine, afin de balayer la place du regard. Nulle âme qui vive, juste une femme refermant ses volets d'un coup sec, juste une rangée de réverbères flamboyants au milieu des étoiles. De l'humidité se nichait entre les briques du sol. Les gouttières gargouillaient les premières notes d'un chant rauque. Au loin, une chouette hululait et ce fut cet ultime détail qui persuada Julius de rentrer.

Ici, le silence n'était pas comme chez lui, doux, râpeux et velouteux. Il était froid, lourd, gonflé et pourtant infiniment vide. Même légèrement transgressé par des bruits d'eau et d'animaux.

 -  Oppressant, murmura Julius entre ses dents.

En deux-trois mouvements, il rangea tout son écritoire, épousseta veste et pantalon, étira ses articulations qui craquaient paresseusement. Une fois que tout fut enfin rentré dans l'ordre, le binoclard se leva douloureusement, avec l’œil du silence pour le talonner.

Mains dans les poches, écharpe au vent, sourcils frémissants, il s'en fut à grandes enjambées oubliant peu à peu l'allure d'homme brave qu'il s'obligeait à arborer en pleine rue. Avec son trottinement et son souffle saccadé, il ressemblait désormais plus à un gosse anxieux qu'autre chose. Un pli angoissé se formait aux creux de son nez : courir ainsi dans les allées, alors que l'heure venimeusement tournait, lui rappelait sa jeunesse.

Plusieurs fois durant celles-ci, il était accueilli par une méchante fessée déculottée, lorsqu'il rentrait un peu plus tard qu'il ne devrait. Le Père Métal se chargeait de la lui administrer, Papy Croûton lui souriait ensuite en répétant que la douleur allait passer et Mamie Miette, pendant ce temps, lui préparait un chocolat chaud pour le consoler, ou pour faire taire ses terribles reniflements.

Sa Maman, à ces moments-là, n'était pas encore rentrée ou se réfugiait dans la cuisine pour ne pas assister à cette humiliation.

C'était toujours ainsi, chez lui.

Julius déglutit, franchit le cap qui le menait à la ruelle des Acacias. Peut-être fut-ce à cause du poids de sa machine à écrire qui l’entraînait vers l'avant, à cause des griffes de ses bésicles qui lui rentraient dans la chair du nez, à cause de ses semelles usées ou de ses pensées qui encore vagabondaient, le fait est qu'il trébucha soudain.

Il tomba donc lourdement, silencieusement, dans un déluge de pages qui s'envolent.

La machine à écrire eut un couinement épouvantable en touchant le bitume. Pourtant, alors même que ses mains s’égratignaient en se raccrochant au sol, Julius ne grimaça pas, ne se releva pas non plus. Au contraire, il posa son crâne contre le goudron d'un air résigné, car il semblait que c'était pour lui la meilleure manière de réfléchir. Un peu plus loin, le mécanisme à encore gisait, désarticulé. Du papier éparpillé l'encerclait, taché. Et Julius, étendu au sol, ne semblait pas le moins du monde disposé à partir. Encore moins à rentrer chez lui.

De toute façon, il n'y avait aucun fiacre à l'horizon.

Pas le moindre gildigien.

Et encore moins de félin, étrangement.

Rien. Le silence.

Le silence...

 -  J'savais pas que les briques étaient moelleuses, M'sieur l'antiquaire Julius. Si ?

Cette voix, Julius ne s'y trompa pas une seconde. D'un bond malhabile, il se rétablit sur ses pieds, dansa sur une jambe, épousseta ses joues, absolument embarrassé.

Danaé, elle, riait.

 -  Z'êtes encore plus bizarre qu'je ne l'aurais imaginé, Monsieur l'antiquaire Julius. A croire qu'on se ressemble, avec du recul, n'est-ce pas ?

 -  Oui, je... suppose.

Cette réponse sembla gondoler davantage la pauvre allumeuse de réverbères, incapable de se reprendre une nouvelle goulée d'air. Son rire partait dans les aigus, aérien, pour retomber dans les graves avec une brutalité à en faire frémir. Pourtant, ce à quoi Julius devait ses frémissements n'était pas ce rire farfelu. Tout simplement, il tremblait de gêne, les pommettes rouges et le regard fixé au loin.

A force de rire de la sorte, Danaé allait finir par réveiller tout le village, qu'il se disait intérieurement.

 -  Mon pauv' m'sieur l'antiquaire Julius... J'ne retire pas mes dernières paroles vous concernant : z'êtes vraiment d'une cocasserie ! Regardez-vous avec vos bajoues pourpres et pendantes, votre air penaud et vos vêtements barbouillés... ! On dirait qu'vous vivez l'apocalypse, alors qu'vous avez devant vous un sacré bon moment pour vous fendre la pipe... ! C'est tout de même incroyable...

