Même après tout ce temps, je maudis encore Walter Cronkite. C’est à cause de Walter Cronkite que vers l’âge de huit ans j’ai commencé à me sentir étranger à cette terre. Pas à la terre des rivières, à la terre des hommes. C’est à cause de Walter Cronkite qu’un jour je me suis sentis plus seul au cœur des villes que dans le désert du Sonora.
À la maison, il ne s’agissait pas de moufter lors des repas. Ils avaient lieu exclusivement au salon, devant la télévision, face à Walter Cronkite. Mon père tenant à savoir ce qui se passait dans le monde, nous étions obligés de suivre ses sacro-saintes informations que lui débitait son idole de CBN News : Walter Cronkite.
À force, ce journaliste était devenu comme un oncle lugubre de la famille, celui qui ne souriait jamais, celui qui penchait sa tête comme un cocker battu pour vous annoncer l’inutile comme le pire.
Lorsque ma mère claironnait son « À table », j’en avais déjà la boule au ventre. J’appréhendais de retrouver tous les soirs à heure fixe les cheveux gominés de Walter Cronkite, sa cravate noire, ses lunettes de corbeau, sa voix de pompes funèbres qui endeuillait tous mes plats, son planisphère mural, ses sonneries de téléphone inopinées qui pouvaient l’avertir à n’importe quel instant de la dernière catastrophe en cours.
Entre ouvrir son bulletin sur un raz-de-marée dans le Delta du Gange ou sur la naissance d’un baleineau dans un zoo aquatique de Tokyo, Walter Cronkite n’hésitait jamais : l’uppercut partait direct ! Il était né pour ça, pour foutre la trouille aux enfants, pour les prévenir que le monde était dangereux, vénéneux, maléfique, et qu’il ne leur restait pas longtemps à vivre.
Pour mieux se différencier et fidéliser son public, le style Cronkite c’était d’incarner l'information, d’y mettre toute sa sensiblerie, toutes ses tripes, jusqu’au dernier bout de gras. De mémoire, c’est ce genre de trucs que j’entendais en grignotant mes brocolis du bout des lèvres :
« Bonsoir. New-York a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. New-York panique depuis qu'hier soir, une vingtaine de minutes après ce journal, on a appris l'horreur : un enfant est mort, un doux enfant au regard profond, assassiné, étranglé ou étouffé, on ne sait pas encore, l'autopsie ne l'a pas complètement révélé, par le monstre qui l'avait enlevé pour de l'argent ».
En peu d’années, à cause de Walter Cronkite, j’avais déjà vu un nombre incalculable de blessées, de mutilées, des gens assassinés au volant de leur voiture, ou le dos criblé de balles, des éclats de cervelle, des fous furieux, des drogués, des bus écrabouillés, des incendies, des canons, des bombes, du sang. À chaque fois j’en avais eu le cœur serré. À chaque fois, la tristesse m’avait traversé de part en part. Souvent la tête me tournait et je n’arrivais pas à finir mon assiette. Je sentais que quelque chose n’allait pas, n’allait pas bien du tout, mais je ne savais pas si cette chose était en moi, ou là tout près, juste dehors, prête à bondir par dessus notre portail.
Mon père généralement ne disait rien. Il se contentait d’écouter en silence les fracas, les détonations, les explosions de Walter Cronkite, presque à en respirer la fumée. Il n’éteignait jamais la télévision, même quand les images devenaient carrément insoutenables. Il semblait trouver tout cela normal. Normal qu’un bébé entouré de mouches agonise dans les bras de sa mère en pleurs. Normal que plusieurs policiers déchargent leur barillet sur un homme seul et désarmé. Normal que je mastique ma viande devant toutes ces horreurs sans fin.
Je ne pleurais jamais devant mes parents. J’attendais de rejoindre ma chambre pour le faire. Je n’avais pas encore une représentation précise de la mort. Je ne savais pas si on laissait ces corps à même le trottoir ou si des éboueurs venaient les chercher à l’aube pour les jeter dans leur camion poubelle. Mais à voir leurs visages grimaçants, je ressentais au plus profond de moi que ces cadavres souffraient encore. Jusqu’au dessert, leur souffrance me poursuivait. Elle pénétrait dans mon ventre et le vrillait, à vouloir en mourir.
Je ne comprenais pas pourquoi des hommes se massacraient tous les jours. Surtout, je ne comprenais pas pourquoi on leur vendait des armes. Pourquoi on les laissait faire ça aux yeux de tous. Tuer des gens dans la rue, chez eux, n’importe où, semblait autorisé. Les voisins, les témoins de ces crimes paraissaient très affectés. Certains pleuraient comme s’ils avaient perdu un de leurs proches. D’autres en avaient marre, ils étaient révoltés. Ils manifestaient en foule et ils criaient : assez ! Pourtant, chaque jour le carnage se perpétuait encore et encore. Le stock de balles et de bombes semblait inépuisable.
