Soirée en terrasse (3) - Temps de danse

Par Pouiny

« Alexandre, qu’est-ce que tu dessines ? »

D’un rapprochement discret de sa tête, alternant entre un regard furtif vers le professeur et vers la feuille du jeune garçon, Béatrice admirait aussi bien sa capacité à retenir sans prendre de notes que la qualité de son dessin. Alexandre n’osa pas la regarder. Rien que sentir l’intérêt de Béatrice et son léger souffle proche de son épaule lui donnait l’impression de rougir. Si cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’ils étaient l’un a coté de l’autre en classe et inséparable dans l’enceinte du lycée, le jeune homme n’arrivait pas à s’y faire.

« Elle a l’air plutôt maigre, remarqua Béatrice, qui avait prit l’habitude des silences de son camarade.

– Oui, c’est… plutôt le but. »

Sur une feuille a part, à côté de sa prise de note furtive et désordonnée, étaient dessinés différents croquis, sous différents angle, de la même personne. Parfois centré que sur le visage, de face ou de profil, ou alors concentré simplement sur son bras légèrement tacheté, il y avait également un essai quelque peu raté pour Alexandre de corps entier. Le regardant faire avec un œil émerveillée, Béatrice murmura :

« C’est quelqu’un que tu connais ?

– Pas vraiment. Mais un peu quand même.

– Comment elle s’appelle ?

– Béryl.

– Elle a l’air très belle. Elle a des cheveux très longs !

– Oui, même si je pense avoir un peu exagéré la longueur… Mais je les aime beaucoup comme ça.

– Elle ne se les attache pas ?

– Non, je pense qu’elle préfère qu’ils soient totalement libre.

– Les cheveux longs libres, c’est joli mais ça peut vite être compliqué à gérer, commenta Béatrice, toujours à voix basse. Avec le vent, les vêtements, puis le fait qu’ils s’emmêlent… moi, je pourrais pas rester longtemps avec les cheveux détachés !

– Pourquoi tu ne les coupe pas, si ça te pose tant de problème ?

– Mes parents ne veulent pas. »

Malgré le ton étouffé de sa voix, qui faisait en sorte d’être le moins audible possible, la tristesse qui était sorti de cette dernière remarque était parfaitement palpable. Alexandre arrêta alors son trait. En cherchant fébrilement une feuille blanche, il murmura :

« Je pense que Béryl, si elle a les cheveux aussi long, c’est parce que c’est son choix. Comme c’est l’un des rares choix et l’une des rares liberté qu’elle peut avoir, elle les laisse flotter. Et même si ça peut causer des désagréments pour elle… Elle y tient. Parce que c’est ce qu’elle a décidé.

– Je vois. Ça a l’air d’être une femme forte, Béryl.

– Ce n’est pas vraiment une femme, tu sais… Elle a presque notre âge.

– C’est vrai ? Elle fait pourtant assez âgée, sur ton dessin.

– Je pense que c’est la maladie qui la vieilli. Mais elle a juste un an de plus que toi. Elle a seize ans. Et si tu me permets… »

Il gribouilla très vite quelques traits au crayon gris. Ce ne fut seulement quand Alexandre lui jeta des regards furtifs en arrangeant son dessin qu’elle comprit quelque chose. Gênée, elle tourna la tête, essayant de rattraper son retard sur ses notes. Bien qu’elle était très sérieuse, et qu’elle s’était attendue à ce qu’Alexandre lui demande ses notes bien écrites et bien rangée, elle s’était vite rendue compte qu’il n’en avait pas besoin. Alexandre se passait bien d’être bien rangé pour être extrêmement doué, et il ne se rendait qu’à peine compte de son potentiel. Après quelques minutes, il lui tendit en silence sa feuille. En contemplant l’esquisse, son cœur rata un bond. C’était elle, et elle était parfaitement reconnaissable. Tout était parfaitement reproduit : les lunettes rondes. Les grands yeux qui se trouvaient derrière, où il avait ajouté une légère touche de marron et d’orange avec deux crayons trouvés à la va-vite dans sa trousse. Le petit sourire. Mais un détail, un immense détail avait été changé de façon totalement volontaire. A la place de la longue tresse poisson qui nouait les cheveux de Béatrice, le dessin représentait une coupe à la garçonne. Les cheveux dessinés étaient quasiment plus courts que ceux d’Alexandre. Mais ils étaient détachés, libres, presque en bataille. Et ce dessin était magnifique, malgré tout ce qu’avait pu dire le père de Béatrice au sujet des femmes aux cheveux courts. Touchée, elle prit délicatement le dessin à deux main pour observer de plus près le moindre détail.