Danaé avait une pipe, d'ailleurs, dardée aux recoins de sa mâchoire, entre deux dents de travers. Encadrée de boucles noires et de fines tâches de rousseur, sa large bouche incolore s'ouvrait sur une gorge tout aussi rouge qu'énorme, d'où fuyaient autant de mots intelligibles qu'incompréhensibles. Elle avait toujours du mal à reprendre sa respiration.

 -  Cessez donc de rire, s'il vous plaît.

En prononçant ces paroles, Julius ne put empêcher sa voix de prendre les inflexions d'un avertissement, cela même malgré sa nullité. Il avait le sourcil droit qui tressautait, un peu comme tressauterait le lacet d'un enfant turbulent.

Le sourire de Danaé se replia progressivement.

 -  D'mauvaise humeur ? l'interrogea-t-elle en plongeant ses mains dans ses poches, décontractée. Pour quelle raison ?

 -  Je... oh, rien. Rien de bien important. Juste piqué de fatigue, voilà tout.

Il avait encore les doigts poisseux de sucre en raison de son délicieux chausson aux pommes dévoré en même temps que les pages d'encre. Son moral aussi était poisseux, toutefois. Danaé n'avait effectivement pas tort. Des nœuds complexes, imprécis, s'emmêlaient au for intérieur de son âme, masse tentaculaire de questions existentielles. Ces interrogations lui réchauffaient tant et si bien le cerveau que Julius ne savait plus vraiment, perdu au milieu du vent glacé, s'il avait chaud ou froid. Sans doute un peu des deux.

 -  J'suis sans doute un chouia sans-gêne mais d'où v'nez-vous donc, monsieur l'antiquaire Julius ? Les boutiques ont fermé depuis belle lurette, maintenant ! A moins qu'vous êtes aussi adepte des promenades nocturnes, en plus de matinales ?

 -  Non, je... Enfin, disons...

Julius souffla.

 -  Oui – va pour la promenade nocturne. Et vous donc ? Il m'étonne de ne pas vous avoir vue plus tôt, si vous vous baladez également.

Julius prenait conscience du sens de ses paroles en les formulant. C'était vrai, tiens, pourquoi Danaé se trouvait-elle en plein milieu de la rue, déserte quelques secondes plus tôt ? Se serait-t-il tellement empêtré dans ses pensées qu'il n'en aurait remarqué sa présence pourtant bien bruyante ?

L'antiquaire redressa ses bésicles afin d'observer la jeune femme avec sa curiosité la plus accrue. Sous le réverbère illuminé, sa silhouette dodue se détachait nettement, nimbée de boucles noires et désordonnées comme d'accoutumée, d'un pantalon et d'une chemise si bouffants qu'ils en ouvraient les bras à la maladresse.

Bien malgré lui, Julius était un peu déçu de ne pouvoir mieux distinguer le détail de ces vêtements hors du commun. En effet, la lumière artificielle de la lanterne permettait tout juste de discerner les reliefs hasardeux du visage de Danaé, l'éclaboussure de ses taches de rousseur, la courbe hésitante de ses sourcils, les plis de ses pommettes dus à son sourire obstiné.

Voilà donc comment, en quelques coups d’œil discrets et pudiques, Julius se fit une idée de l'authentique allure de l'allumeuse de réverbères, à un changement vestimentaire près. Captant une sur trois de ses précisions physiques, il était ému. Et le devint d'autant plus lorsque la jeune femme lui fournit une réponse :

 -  Moi ? Je n'suis sortie de chez moi qu'en vous voyant étendu au sol, en position fœtale ou en position de mort, tellement pensif que vous en d'veniez inexpressif. J'habite juste derrière. H'reusement que j'vous ai jamais indiqué mon adresse sinon j'vous aurais presque soupçonné d'avoir bien choisi votre trottoir pour piquer un roupillon chimérique.

Le binoclard en vira rouge d'embarras. Il fronça le nez, préféra ensuite le gratter, se contenta finalement et inconsciemment d'éternuer. Oh, comme il en bénissait les ombres du soir, cachant les moindres faits honteux, les moindres mimiques de gêne ou le moindre geste de trop, comme son pied qui martelait depuis tout à l'heure...

De même, il maudissait sa gaucherie.

Et le vent, le vilain, avait traîtreusement vendu son rhume ; car auparavant, c'était son fort souffle qui étouffait ses bégaiements.

 -  Vous habitez donc... derrière. C'est-à-dire ?

 -  Là.

