Soirée en terrasse (4) - Un nouvel instrument

Par Pouiny

« Qu’est-ce que tu penses de ça ? »

En posant la question à Aïden assis face à lui, Alexandre lui montra son croquis. L’homme lui prit le papier, perdu dans ses pensées.

« Je pense que je n’ai rien à ajouter, tu as les grandes lignes. Pour le dessin comme pour l’histoire.

– Est-ce que je peux lire ce que vous avez écrit tous les deux, pour m’aider à l’écriture ?

– Bien sûr. Attends, je vais retrouver les manuscrits... »

L’homme se leva pour aller fouiller les placards et les armoires du salon. Alexandre regardait nonchalamment le soleil du début de l’après-midi qui traversait la baie vitrée. La maison d’Aïden et Bastien était particulièrement grande, bien plus que celle de ses parents. Le jardin était tellement grand qu’il ne pouvait pas distinguer Bastien en train de l’entretenir, caché derrière des immenses tournesols aux limites du terrain. Pourtant, la maison n’avait que peu de murs, et encore moins de portes. Seul un bar faisait la jonction entre la cuisine et la table à manger. Et rien ne séparait le séjour de cette grande table sur laquelle Alexandre et Aïden travaillait depuis la fin de la matinée. Cette immense pièce avait sa jumelle, juste en dessous, qui servait à Bastien de studio de musique et de salle des fêtes quand la famille d’Aïden venait pour Noël ou que des amis passaient dormir. À l’étage, accessible seulement par un grand escalier de bois, se trouvait le seul endroit un tant soit peu étroit de la maison, avec l’accès aux placards, bureau photo d’Aïden, chambre et chambres d’amis. Mais même la chambre d’Aïden et Bastien n’avait pas de porte, l’accès n’étant limité que par un rideau opaque. Seul l’agencement des meubles créaient les espaces, insufflant à cette grande maison posée sur une colline une impression de liberté qu’incarnait ce hamac accroché dans le coin du salon, légèrement soufflé par la baie vitrée ouverte. Quelques cigales persistantes laissaient entendre leur chant. Alexandre découvrait, comme à chaque fois qu’il restait chez Aïden et Bastien sans ses parents, un délice qu’il n’avait que peu souvent d’expérimenter ailleurs : le calme tranquille et silencieux de la vie en campagne, loin du bruit et des ennuis.

« Voilà, fit Aïden en posant sur la table deux piles de papier. Je te les laisse, tu peux me les rendre quand tu veux.

– Tu es sûr ? Demanda Alexandre en feuilletant. Ça a l’air d’être des originaux…

– Nous en avons déjà fait plusieurs copies et j’ai également tout numérisé. Ça ne me fait pas peur que tu gardes tout ça quelques temps. »

Silencieux, Alexandre ne trouvait un moyen pour exprimer correctement sa gratitude. L’homme face à lui le regardait avec un petit sourire sans doute, qui lui permettait d’entrevoir toute la confiance qu’il lui accordait. Mais avant même qu’un son puisse sortir de sa bouche, il se fit couper par une interruption venant du jardin :

« Alors, le projet avance ? S’écria Bastien en passant par la baie vitrée.

– Je pense qu’on peut terminer là pour aujourd’hui. Qu’est-ce que tu en penses Alexandre ?

– Ah, oui, je pense que j’ai a peu près les idées, la structure… Il ne me reste plus qu’à potasser, maintenant.

– Super ! Répondit l’homme en s’asseyant au coté de son mari. Prend ton temps, Alex, il ne faut pas que ça empiète sur le lycée, hein ?

– Oui, Aïden a du me le répéter vingt fois donc je pense avoir compris…

– Ah, pauvre de moi, je deviens un vieux ronchon comme les autres ! »

Il rit tout seul alors qu’Aïden lui jetait un regard assassin. Et même si leur couple n’avait pas la même dynamique que celle de ses parents, Alexandre sentait en les observant qu’ils s’aimaient profondément, sans peur des années. Bastien avait posé sur la table un pot de myosotis. Les petites fleurs bleues s’épanouissaient dans l’air du salon, bien que quelques pétales étaient tombées avec le voyage. Serrées les unes contre les autres, minuscules, dans leur fragilité résidait une beauté intense qui prit Alexandre à la gorge. Alors que les deux hommes continuaient de discuter, le jeune homme dessina fébrilement ces fleurs au pistil d’étoile. Elles auraient pu paraître misérables, minuscules, abandonnées dans une pièce bien trop grande pour elles. Mais détonnant par l’intensité de leur couleur qui ne ressemblait en rien à ce qui les entourait, elles en devenaient grandes, majestueuses. Tout en elles criaient ce symbole qu’Aïden lui avait expliqué avec émotion : Ne m’oubliez pas. Et aussi bizarre que cela pouvait paraître, Alexandre se reconnaissait en elles, comme Béryl avait pu s’y attacher bien des années avant lui.