L’un des commandements que je connaissais bien, disait pourtant : tu ne tueras point ! Mais il ne servait à rien tout seul. Il ne servait à rien, parce qu’il lui manquait quelque chose de logique. Sur les Tables de la Loi, Moïse, ou quelqu’un d’autre, avait dû effacer le plus important : tu ne fabriqueras pas de char, de fusil ni de couteau, et tu garderas toujours tes poings, même incendiés, dans tes poches !
C’est à cause de Walter Cronkite que je me suis mis à détester la couleur du sang. Ces taches rouge sombre s’étalaient devant mes yeux comme de la gouache trop imbibée et m’empêchaient de m’endormir. Elles m’empêchaient de rêver, de partir loin de cette terre envahie par le mal.
Un jour d’été, j’ai eu envie de m’échapper de cet enfer des hommes.
L’espace d’un instant, j’ai dit « Assez ».
Comme de coutume, j’avais accompagné mon père et ses chiens dans la montagne. Receleur de choses que je sentais infinies, le ciel était d’azur, comme je l’adorais. Son soleil d’or berçait chacun de mes pas. Dans cette nature grandiose, avec mon père pour guide et les chiens pour amis fidèles, j’étais aussi ému qu’un enfant puisse l’être.
À un moment, nous avions longé un sentier escarpé qui nous séparait de deux mètres du rebord d’un ravin. Connaissant ma crainte du vide, mon père m’avait répété sa prévention habituelle : ne regarde pas tes pieds, fils, ne fixe que la ligne d’horizon !
Progressant telle un bouquetin, à un rythme bien plus cadencé que moi, je n’avais pas tardé à voir disparaître mon père en à peine trois virages. D’un coup, je n’entendis plus le doux raclement de ses chaussures frotter la terre. Ni le halètement familier des chiens. Je me suis retrouvé seul. Tout seul sur cette cime fabuleuse, à m’en heurter le front au ciel.
De longues secondes s’égrenèrent ainsi où je tâchai de contrôler mon anxiété grandissante. J’essayais de ne penser à rien. Mais plus j’essayais, plus des pensées chaotiques se bousculaient dans ma tête : la graisse pour ma chaîne de vélo, finir devoirs d’algèbre, dire à Paul Pickering que je lui pardonne, recompter les pièces de ma tirelire, ranger les rails du train électrique, jingle bells, jingle bells, jingle all the way, oh, what fun it is to ride, in a one horse open sleigh, mais pourquoi il ne m’a pas attendu, pourquoi, il n’y a pas de vide, je suis dans ma chambre, il n’y a pas de vide, la cravate noire, l'enfant brûlé, Walter Clonkite, cagoule, pendu, feu, pas de vide, pas de sang, pas de vide, pas de sang...
Subitement, je me suis retrouvé au bord du ravin, je ne sais trop comment. Mes jambes ne me portaient plus. Elles ne pesaient plus rien. Le décor faisait des spirales, panachant, touillant la terre et le ciel. Anéanti, mon regard bascula vers la rivière. Irrésitiblement, mon corps tangua d'avant en arrière. Je ne commandais plus rien. C'est le vent qui me disait oui, qui me disait peut-être. Il me voulait voir tout près du fond, au fond tout près, au fond du gouffre, dans la profondeur de la rivière.
À cet instant, j’avais si peur de tomber, si peur, qu'il me semblait que seul un pas en avant pourrait me délivrer de cette peur. C'est alors qu'une voix dans ma tête résonna : laisse aller, triste petit, flotte sous ce ciel, laisse tes bras ondoyer librement. Les oiseaux ne meurent pas, triste petit !
Je n’ai pas entendu mon père revenir. Mais quand soudain, Maddy, notre chienne, m’a plaqué contre le sol, j’ai cru voir en contrebas le corps de Walter Clonkite qui tournoyait dans l’espace comme une petite feuille hélicoptère.
Un flash-back tout en émotion, bravo. C'est fin, très bien écrit comme toujours et le lecteur peut s'identifier au personnage en plongeant dans ses propres souvenirs.
J'ai vécu ses repas interminables, scotchée au poste de télévision. A l'époque c'était Roger Gicquel avec son regard de cocker qui présentait les informations.
La question des armes est toujours un sujet brûlant en Amérique, dans un pays où le président jure sur la bible, mais les paradoxes sont légions et n'affectent que ceux qui les dénoncent.
Juste une suggestion, il fallait bien trouver quelque chose :
- "ses sacro-saintes" les sacro-saintes ?
https://www.chicagotribune.com/entertainment/books/sc-ent-0704-books-walter-cronkite-20120712-17-story.html
Bien à toi !
Je n'ai pas grand chose à dire de ce chapitre, si ce n'est que je me suis beaucoup reconnue dans ce que tu écris. Petite, les infos me terrifiaient et alimentaient plein d'idées noires. Ce qui n'a pas tant changé, en réalité x) Bref, un très bon chapitre !
Bien à toi !
Quelque douceurs stylistique ici et là, je ne les ai pas relevées mais chapeau...
Merci pour ce moment mec.
Je t'imagine avec de très beaux seins comme deux pommes d'or du jardin des Hespérides !