« ça te plaît ? Demanda Alexandre en la regardant du coin de l’œil.

– ça ne pourrait pas plus me plaire, affirma la jeune fille avec une voix douce. Merci infiniment.

– Un plaisir. »

Ils se raccrochèrent aux wagons du cours, silencieusement. Mais Béatrice fut incapable de lâcher le petit dessin de la journée, au plus grand bonheur d’Alexandre.

 

La vie au lycée était bien plus agréable que la vie au collège. Était-ce du à l’établissement, plus exigent que les autres en triant ses élèves sur le volet ? Les matières artistiques qui rapprochaient tous les élèves d’un même point commun ? Ou tout simplement les enfants qui avaient grandi et avaient compris que le harcèlement était une mauvaise chose ? Toujours était-il que désormais, Alexandre mangeait sans soucis et parfois même assez copieusement à la cantine, en compagnie de Béatrice, et parfois même d’autres connaissance de sa classe. Il n’avait pas véritablement d’autre ami qu’elle, mais parfois des élèves venaient lui parler de danse, musique ou de projets artistiques. L’établissement tenait à mettre en avant le talent de ses élèves en créant des concerts privés, incitant les élèves à participer à des concours créatifs… Et Alexandre était indéniablement l’un des meilleurs danseurs de sa promotion. Ainsi, naturellement, il attirait la sympathie et l’attention des autres. Mais il ne répondait qu’assez rarement aux demandes. Il faisait le strict minimum, non pas qu’il n’aimait pas danser, mais surtout car il n’avait pas l’impression de mériter la place que l’on lui donnait. Seule Béatrice était capable de le motiver à monter des projets de groupe, de danse à deux. Elle était devenue très rapidement la personne avec qui il montait le plus de projet, de danse ou de devoir plus classiques.

 

Maintenant qu’il ne dansait plus forcément seul, il réalisa à quel point il n’avait pas une musculature suffisante dans le haut du corps. Après des séances d’entraînements a devoir porter la jeune fille, il avait l’impression qu’une partie de son dos allait le lâcher et que ses bras allaient tomber.

« Ce n’est pas facile, la danse en couple, hein ? Lui fit remarquer William avec un peu de douce moquerie.

– On est pas un ‘‘couple’’, rectifia Alexandre en essayant de ne pas rougir.

– Mais bien sûr. Elle vient danser avec toi, ce soir ?

– Je crois que oui, mais je ne sais pas si moi, je vais venir !

– Oserai-tu planter tes meilleurs amis, Alexandre ? Fit remarquer Charlie avec un air faussement outré.

– C’est quoi que vous ne comprenez pas dans « j’ai mal aux bras » ?

– Il n’y a pas besoin de ses bras, dans la step dance, fit remarquer William. Allez, en piste ! Tu m’avais dit que tu voulais parler à Aïden, en plus. »

En grommelant, il fini par se lever du canapé et rejoindre ses parents dans la voiture. Ils avaient installé tout leur matériel et il prenait tant de place qu’Alexandre se retrouvait serré sur la plage arrière de la voiture, entre la portière et deux immense caisse de sonorisation. Mais il ne pouvait pas en être dérangé. C’était le genre d’ambiance électrique, d’avant concert, qu’il adorait par dessus tout. Ses parents parlaient de leur représentation, repensaient et se rappelaient leur structure et leur morceau. Alexandre observait avec plaisir leurs mains s’agiter dans la conversion, entre nervosité et passion. Leur excitation était contagieuse, ainsi, une fois arrivé sur place, sur la terrasse d’un grand bar-café, Alexandre ne pouvait plus penser à ses courbatures dans les bras.

 

Il aida ses parents à brancher les enceintes tout en saluant les habitués qu’il avait rencontré tout l’été. La terrasse de ce bar était si imposante que l’intérieur en paraissait minuscule, tout en longueur : les murs étaient parsemés de vieilles affiches de Guinness sur des murs en bois brut, il est respirait le rustique et la convivialité parfois un peu sale. Tout semblait avoir été fait main : certaines tables hautes étaient des sortes de barils, les chaises étaient en bois, avec des pieds plus ou moins de la même taille. Sur des murs à peine éclairés pouvaient se trouver des jeux de fléchettes abandonnés et un billard usé, qu’Alexandre rêvait en secret d’essayer. Tout ceci pouvait paraître petit, miteux ; pourtant, en a peine quelques mois, toute cette place était devenue comme une extension de la maison des Fearghail, entre piste de danse et terrain de jeux. William avait sympathisé avec le gérant et discutait tranquillement avec lui tandis que Charlie continuait de s’activer avec le sourire pour installer les planches de bois et les instruments.