 

« Mais dis-moi, Alex, ça te dirait d’aller jeter un œil à mon studio, tant que tu es là ?

– Pourquoi faire ?

– Eh bien, ajouta Bastien, vu qu’Aïden te donne du boulot, je cherchai un moyen de te récompenser pour tes efforts, et… Je pourrai t’apprendre à jouer d’un instrument de musique, si tu le souhaites ?

– Pour de vrai ?! »

En voyant l’enthousiasme du garçon qui s’était immédiatement redressé sur ses pieds, Bastien eut la confirmation qu’il avait visé juste.

« Je vais vous laisser là-dessus, alors, déclara Aïden. J’ai encore un peu de boulot dans la chambre noire. Vous faites attention à la lumière si vous avez besoin de moi ?

– Bien sûr ! Allez, Bastien, on descend ! »

 

Avec un léger rire, il accompagna l’adolescent jusqu’au studio de sa propre maison. Bastien était un véritable passionné de la musique et ça se voyait jusque dans son espace de travail. Il possédait une collection de guitares, électrique, jazz, sèche, classique, de toutes les formes et toutes les couleurs. Il avait également accroché au mur une basse et une basse acoustique, près d’une batterie et de plusieurs caisses de petits instruments et de percussions de toutes sortes. Dans le lot, Alexandre reconnaissait de loin ceux qu’il avait pu utiliser avec Bastien à l’école, quand il était enfant. Mais les instruments n’étaient pas tout ce qui prouvait de la vocation de l’homme : ce qui prenait le plus de place dans la pièce était une table de mixage et tout le matériel nécessaire pour s’enregistrer et mixer le son. Près de la table et des micros trônait un immense écran cachant une tour permettant tout le traitement par ordinateur. Sous le bureau s’amoncelait un nombre conséquent de pédales, mélangé aux enceintes et amplificateurs que pouvait prendre Bastien pour les concerts ou pour certains projets d’intervention.

« C’est tout ce que tu as ? Demanda l’adolescent, soufflé.

– Tu dis ça comme si je n’avais rien ! S’insurgea l’homme. Mais non, j’ai également une contrebasse qui est restée à l’école de musique où je travaille.

– Tu… tu joues de la contrebasse ?

– Un petit peu seulement. Je m’y suis mis assez récemment, donc j’ai des bases, mais je suis loin de maîtriser !

– Pourquoi tu n’utilises jamais tout ça avec les concerts des parents ?

– Parce qu’ils n’ont besoin que de ma guitare, tout simplement.

– Mais… c’est dommage ! Il y a tellement à faire, ici !

– ça n’irait pas vraiment avec le style de William et Charlie, et crois-moi, pas une once de mon talent ne se perd ! J’ai un groupe de jazz, mes interventions où je peux donner des concerts à moi tout seul, j’ai un projet pour mettre en musique les contes de Charlie, créer des bruitages, et puis mes compositions personnelles… Tout ce que j’ai, je l’exploite ! »

En parlant, Bastien s’approcha d’une des guitares qui trônaient sur leur socle. Une des moins belles de la collection, en bois brut, avec des cordes en nylon, qui semblait avoir bien vieillie. Pourtant, il la caressait comme si c’était l’une des plus belle qu’il possédait.

« Alors ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?

– Je peux choisir ce que je veux ?

– Ce que tu veux, dans ce qui est présent dans la pièce… J’aurai du mal à te donner des cours de flûte ou de violon !

– De toute façon, je ne jouerai pas des mêmes instruments de mes parents, répliqua Alexandre avec un sourire amer.

– Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? S’étonna l’homme.

– Rien, je réfléchis. »

Bastien resta silencieux, pendant que l’adolescent observait son arsenal. Alors qu’il jouait précautionneusement avec les cordes des basses, il pensait à ses cours de danse, et ce qu’il pouvait faire avec Béatrice. Très vite, ses interrogations débordèrent sur un chemin qu’il n’avait pas voulu emprunter. Qu’est-ce qui lui plairait ? Il pensa à la guitare, qui avait une réputation plus à faire, pour la majorité des filles. Mais Béatrice n’était pas comme les autres. Une musique douce sur laquelle elle ne pouvait poser aucun pas ne pouvait pas lui plaire. Elle ressentait le besoin de danser et de virevolter plus même qu’Alexandre lui-même. Alors, il se tourna vers la batterie.

« Tu as des percussions moins encombrantes que ça ?

– Voyons voir… Parfois, j’utilise un cajon avec tes parents, ça t’irait ?

