Alexandre courrait sur le chemin de son enfance jusqu’à rejoindre le village le plus proche. Sa gorge lui faisait mal et son cœur le tuait. Mais il n’avait plus rien à perdre. Dans sa course, il empoigna son téléphone et composa le numéro qu’il avait tant regardé qu’il le connaissait par cœur.
Il ne s’était pas vraiment attendu à ce qu’elle réponde. Cela faisait tellement longtemps qu’ils n’avaient pas eu de véritable conversation. En entendant sa voix dans le combiné, sa foulée ralenti immédiatement.
« Allo ?
– Béatrice ! Il faut absolument que je te vois !
– Alexandre ?
– Oui, c’est moi ! Je suis désolé, je dois te voir, absolument !
– Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
– Je peux pas te le dire, là, comme ça ! »
Il fut obligé de s’arrêter. Sa voix commençait à pleurer.
« S’il te plaît, Béatrice… J’ai besoin de toi. »
Dans le silence, il entendit toute son hésitation. Il commençait à s’arracher les cheveux quand elle murmura d’une voix blanche :
« Ok, je t’envoie mon adresse. Mais je suis désolée, je ne pense pas que tu pourras rentrer.
– Merci ! Merci, j’arrive dès que je peux !
– Tu pourras me prévenir, s’il te plaît ? Que ce soit moi qui ouvre la porte.
– Oui, je te dis ça ! Merci. A tout à l’heure.
– J’espère que tout va bien, Alexandre… »
Incapable de lui répondre, il raccrocha. Il couru plus vite encore sur le chemin de son enfance. Une fois à la ville, il avait l’espoir de trouver une voiture qui aurait pu le conduire à bon port.
Il ne resta que quelques instants immobile à côté de la route. Sa bonne tête jouait en sa faveur. Il sourit au conducteur qui accepta de le conduire où il voulait. Il expliqua qu’il avait raté le bus. Il ne pouvait pas attirer les soupçons. Après tout, il était si souriant. En le déposant à l’adresse qu’il lui avait donné, le conducteur pensait l’avoir déposé chez lui. Il ne prit pas le temps de vérifier s’il entrait bien dans la maison. Il devait très certainement avoir envie de rentrer vite, après ce léger détour.
Il envoya un message et attendit l’aval de Béatrice avant de sonner. Au loin, dans la maison, il entendit une voix grave :
« Qui c’est qui sonne, à cette heure ?
– C’est rien, papa, je reviens tout de suite ! »
Il s’était presque attendu à ce que lui sourire soit aussi facile qu’avec un inconnu ; il n’en était rien. Quand Béatrice ouvrit la porte, elle fit face à un adolescent perdu, paniqué, épuisé, cassé. Elle ne laissa pourtant rien paraître quand elle ferma la porte. Elle s’assit aux marches de son palier, l’incitant à faire de même. Sans doute pour qu’il se reprenne, sûrement pour pas que son père le remarque. Elle lui demanda alors d’une voix douce :
« Qu’est-ce qui se passe ?
– Je… Je sais pas, je viens de m’enfuir de chez moi…
– Quoi ?! Mais pourquoi ?
– Parce que… Je te l’ai dit, rien ne va… »
Il eut envie de pleurer, mais il voulait être un homme au moins devant elle. Il se contenta alors de renifler, s’essuyant les yeux en un mouvement nerveux.
« Je suis désolé, de ne pas t’avoir reparlé, continua Alexandre. Tout est de ma faute, j’aurais du venir te voir, mais j’avais peur…
– C’est pas grave, murmura Béatrice, touchée. Je… comprends, mon père fait cet effet-là à beaucoup de monde.
– J’avais surtout peur pour toi ! Précisa Alexandre. S’il te fait ça quand on danse ensemble, qu’est-ce qu’il aurait pu faire en sachant tout le temps qu’on passait ensemble !
– Oh, tu sais, je pense que c’est justement parce qu’il se doutait du temps qu’on avait passé ensemble qu’il a réagit comme ça en nous voyant danser, soupira la jeune fille… »
Avec un peu de tristesse, elle posa sa main sur la sienne. Ce simple mouvement de réconfort suffit à calmer Alexandre, qui se laissait apaiser par sa présence. Si bien que pour briser le silence, il murmura :
« Est-ce que tu m’as aimé ? »
Surprise, la jeune fille retira sa main. Cachant ses yeux derrière ses lunettes, elle bégaya :
« Quoi ?
– Est-ce que tu m’as aimé, répéta Alexandre sans trembler.
– Mais… J’ai pas le droit !
– Quoi ? Comment ça, t’en a ‘‘pas le droit’’ ?
– Et bien… »
Elle espérait s’en sortir sans s’expliquer, mais désormais, Alexandre la dévisageait avec un grand sérieux. Alors, elle soupira :
« Pour mon père, tu n’es… pas assez français. »
L’annonce lui semblait tellement absurde qu’il laissa l’adolescent sans voix.
« Je sais que tu es français ! Précisa vivement Béatrice, gênée. Je m’en suis voulue quand j’ai compris que je pensais comme lui. Je suis encore désolée pour ça, d’ailleurs. Mais… Pour mon père… Tu ne l’es pas assez.
– Je ne vois pas vraiment comment je pourrais l’être plus, souffla Alexandre, choqué.