 

L’heure approchait. Alexandre n’arrivait plus à se concentrer sur la musique ou sur ses pas. Il tournait en rond, regardant fébrilement autour de lui. Mais Béatrice ne se montrait pas. Son père l’observait avec un petit regard en coin, qui semblait presque se moquer de lui. Le concert n’avait pas encore commencé, et il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, mais pour la première fois sur cette terrasse de bar, Alexandre se sentait nerveux. Il fixait tous les clients, un par un, essayant de paraître le moins impoli possible. Il avait l’impression de voir les fameuses lunettes rondes sur le visage de tout le monde. Sa nervosité était telle qu’il eut un sursaut démesuré quand la main de Bastien se posa sur son épaule.

« Et bien alors Alex ? Tu es prêt pour ce soir ? Lui demanda l’adulte avec de l’amusement dans la voix.

– Ah ! Salut Bastien ! Ça… ça va ? »

Même s’il aurait pu se vexer que l’homme préfère éclater de rire face à sa tête ahurie plutôt que de répondre à sa question, l’entendre aussi amusé et détendu le soulageait quelque peu. Malgré tout ce qui s’était passé, rien n’avait changé dans la musique et sur la terrasse.

« Tu m’as l’air bien stressé, toi ! Répondit Bastien avec une nouvelle tape sur l’épaule. C’est l’entrée dans la cours des grands qui te fait cet effet ?

– C’est plutôt qu’il attend une fille, ce soir ! S’exclama William de l’intérieur du bar, alors qu’il vérifiait quelques fils.

– N’importe quoi ! S’exclama l’adolescent, qui ne pouvait pourtant s’empêcher de rougir.

– Oh, une fille, vraiment ? Comment elle s’appelle ?

– C’est… C’est Béatrice, avoua Alexandre d’une voix basse.

– Béatrice… Attend, mais c’est… »

Incapable de supporter ça plus longtemps, le jeune homme le coupa d’un geste brusque.

« Aïden est là ? J’aimerai lui parler avant qu’on commence !

– Ah.. Oui, il s’est déjà installé sur la terrasse, tu peux aller le voir.

– Ok, merci ! S’exclama-t-il en s’éloignant d’un pas rapide.

– Eh, Alex !

– Quoi ?

– Non, rien, bonne chance, répondit Bastien avec un air malicieux. »

S’il avait eu un chapeau, il l’aurait sûrement déjà mangé. Malgré sa tête honteuse, il s’approcha en direction de Aïden, déjà en train de commander de quoi boire. Il pensait que le jeune homme allait simplement lui dire bonjour, mais en voyant qu’il s’asseyait à la table en réponse à son signe de tête, il demanda :

« Quelque chose te tracasse ?

– Quoi ? Ah, non rien. C’est papa et Bastien qui m’embêtent.

– Ah, vraiment ?

– Oui, mais ne parlons pas de ça, si tu veux bien, répondit nerveusement Alexandre en secouant vivement la tête. Ça va, toi ?

– Comme toujours, tout va bien. Et toi ? Tu veux me dire quelque chose ?

– Oui… en fait, oui. »

Regardant légèrement sur le côté son mari s’agiter et répéter quelques accords aux côtés de Charlie avant de commencer le spectacle, il était néanmoins très attentif aux moindres mots d’Alexandre, qui ne pouvait s’empêcher d’apprécier sa façon d’aller constamment droit au but. Après une longue inspiration, en fermant les yeux, il laissa échapper :

« Pama m’a parlé de votre projet d’écriture à toi et à Bastien… Et il m’a dit aussi que tu lui avais demandé de l’aider ?

– Oui. Charlie écrit vraiment très bien, je ne comprends pas pourquoi il ne publie pas les contes qu’il invente… J’aurai besoin de sa plume et de sa relecture, au moins pour mon texte.

– Enfin… Il m’avait dit que tu lui avais demandé d’écrire l’histoire de Béryl. »

Pour un instant, le regard d’Aïden qui ne regardait jamais personne dans les yeux vira vers son interlocuteur. Dans ses reflets bleus, Alexandre ne sut pas s’il devait y lire de la surprise ou de la gêne. Peut-être sûrement les deux.