D'un mouvement de la main, Danaé indiqua le misérable logis qui s'assombrissait dans son dos, blotti si étroitement entre deux coupoles qu'il en devenait invisible, un peu comme le Bonum Capulus. Circulaire lui aussi, il avait la façade grisâtre comme celle d'un vieillard qui fume trop, bien que taguée de toute part. De larges fenêtres venaient directement percer cette bulle de couleurs ternies sur la rue ; mais il s'agissait de vitres crasseuses bombardées par les nids d'hirondelles et qui auraient grand besoin d'un coup de chiffon savonneux. L'un des tags, le plus robuste, vendait les mérites de la sauce bolognaise. Julius ébaucha un sourire. En légèrement plus petit, un autre contredisait son humour d'un : « le cœur est fait d'étoiles. A nous de définir la couleur, la valeur de celles-ci. Et si c'était le sens de la vie ? »

Après une minute de réflexion, Julius décida qu'il préférait le deuxième graffiti. Il se mordit la lèvre sous son écharpe, toussa contre sa laine mal tricotée et lâcha d'une voix maladroite :

 -  Ce logis vous... vous reflète bien, je trouve. Est-ce vous l'auteur des citations taguées ?

Danaé approuva d'un dodelinement de la tête, son sourire s'épanouissant d'abord comme une rose au printemps, puis fanant brutalement, perdu dans les effluves de son rire de trompette.

 -  Oui et non. Parfois. La plupart sont inspirées d'celles enveloppées à l'intérieur d'papillotes, vous savez, ces chocolats trop sucrés, trop récents qui vous souillent les dents et vous font l'bave noire ? Les gosses en raffolent, à c'qu'on dit. Moi, j'en n'achète qu'pour les citations cachées à l'intérieur, que je colle ensuite dans ma cuisine pour les redécouvrir quelques mois plus tard, et me plonger dans l'intensité d'une interrogation existentielle durant quelques heures. En vrai, m'sieur l'antiquaire Julius, ajouta-t-elle avec un hoquet d'épaules fataliste, j'me demande vraiment ce qu'on fait là. Mais tout le monde est dans la même soupière, hein.

Elle parlait très vite, à croire que le silence lui faisait peur. Le regard abandonné à la façade du logis, Julius ne suivait plus le fil tortueux de la conversation. Il l'avait perdu de vue, et le regard enflammé de Danaé ne lui donnait qu'une unique envie : le retrouver.

 -  De... de quoi parlez-vous ? balbutia-t-il en camouflant sa décontenance dans les ourlets de son veston.

 -  Mais d'la vie, pardi ! Son sens. Son mystérieux et terrible sens. Je m'évertue à l'chercher, à le tâter, sans jamais aucun résultat. J'vais finir par croire qu'la vie n'est qu'une bulle d'absurdité, une bulle incommensurable qui a fait l'choix d'éclater sur la Terre, jadis.

 -  Je... je pense que l'absurde a du bon, personnellement.

L'allumeuse de réverbères se retourna d'un bond vers lui, le feu dans les yeux, comme si elle découvrait seulement l'ampleur de sa présence. Son incliné de tête interrogateur lui crachait des boucles agressives dans les yeux, qui coulaient parfois même jusqu'à ses joues, ses joues d'accoutumée si rondes, qui semblaient avoir soudain perdu tout forme sphérique. « Tant ce sujet l'importe », réalisa Julius, impressionné.

Il ne s'écrasa qu'une seconde avant qu'il saisît aussi combien Danaé devait se sentir en confiance, pour lui débiter de telles confessions, comme ça, en plein milieu de la rue. Avec la nuit qui se pressait autour d'eux, leur creusant d'étranges ombres aux creux des yeux.

Touché par ses confidences, happé, bâti dans un nouveau sentiment d'assurance, Julius fit un pas en direction de la jeune femme. Il rebondit en échos contre les somptueuses coupoles de Gilding. En échos silencieux, toutefois. En effet, une fois de plus, le silence avait changé de forme : il n'était plus de ces choses qui pèsent, qui grattent et dont les gens se débarrassent par des petits mots tout faits, par deux politesses qui font du bruit.

Désormais, il se montrait doux, craintif cependant, comme le plumage de cet oisillon tombé du nid, qu'on se précipitât pour soigner, pour chérir, avant de le laisser s'envoler et de l'oublier, comme ça. Cet ultime silence se décrivait comme froid aussi, la froideur des draps bien aérés, lesquels on se plaît à froisser le soir venu.

Et les échos ne le froissait pas, lui, le silence. Ils se contentaient de s'emboîter harmonieusement à son coton, de se blottir dans celui-ci jusqu'à ce que leurs souffles soient étouffés. Balayés. Rompus.