– Si… Si tes parents, tes deux parents, l’étaient… Et si tes grands-parents avant eux, l’étaient, alors, peut-être… Pour mon père, hein ! »
Avec désespoir, elle vit l’adolescent cacher sa tête dans ses genoux. Des mouvements nerveux le reprenaient. Il n’en pouvait plus.
« ça n’a strictement aucun sens… »
Il ne parlait même plus pour elle. Il essayait simplement de lui cacher ses larmes. Perdue, elle murmura alors tout doucement, s’approchant de son oreille.
« Et toi, alors ?
– Quoi, moi ?
– Tu m’as aimé ? »
Ses doigts frôlèrent sa tête pour qu’il se redresse. Les yeux pleins de larmes, il fixa ses yeux noisettes aux reflets de feu qu’il trouvait si beau.
« Je t’ai aimé… Je t’aime depuis si longtemps que là, je ne sais même pas ce que je vais faire sans toi…
– Je suis désolée… Je, j’ai pas les moyens de…
– Je sais, murmura Alexandre en lui tenant la main. Je le savais. Laisse tomber, va, ce n’est pas grave. »
Mais il semblait tant désespéré qu’elle avait du mal à y croire. Au milieu de ses larmes, au creux de ses lèvres, elle déposa un baiser, un seul, timide et glacé. Il n’insista pas plus. Il se releva sans un mot, et parti sans un regard. Elle le regarda s’éloigner, jusqu’à entendre son père crier depuis l’intérieur de sa maison. En refermant la porte de l’intérieur, il demanda :
« C’était qui ?
– Personne, répondit-elle d’une voix monocorde. Seulement un élève de ma classe qui venait récupérer des devoirs. »
Mais elle alla quand même pleurer dans sa chambre quand elle supprima son contact à l’abri des regards.
Alexandre déambulait sans but dans la nuit noire. Il n’avait aucune idée d’où aller, il ne savait pas ce qu’il devait faire. A présent que la tempête était passé, il se sentait démuni. Plus rien ne lui restait, pas même un peu de fierté. Si bien que quand son père l’appela, il se décida à décrocher.
« Mon grand. S’il te plaît, appelle Bastien.
– Quoi ?
– Je peux comprendre que tu n’aies pas envie de rentrer à la maison, mais s’il te plaît, ne passe pas la nuit dehors.
– Qu’est-ce qui te fait dire que je n’ai pas envie de rentrer à la maison ?
– Tu veux rentrer à la maison ? »
Au fond de lui, il avait peut-être envie de répondre oui. Rien ne l’en empêchait. Mais comprenant dans les questions de son père un sous-entendu lui disant qu’il ne valait mieux pas qu’il rentre, il assura :
« Non, c’est bon. Je vais appeler Bastien.
– Tu es sûr que tu ne veux pas rentrer ?
– Oui, sûr. C’est mieux pour tout le monde.
– Je… pense pas, mais… Je veux juste le mieux pour toi. »
William semblait véritablement inquiet. Il ne posait pas ses questions dans le bon ordre, il se trompait dans ce qu’il voulait exprimer. Dans un moment pareil, ou tout semblait s’écrouler, il ne savait plus ce qui était bon à dire. Mais Alexandre cherchait tout simplement que ce qu’il ne pouvait pas lui donner.
« Je vais appeler Bastien. Je peux raccrocher ?
– Attends. Tu es où, là ?
– Pas très loin du lycée.
– Si loin ?! S’étrangla son père. Comment tu as fait ?
– Du stop. J’avais besoin de voir quelqu’un.
– D’accord… OK. Je pense comprendre. Ça s’est bien passé ? »
La question innocente de son père le fit sourire dans ses larmes.
« Non, un massacre.
– Oh… Je suis désolé, mon grand… Je suis vraiment désolé, c’était vraiment la dernière chose…
– Ça va, coupa Alexandre. Ça va aller, ce n’est pas grave.
– Vraiment ? Tu en es sûr ?
– Oui, menti le jeune homme. J’en suis sûr.
– Si jamais tu as le moindre soucis, si tu as envie de m’entendre, si tu as envie de rentrer… Je suis là. D’accord ? Tu as juste à m’appeler, et je viens. Je te promet que ce ne sera pas un soucis.
– Non, c’est bon, je vais demander à Bastien de me ramener.
– D’accord… Mais n’oublie pas, s’il te plaît, mon grand. Je te fais confiance.
– Oui, papa.
– Je t’aime très fort, Alexandre. Je suis désolé de ce qu’il s’est passé. »
Le jeune homme avait à peine réussi à se calmer que ses larmes coulèrent de nouveau. Il eut envie de répondre quelque chose, mais son père avait raccroché presque immédiatement. Ce fut avec la voix brisée qu’il donna l’adresse où il se trouvait à Bastien, qui le récupéra en voiture quelques dizaines de minutes plus tard.
Il s’endormit dans le lit de la chambre d’ami qui commençait à devenir un peu le sien. Au loin, dans la maison sans porte, il entendait Aïden et Bastien discuter d’une voix grave. Son avenir se dessinait dans le fond d’une cuisine qui n’était pas la sienne, et il n’était plus capable de penser que quelque chose de bon pouvait à nouveau se profiler.