– Un… Quoi ? »

 

Avec un sourire, Bastien sorti de sa house un cube en bois fin et creux, et en le posant devant un circuit de pédale en prenant une guitare au passage, il alluma d’un geste machinal le courant avant de s’asseoir dessus des gratter une grille d’accord vive et entraînante qu’Alexandre n’avait jamais entendu avant. L’homme était concentré, bien qu’il semblait ne commettre aucune erreur ; avec l’habitude, il savait parfaitement où il allait, où il conduisait ces notes qui atteignaient le jeune ado en plein cœur. Avec un coup de pédale sec, il arrêta la guitare, mais elle continua de résonner dans les enceintes dans une boucle bien étudiée. Alors commença ce que souhaitait véritablement montrer Bastien : durant de longues minutes, sur la même boucle, il tapa sur le cube de bois résonnant avec le son cuivré des petits attirails qu’il y avait accroché à l’intérieur. Il lui montrait les rythme, plus ou moins rapides, les différentes ce subtil de son en fonction d’où il tapait sur le bois, de la paume ou du dos de la main, parfois frottant juste rapidement la surface pour produire un tout autre son, puis après avoir fait le tour, récupéra vivement des balais de percussion pour les utiliser sur le cajon. Ébahi par tant de technique, Alexandre manqua de se laisser tomber à terre pour mieux observer. Mais il n’osait plus bouger, de peur de déconcentrer le musicien. A présent qu’il l’entendait, il se souvenait avoir vu ce cube plusieurs fois, mais il n’y avait jamais prêté plus d’attention que ça, à tel point qu’il ne se souvenait plus de ce nom, qu’il n’allait plus oublier de sitôt. Car à la seconde où Bastien arrêta tout le son, Alexandre s’écria :

« Apprends-moi ça !

– Quoi, la guitare, le loop ? Répondit Bastien avec un air amusé.

– Le cajon ! Apprends-moi le cajon !

– Je savais que ça te plairait. Et bien, ne reste pas planté là comme un radis ! Prends ma place, déjà que je te montre comment on s’assoit dessus ?

– Même pour ça, il y a une technique ?

– C’est pas bien compliqué, mais oui. Allez, viens tester au lieu de poser des questions ! Tu verras bien en essayant. »

Ce fut ce jour-là que s’ancra une toute nouvelle habitude dans le quotidien d’Alexandre. Lui qui passait son temps libre à danser et dessiner consacra désormais un peu de temps à taper sur un bout de bois creux, créant des rythmes et imaginant des pas sur les sons qu’il tenait. Lors de ses entraînements, dans sa grande chambre au tapis rouge, Charlie arrivait parfois de nulle part pour matérialiser la danse qu’il pouvait se représenter. Pour la musique, il le couvrait de compliment qu’il avait du mal à ressentir comme mérité. Par rapport à Bastien dont la maîtrise ne faisait aucun doute, il avait l’impression d’être un chiot parmi les humains. Et chaque samedi après-midi, il venait en scooter jusqu’à la maison fleurie de Bastien et Aïden, sur la colline d’en face.

 

Même si le temps se rafraîchissait avec l’hiver qui s’installait, le temps était doux pour l’adolescent, qui enfin avait une sorte de pacte de paix avec la vie scolaire. Il n’était pas le meilleur, malgré ses facilités. Il avait décidé de ne plus s’investir plus que nécessaire dans tous les cours qui ne concernaient pas ce qui l’intéressait. Mais il avait une moyenne assez raisonnable pour que ses parents soient enfin soulagés. Les disputes sur ses absences, ses abandons, s’étaient arrêtées de bon à la maison et tout le monde en était satisfait. Ainsi, la vie devenait plus douce. Alexandre suivait Charlie et écoutait ces contes qui avaient bercés son enfance avec un pointe de nostalgie. Il se souvenait presque des premières fois, de cet émoi qu’il retrouvait désormais dans le regard des plus jeunes, leurs yeux brillants comme des étoiles. Et Charlie, toujours en maître, les tenait entre ses mains qui illustraient son histoire. Il pouvait leur faire croire tout ce qu’il souhaitait, quand il le voulait : et les enfants croyaient en tout, sans se soucier des potentielles incohérences. Avec Charlie, les fées existaient, le vent portait de la poussière d’étoile, et les montagnes parlaient. Et Alexandre, en l’observant dans l’ombre, ressentait désormais plus que de la simple admiration. Maintenant qu’il voyait ces ficelles et cette force qui forçait le respect et la crédulité de tous, dans son cœur se dessinait un élan de fierté. Il avait un parent unique au monde, un parent que seul lui pouvait avoir. Et maintenant qu’il pensait avec impétuosité que le creusé entre leurs deux personnes se creusait au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge et se transformait en adulte, cette fierté avait un écho bien différent. Plus mature, plus réfléchie, plus consciente d’elle-même. Mais de quoi pouvait naître angoisse et peur, alors qu’il restait à l’observer dans l’ombre. Une inquiétude persistante, malgré la tranquillité des mois qui s’enchaînaient sans les compter, pouvant parfois prendre les traits d’une jalousie perfide. Bien qu’il comptait bien un jour pouvoir parler à Charlie comme d’égal à égal, quand il devenait ce conteur merveilleux qui maîtrise le monde, casser ce mur qu’il y avait entre eux semblait impossible. Et au fond de lui, Alexandre était incapable de l’accepter.

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