« C’était plus une idée de Bastien, au départ… Mais oui. Nos vies étaient étroitement reliées et… Elle me manque. Tout comme elle manquerait à l’histoire.

– Mais… Pama a refusé, non ?

– Il m’a dit qu’il allait y réfléchir, mais effectivement, il n’avait pas vraiment l’air à l’aise avec l’idée… Mais pourquoi toutes ces questions ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Attends. J’aimerai te montrer quelque chose. »

Ignorant les gestes pressants de Charlie au loin qui trépignait de commencer à l’heure, Alexandre sorti de sa poche les dessins et les croquis qu’il avait pu réaliser en cours. Laissant à Aïden le plaisir de déplier les feuilles quadrillées, il vit son regard si expressif passer de la curiosité simple au choc pur.

« Mais… Mais c’est…

– Vu que Pama n’était pas sûr de pouvoir le faire lui, je voulais te demander… si tu acceptais que j’écrive moi-même son point de vue. Je t’assure que je le ferai du mieux que je pourrai !

– Mais Alex… murmura Aïden dans un souffle peu assuré. Tu es un peu jeune, pour ça, non ?

– J’ai quasiment son âge, pourquoi je serai trop jeune ! Au contraire, je suis celui qui peut le mieux s’approcher de comment elle pouvait ressentir les choses ! »

La tête de l’homme semblait presque sur le point de plonger dans les dessins gribouillés. Il ne pouvait même pas réfléchir à comment lui répondre. Les nombreux traits qui constituaient l’apparence de Béryl sur les feuilles blanches étaient bien trop d’information à gérer au même moment.

« Depuis quand tu dessines aussi bien ?

– Je… Ce n’est pas la question ! Balaya Alexandre en essayant d’arrêter de rougir. Je voulais juste te montrer à quel point je voulais le faire… Même si ça me prend beaucoup de temps… Je veux essayer. S’il te plaît.

– D’accord.

– C’est vrai ?!

– Qu’est-ce que tu veux que je te réponde d’autre ? Répliqua Aïden avec un sourire gêné. Ça me touche énormément, ce que tu fais. Alors oui, pourquoi pas. Mais ça veut dire que j’aurai beaucoup de chose à te raconter.

– Ça me fait pas peur ! Au contraire même, j’adore écouter des histoires !

– Très bien… Tu penses que tu pourrais passer à la maison, alors ?

– Quand ça ?

– Quand tu le souhaites, mon grand, répondit Aïden d’une voix douce, le regard déviant sur le côté à nouveau.

– Euh… Ce week-end, alors ? Comme ça, je profite de ne pas avoir encore beaucoup de boulot au lycée…

– Tu parles du lycée, Alexandre ? »

Dès que la voix atteignit ses oreilles, ses mots moururent immédiatement dans sa gorge. Aïden arborait un sourire amusé, qui ne laissait pas de place au doute quant à sa malice alors qu’il fixait la jeune inconnue. Béatrice s’était approchée discrètement dans le dos d’Alexandre et venait de lui parler beaucoup trop proche de son oreille. Après quelques secondes de choc, il se redressa immédiatement :

« C’est pas drôle, Béatrice ! J’ai failli mourir de peur !

– A ce point ? Je suis désolée, c’est Charlie qui m’a demandé de venir te chercher. Il paraît que tu es en retard.

– Est-ce que je lui fais des coups pareils quand elle est en retard, moi ! Grommela Alexandre en se relevant de la chaise. Et d’ailleurs, pourquoi il te demande ça à toi ? Elle t’avait reconnu, comme ça ?

– C’est Bastien qui m’a reconnue, affirma Béatrice avec un petit sourire amusé. Ça faisait tellement longtemps que je ne lui avais plus parlé ! C’est vraiment bien que tu aies gardé le contact avec lui, tu l’aimais tellement quand tu étais petit…

– Ah, vraiment ? S’étonna Aïden avec un léger haussement de sourcil. Cette histoire m’intéresse…

– Oui, bon, faut pas exagérer non plus ! Répliqua Alexandre qui commençait à maudire sa journée. A tout à l’heure, Aïden.

– Bonne soirée, monsieur, ajouta Béatrice avec un léger mouvement de tête à son encontre.

