Il
Ses douleurs prenaient une ampleur inattendue. Jamais il n’aurait pu croire qu’un dos puisse faire si mal. S’il se retrouvait alité, il aurait besoin d’une aide à domicile. Sa famille était à écarter, car elle fouinerait sans l’ombre d’une hésitation. Quant à ses amis… Pourquoi leur demanderait-il de jouer les gardes-malades ? Ce n’était pas leur rôle. Il allait devoir se résigner à embaucher une inconnue. Il lui faudrait quelqu’un de discret, pas trop curieux et malléable. Il n’était pas question que le secret de sa cave s’ébruite maintenant. Le monde n’était pas prêt.
Il soupira face à ses pensées sombres. Songer au pire n’était pas bon pour son moral. Il était trop tôt pour dresser des plans. Il ne savait pas encore de quoi il souffrait exactement. Mieux valait attendre l’avis du médecin. Il lui prescrirait sûrement plus fort que du paracétamol. Peut-être même aurait-il droit à des séances chez le kinésithérapeute… et tout rentrerait dans l’ordre. Personne ne viendrait à son domicile. Personne ne découvrirait son secret.
Il se le répéta mentalement plusieurs fois pour s’en convaincre. Quand il se sentit prêt, il se leva péniblement de son lit avant de tenter de s’habiller. Ce fut atrocement lent, mais il y parvint au bout d’une éternité. Il prit ensuite la direction de sa porte d’entrée afin d’aller retrouver le taxi qu’il avait commandé. Conduire dans cet état aurait été irresponsable, ce qu’il n’était pas. Il espérait juste que son chauffeur serait à l’heure.
Il traversa le salon à l’allure d’une tortue boiteuse. Son regard eut le temps de s’attarder plusieurs fois sur l’entrée de la cave et raviver ses inquiétudes. Qu’allait-il faire de sa proie si la douleur perdurait ? Pourrait-il se permettre de jouer avec elle ? Non. Il faudrait sûrement la tuer, mais comment se débarrasser d’un cadavre avec un dos en compote ? Peut-être, la découper…
Et une idée tordue lui vint à l’esprit. S’autorisant un léger détour, il ouvrit un tiroir dont il extirpa le téléphone de sa victime. Il l’alluma, puis chercha une conversation précise au milieu des messages. Quand il la trouva, il envoya un SMS à un des participants. Un adorable SMS. Puis il éteignit le portable pour le ranger à sa place. Il aurait une réponse à son retour.
Et cela lui arracha un sourire.
Il le garda jusqu’au taxi dans lequel il pénétra avec difficulté. Le chauffeur lui proposa son aide, qu’il refusa poliment, mais fermement. Il n’était pas handicapé. Il n’avait besoin de l’aide de personne. Une fois sur la banquette arrière, il attendit que la voiture démarre avant de chercher une position confortable. Bien entendu, aucune ne semblait capable de lui apporter le moindre réconfort. Il parvint néanmoins à en trouver une plus supportable que les autres. Cela le soulagea un temps. Puis la douleur revint. Brutale. Elle s’enfonça dans sa chair comme un coup de poignard. Ce fut si violent qu’un cri s’échappa de ses lèvres…
Avant qu’il ne perde connaissance.
Elle
– Connard ! Salaud !
Comment pouvait-il ? Cet enfoiré ne perdait rien pour attendre. De rage, elle balança la poupée contre le mur. Si ça pouvait le tuer sur le coup, elle ne s’en plaindrait pas. Néanmoins, il ne fallait pas rêver. Une telle carne ne mourrait pas si facilement. Tout en continuant à le maudire, elle essaya de se calmer pour penser. Il fallait réfléchir à la situation, qui ne pouvait pas s’éterniser. Bientôt, il lui faudrait retourner au travail…
Son regard glissa vers le téléphone. Appeler la police n’était toujours pas une option. Rien ne prouvait la disparition d’iel. Rien. Son absence d’actualisation à Pôle Emploi ne les convaincrait pas. Enfin… ce connard avait peut-être trouvé une façon de le faire pour masquer les soupçons. Avait-il également averti les parents d’iel ? Peut-être. Sûrement. Mais rien ne l’empêchait de les prévenir elle aussi. Si elle pouvait démontrer que iel n’était pas dans sa famille, qu’elle découvrait des SMS contradictoires, cela pourrait peut-être suffire…
Il fallait juste chercher un moyen de les contacter. Sans perdre une minute, elle alluma son ordinateur pour aller fouiller du côté des réseaux sociaux. Elle passa les photos en revue les unes après les autres, consulta les identifications, mais se retrouva bien vite bredouille. Iel apparaissait peu, préférant afficher des lieux, des objets et des animaux. Iel était présente sur quelques photos d’amis communs, mais aucun membre de sa famille n’était visible.