La voix de l'antiquaire ne fâcha pas non plus le silence alors qu'il cognait sa paume délicate à l'épaule de Danaé, doucement, pour se rassurer comme pour la rassurer – elle :

 -  Oui, Danaé. Pour moi, la vie est absurde. Absurde et magnifique. Magnifique et insoluble.

D'où lui venait donc un tel dosage d'assurance ? Julius ne savait pas trop, pas du tout, même. En revanche, alors que l'aube du sourire de Danaé renaissait, que les plis de ses joues crasseuses s'accentuaient, il se dit que ce n'était pas si grave – au fond – de ne pas connaître, de ne pas savoir. Il se dit que la vie serait bien moins tortueuse s'il n'avait plus rien à apprendre, à refuser et à ignorer. A quoi bon être curieux ?

 -  Z'êtes décidément pas un gonze comme on en croise dans l'rue, Monsieur l'antiquaire Julius. Bien le genre d'gars à s'allonger en plein milieu d'la route en prétextant une réflexion. C'est donc pour ça que j'vous invite, vous, vos binocles, votre silhouette osseuse et vot'e démarche laconique à boire un verre après-demain, Kiosque Abandonné, 21 heures tapantes. A condition que vous n'oubliez pas votre intelligence spirituelle sur l'route.

Julius sourit – sourit vraiment – pour la première fois depuis de longues heures.

 -  Je tâcherais de ne pas l'oublier, Danaé. Je vous le promets.

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noirdencre
Posté le 15/07/2021
Quel metteur en scène tu fais!
On alterne entre plans larges et rapprochés, entre silence et vacarme, entre solitude et dialogue à bâtons rompus.
Les descriptions du silence sont audacieuses!
Je me suis reconnu dans l'intérêt pour les affreux chocolats de Noël (qualité médiocre) mais aux citations savoureuses!

L'intensité de l'échange à la fin est palpable. Tu as su trouver une faille chez Danaë, presque imperceptible, mais devinée par Julius. Une étape de plus dans leur rapprochement et leur compréhension... Bravo.
Pluma Atramenta
Posté le 16/07/2021
Merci infiniment ! Je suis ravie que cette histoire puisse autant plaire !
dodoreve
Posté le 25/06/2021
Ah, quel plaisir de retrouver Dominos. <3 On est décidément bien parti dans une direction différente de celle de la première partie, avec notre Julius tout perdu dans la nuit, puis pas si perdu lorsqu'il discute avec Danaé. J'aime beaucoup l'équilibre (ou le déséquilibre, plutôt ?) de leur relation, je n'arrive décidément pas à voir où elle les mènera. On le saura peut-être un peu plus lors du prochain chapitre, s'il se déroule à 21h ?

Ta plume est toujours aussi douce et agréable à lire, j'ai adoré cette histoire de pyjama, au début :
"Le ciel, de son côté, avait ouvert une large bouche d'obscurité, et baillait actuellement à en perdre haleine. Lentement, le monde s'éteignait, lavait soigneusement son pyjama afin de n'y laisser plus la moindre parcelle de problème. Il voulait se remettre à ses rêves l'esprit tranquille."
et encore plus ce morceau de phrase qui donne envie de le répéter inlassablement à voix haute : "le silence se disait délicieux"

Merci pour ces moments de plaisir et à bien vite pour la suite, j'espère <3

Quelques petites choses que j'ai relevées à ma lecture :
"Arrivé la quatrième" (Julius) Arrivé à* ou Arrivée* (la larme)
"Tricotaiy aux abysses de lui-même" Tricotait* ?
"Sa Maman, à ces moments-là, n'était pas encore rentrée ou se réfugier dans la cuisine" Je ne comprends pas trop la structure de la phrase, il manque peut-être un mot ? ("partie" se réfugier ou quelque chose du genre ?)
"tâché" sans accent circonflexe pour les taches (j'ai beau le savoir, je me fais tout le temps avoir)
"Je vous le promet." promets* (et je me demande si ce n'est pas plutôt au futur simple que "tâcherais", juste avant, devrait être écrit ?)
Pluma Atramenta
Posté le 26/06/2021
Coucou Dodoreve,

Lorsque j'ai reçu la notification signalant l'arrivée de ton commentaire, tu aurais dû voir le large sourire fendant mon visage ! Tellement contente que cette histoire continue de te plaire malgré tout <3
Le prochain chapitre ne se déroule pas tout à fait à 21 heures, j'ai voulu mettre l'accent sur une ou deux autres rencontres professionnelles avant de me consacrer entièrement à ce "buvage de verre" au Kiosque Abandonné. Il te faudra attendre un peu ;)

Mais merci à toi, dodoreve, pour toute cette douceur et ses encouragements presque hebdomadaires…!

Bonnes inspirations <3
Pluma.
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