– Amusez-vous bien ! »

 

La main de Béatrice eut presque l’air de chercher celle du jeune homme derrière elle. Mais alors qu’elle s’avançait sur la piste de danse improvisée, qui n’était qu’un bout de terrasse vidée de ses tables et chaises, seul son bras sembla se figer dans l’air. Alexandre, esquivant son contact avec un peu de gêne, s’installa néanmoins à ses côtés. Dès que leurs deux corps furent immobilisés, Bastien commença la musique, caché plus loin avec sa guitare et son ampli. Ainsi, la danse commença. Alexandre, plus qu’aucune autre soirée, ne vit pas le temps passer. Aux côtés de Béatrice pour tous les coups au sol, lui apprenant comment résonner sur une planche en bois, il la laissait guider pour les danses de couple, cachant ses joues rouges au-dessus de sa tête, faisant en sorte de ne jamais regarder ses pieds. La soirée tombait sans qu’aucun membre de la famille Fearghail ne s’épuise. Les danses s’enchaînaient avec les interludes musicaux et contés quand Alexandre prenait une pause. La nuit s’amoncelait autour du groupe, alors que les serveurs s’activaient à allumer les lampes et les bougies, une par une. Mais l’obscurité ne faisait peur à personne, quand la musique résonnait à ce point, les transportant dans un havre de bonheur que le jeune homme n’en revenait jamais d’atteindre. Il n’y avait qu’à ces instants, perdus avec ses parents et désormais côtés de cette fille qu’il avait pourtant perdu et qui était revenue comme un mirage inespéré, qu’il se sentait vivant. La vie lui semblait très claire, sans qu’il ait besoin de l’expliquer, son cœur ne battait plus de peur ou de malaise. Il martelait pour exister, et malgré la force et l’intensité qu’il en ressentait, rien au monde n’aurait pu être plus agréable que ça.

 

Tous les artistes étaient tant absorbés dans leur art que le patron du bar dut couper avec regret leur élan. La fermeture était proche, la soirée était terminée. Bastien se releva, un immense sourire aux lèvres. Essoufflé, Alexandre observa sans mot dire ses parents s’embrasser, alors qu’Aïden s’approchait pour aider au rangement. Maintenant que le jeune homme ne bougeait plus, tout semblait tournoyer autour de lui : les derniers clients quittaient leurs tables dans un bruit fracassant. Les serveurs s’agitaient encore entre toutes les chaises pour le rangement et le nettoyage. Le son des raclements contre le sol, privé de sa musique, était assourdissant. Les lumières, trop intenses. Et dans le tourbillonnement fébrile de ces gens qui ne réalisaient pas à quel point ils brisaient chez Alexandre un état de transe et de bonheur intense, Béatrice osa enfin s’approcher pour enlacer ses doigts contre les siens.

« Cet air angoissé ne te va décidément pas du tout, chuchota-t-elle à son encontre. Tu veux respirer à l’intérieur ?

– Quoi ? Non, ça va ! Il faut bien aider à ranger !

– On devrait s’en sortir sans toi, Alex, lança Charlie à la volée avec un air malicieux. Et on refuse pas les offres d’une dame, ce n’est pas digne d’un gentleman irlandais !

– Je ne suis pas irlandais, grommela Alexandre. »

Mais il se laissa quand même traîner jusqu’au fond du bar vide par Béatrice qui tenait toujours sa main.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

– Quoi, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

– Tu es devenu livide en écarquillant les yeux comme un lapin affolé, expliqua Béatrice en humidifiant un mouchoir. Quelque chose t’a fait peur ?

– N’importe quoi, s’écria le jeune homme en essayant de se redresser. Je vais bien. Pas besoin de s’en faire pour moi !

– En attendant, tes parents t’ont donné le droit de rester ici, donc tu vas tranquillement rester assis le temps au moins de reprendre ton souffle. Même s’il ne s’est rien passé. »

Sous l’impulsion des mains de Béatrice sur son torse, même si elles n’appuyaient d’aucune force, Alexandre se rassit. Avec douceur, elle lui épongea le front en silence. En sentant sa main trembler sur la table, sans poser d’autre question, elle posa avec une tendresse non dissimulée ses doigts sur son poignet. De ce simple mouvement, léger et paisible, les tremblements s’arrêtèrent.

« Tu as toujours été autoritaire comme ça ? Demanda Alexandre d’une voix timide. »

Amusée, elle ne lui répondit que tout d’abord que par un grand sourire.

« Seulement quand la situation l’exige.