Plus elle y pensait, plus elle prenait conscience que iel ne parlait presque jamais de ses parents. Ce n’était pas son sujet favori. Les anecdotes étaient rares, et semblaient remonter à plusieurs années en arrière. D’ailleurs iel avait passé Noël seul, ce qui avait peiné elle quand elle l’avait découvert. Si elle avait été au courant, elle l’aurait entraînée dans sa propre famille, qui aurait sans doute été ravie de la voir débarquer avec quelqu’un à son bras.
Comprenant que la famille n’était pas la piste idéale, elle se rabattit sur les connaissances communes. Elle leur envoya des SMS afin de savoir s’ils avaient eu des nouvelles d’iel. Sans surprise, elle découvrit que l’autre avait pensé à tout. Son regard dévia vers la poupée, mais sa conscience l’arrêta net. La tourmenter ne ramènerait pas iel. Elle continua à la fixer quelques secondes avant de se lever brutalement…
Elle se dirigea droit vers l’armoire d’où elle sortit une boîte à chaussures. Elle l’ouvrit et chercha un sachet précis. Quand elle le trouva, elle en extirpa un couteau de poche. Une douleur naquit au creux de son estomac.
– Papa, protège-moi s’il te plaît.
Car elle s’apprêtait à faire une connerie. Mais si cela suffisait à sauver une vie, alors ça en valait la peine…
Iel
Dans sa captivité, iel ne savait pas quels instants étaient les plus supportables. Quand il était présent, la souffrance physique dominait. Quand il était absent, c’était le mental qui en prenait un coup. Regarder le temps s’écouler n’avait rien d’épanouissant. Une fois que les larmes s’étaient taries, iel avait cherché un moyen de s’échapper sans y parvenir. Cela ne marchait que dans les films ou les livres. Ici, ce n’était pas de la fiction, mais la réalité.
Iel ne pouvait rien faire pour sauver sa propre vie. Iel subissait clairement son existence. Iel avait le temps d’imaginer un paquet de scénarios sur la manière dont cette histoire s’achèverait. Sa seule certitude résidait dans l’absence de happy ends. Même si iel s’en sortait, rien ne serait plus comme avant. Il lui faudrait des années pour encaisser l’enfer qu’iel vivait. Serait-ce possible de continuer à vivre ? Ou finirait-iel par mettre fin à ses jours ?
Car cette envie d’en terminer était présente. Regarder les heures s’écouler était atroce. Iel se retrouver face à iel-même, face à l’angoisse de l’heure d’après, l’incertitude de la suite et son mental en train de se noyer. Par moment, iel se mettait à parler toute seule, cherchant à briser l’insupportable silence. Iel hallucinait aussi. Il lui semblait les avoir vus, lae contemplait dans un coin, assistait à des scènes horribles…
Elle avait hurlé son désespoir, juré de lae venger. Ses parents s’étaient contentés de pleurer en lui rappelant qu’ils l’avaient prévenue. Vivre dans le péché n’entraînait que des malheurs. C’était sa faute si iel souffrait autant. Si iel les avait écoutés, avait accepté de suivre la thérapie, iel n’en serait pas là aujourd’hui…
Et iel se laissait avoir par ses hallucinations avant de les renier. Ils ne pouvaient pas être présents. Ni elle. Ni ses parents. Encore moins ses parents. Cela faisait plus de cinq ans qu’ils ne se parlaient plus tous les trois. Si son asexualité ne les avait pas dérangés, son attirance pour les femmes leur déplaisait. C’était contre nature. Un péché impardonnable. Alors ils l’avaient envoyé discuter avec un prêtre. Si ce dernier avait joué le jeu devant eux, il s’était montré compréhensif avec iel. Il lui avait assuré que Dieu n’allait pas lae renier parce qu’iel aimait des femmes, qu’iel n’irait pas en enfer pour cela…
Rassurée, iel s’était même mise à prier certains soirs. Cette attitude n’avait pas déplu à ses parents. Ils la laissèrent tranquille un temps avant que la vérité ne surgisse à nouveau. Un ultimatum avait été lancé. Ou iel se faisait soigner. Ou iel prenait la porte. Refusant de subir une thérapie, iel s’était retrouvée à la rue. Au bout de quelques jours, iel avait cessé d’errer pour se tourner vers celui qui lui avait assuré qu’iel n’irait pas en enfer…
Et il l’avait aidé sans poser de questions. Il avait contacté certaines personnes. Iel avait pu retrouver un toit dans une ville différente. Après plusieurs mois, iel avait fini par trouver un travail, puis son indépendance. Pendant quelque temps, iel avait pu respirer.