– Et là, c’était nécessaire ?

– Selon mon jugement, oui.

– Désolé…

– Il n’y a pas de quoi. J’ai passé une bonne soirée en ta compagnie.

– Vraiment ? »

Alexandre semblait ne pas croire à son bonheur.

« Bien sûr. Tant que je pourrai venir, je viendrai. Si tu veux bien de moi, bien entendu.

– Évidemment ! Viens, s’il te plaît.

– Je ferai ce que je peux, répondit Béatrice avec un sourire tranquille. Mais pour l’heure, il va falloir que je rentre. Il ne faudrait pas que mes parents réalisent mon absence…

– Tu es partie dans leur dos ?

– Comme la plupart des activité que je fais, oui.

– Mais…

– On en parlera plus tard, Alexandre, je suis désolée. Est-ce que…

– Oui ?

– Je pourrai avoir ton numéro ? Pour plus que je ne te surprenne comme tout à l’heure.

– Ah, bien sûr ! »

Fébrile, le jeune homme sorti de sa poche l’appareil tout neuf. Il ne s’en servait quasiment jamais : il n’avait d’enregistré dans ses contacts que ses parents, Aïden et Bastien. Il n’avait pas de jeux, seulement de la musique, qu’il mettait dans son casque quand il était seul. Il ne regrettait pas que son père ait insisté pour lui en offrir un pour sa rentrée au lycée, alors qu’il énumérait les chiffres. Avec un remerciement, Béatrice lui embrassa la joue avant de sortir, seule, du bar. Et bien qu’il savait qu’il allait la revoir dès le lendemain, en voyant sa silhouette s’enfuir dans la nuit, son cœur se serra dans le silence. La totalité des badauds étaient désormais partis : ne restait plus que les employés du bar et les artistes, qui étaient sur le point de terminer de plier les affaires. Alexandre prit le temps de respirer, profitant de derniers instants de tranquillité avant de retrouver l’énergie inhérente à Charlie.

« Tiens, mon grand, c’est ta participation ! »

Alexandre récupéra les billets qui lui tendit son parent avant de prendre les clés de la voiture de son père. Puisque personne n’avait besoin de son aide, il pouvait bien se cacher encore un peu. Il resta assis dans l’obscurité, la tête posée sur la vitre de la voiture, guettant sans attention ses parents qui revenaient avec le matériel pour rentrer chez eux.

 

« Alors, Monsieur ‘’J’ai mal aux bras’’, tu ne regrettes pas toi soirée, finalement ? Invectiva son père alors qu’il s’installait au volant de sa voiture. »

Au même moment, une vibration inhabituelle sorti Alexandre de sa fatigue. S’armant de son téléphone, il répondit distraitement :

« Non, c’était sympa.

– Regardez-moi ça, s’amusa Charlie en se tournant vers son fils à l’arrière. Monsieur est aspiré par les écrans ! C’est Béatrice ?

– Ça ne te regarde pas !

– Trop tard, j’ai ma réponse ! »

Alexandre laissa son parent rire alors qu’il réfléchissait à ce qu’il pouvait écrire. Dans l’obscurité brillait des mots que le jeune homme entendait dans sa tête avec une voix douce. Elle écrivait comme elle parlait, avec beaucoup de minutie.

 

« Je suis bien rentrée chez moi, sans encombre ! Merci de m’avoir invitée ce soir, j’ai passé un agréable moment, en plus d’avoir appris beaucoup de choses. J’espère que tu ne seras pas trop fatigué pour les cours demain :)

Content de savoir que tes parents n’ont rien découvert ! Tu n’as pas besoin de passer par une fenêtre pour t’échapper, au moins, j’espère ? Et c’est à charge de revanche, toi aussi tu as de quoi m’apprendre en danse…

Haha, non, j’ai quand même les clés de ma maison ! Bonne nuit Alexandre, et à demain. »

 

En lisant sa réponse, le jeune homme eut comme un regret, comme s’il eut aimé que la conversation se poursuive, bien qu’il n’avait pourtant rien de particulier à lui dire. Il chercha en silence, comment il pouvait égoïstement l’empêcher de dormir, mais alors qu’il ne trouvait rien, il se résigna qu’à lui souhaiter bonne nuit à son tour en soupirant. Écoutant distraitement ses parents discuter en s’allongeant sur la banquette arrière, il laissa ses yeux se fermer, comme s’il pouvait s’endormir recroquevillé dans la voiture de son père.

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