Iel avait continué de prier. Et iel priait en cet instant. Iel le faisait pour s’apaiser un peu, pour concentrer son esprit sur autre chose que sa captivité….
Mais au fond iel devait l’admettre… Si iel priait, c’était aussi avec l’espoir que Dieu l’aide à se sortir de son enfer…
Encore un chapitre très intéressant... !
En revanche, contrairement à Keina, je n'ai pas du tout fait le lien avec le vaudou... elle se sert vraiment de la poupée contre lui ? En même temps, la transition entre la douleur lancinante et la poupée contre le mur est quand même là...
Sinon, je me demande (question un peu personnelle et à laquelle tu n'es évidemment pas obligée de répondre ici, ni même de répondre tout court) : comment te sens-tu lors de l'écriture des points de vue de Il ? Dans quel état d'esprit est-ce que ça te met ?
Merci pour cette lecture et à très vite !
La transition est voulue, je le reconnais. Maintenant est-ce que c'est vraiment la sorcellerie qui cause les douleurs du dos, ça peut se discuter. Moi, je veux juste insinuer le doute sans le confirmer sinon c'est pas drôle. :P
Après je ne me base pas sur la vaudou mais sur les pratiques des sorciers du Berry. J'ai questionné ma grand-mère sur le sujet, et j'ai été surprise d'apprendre que les poupées, ça se faisait aussi. J'ai aussi noté qu'il valait mieux s'entendre entre voisins, sinon c'était la foire aux sorts x)
Sinon quand j'écris il... c'est compliqué. Je me sens sale après avoir terminé son point de vue. J'ai envie de le tuer moi-même tellement il m'insupporte. J'y mets beaucoup de travers que je n'apprécie pas mais ça ne me défoule absolument pas. C'est pour ça que ce ne sera pas une histoire de dix mille chapitres. C'est clairement le type de personnages que je tiens temporairement parce que rien ne le rachète à mes yeux. Après je savais où je mettais les pieds puisque c'est parti de l'idée de montrer qu'un Grey c'est pas forcément romantique et que ça dérape vite.
Bref, je ne sais pas si ça t'éclaire tout ça mais j'aurais essayé d'expliquer. En tout cas merci pour ton commentaire, et comme tu pourras le voir, la suite est là. (et le reste arrivera vite car la fin est imminente !)
Merci Liné <3
Par contre, j'ai tout de suite compris, quand elle a évoqué la famille d'iel, que cette famille était certainement loin d'être compréhensive, et que c'était pour ça qu'iel n'en parlait pas et ne les voyait jamais. Hypothèse confirmée juste après...
Maintenant, je me demande quel est ce sms qu'il a envoyé. J'ai d'abord pensé qu'il l'avait envoyé à elle, mais apparemment, non. Et qu'est-ce qu'elle s'apprête à faire ? Tu tiens encore ton lecteur en haleine... :)
Est-ce vraiment la poupée ou une simple coïncidence ? Bon après je suis d'accord, ça fait plaisir de le voir douiller. J'en peux tellement plus de lui x)
Il envoie des sms pour masquer l'absence de iel donc elle y a droit. Sauf que elle sait que ce n'est pas iel... et ça l'agace énormément.
Quant à savoir ce qu'elle va faire, je crois que je l'ai enfin publiée. Et la suite arrivera vite car j'ai écrit le premier jet !
Merci encore Keina <3