Son House

Par CelCis

Dès sa conception, les fondateurs avaient imaginé plusieurs points de restauration au Paquebot : un pour chaque moment de la journée. Certains de leurs conseillers avaient alors souligné que le bâtiment ressemblerait davantage au sous-sol d’un centre commercial qu’à une librairie-bibliothèque. Le frère et la soeur s’étaient regardés, puis avaient approuvé à regret. Il valait mieux en effet en diminuer le nombre et servir des boissons chaudes directement dans les salles pour garder le caractère à la fois chaleureux et généreux de leur projet. 

Dans le plan final, seuls deux restaurants avaient donc survécu, chacun avec ses spécialités. Le restaurant du rez-de-chaussée était dédié aux repas chauds, servis dès l’ouverture du magasin. Il était à l’image du Paquebot: on pouvait y trouver de tout. Une assiette à la main, on y voyageait d’un kiosque à un autre pour y découvrir des cuisines représentant différents pays. Un des cuisiniers étant féru d’histoire, le restaurant avait pris une ampleur historique, en plus de géographique, qui n’était pas au goût de tout le monde. Il suffisait qu’il déniche un livre de cuisine médiévale ou antique pour qu’il se mette à improviser un nouveau plat sur base d’une recette aux proportions le plus souvent absentes. Ces jours-là, la fréquentation du restaurant baissait d’un coup. En tout cas, Gaëlle avait toujours refusé de plonger sa fourchette dans un de ces plats.

En comparaison, le restaurant du premier étage avait gagné sa réputation à grands coups de sucre vanillé et de farine. L’exposition du buffet de pâtisseries, dont l’ouverture était un événement en soi parfaitement synchronisé, était à un doigt d’attirer davantage les clients que les livres. La foule s’y pressait dès dix heures sonnantes pour voir quelles mignardises, parmi la dizaine exposée, leur thé accompagnerait (c’était rarement le contraire - le thé n’y pouvait rien, il n’était pas de taille à rivaliser). Le staff en cuisine n’en était pas peu fier.

Après le coup de cloche solennel indiquant l’ouverture du buffet, les clients pouvaient choisir entre une assiette et, pour les groupes ou les personnes moins timides, un présentoir à gâteaux de trois étages. Ils devaient ensuite faire un choix parmi une longue proposition de pâtisseries. Les traditionnels carrés de brownie et tranches de cake au beurre d’amande, citron et pavot reposaient langoureusement aux côtés des mini-bavarois, des petit javanais, des merveilleux au café et des coupelles de crumble framboises, rose et vanille ou des verres d’irish coffee revisité, une spécialité de la maison. Tandis que les crèmes brûlées et les autres tartelettes, dont la citron bergamote meringuée et la pomme amandine, attendaient patiemment en fin de buffet. Une table avec des sandwiches mous et tartines étaient disponibles pour celles et ceux que les douceurs laissaient étrangement indifférentes. 

Sans grande surprise, c’est ce restaurant que la fillette choisit. Elle voulait absolument prendre des pancakes avec du sirop d’érable, de la glace spéculoos et un brownie.

Elles prirent l’escalier en spirale qui menait directement du restaurant du rez-de-chaussée à celui du premier étage et arrivèrent dans une salle couleur arc-en-ciel, tout droit sortie d’un dessin animé. Toutes les chaises et les tables étaient peintes de couleurs différentes, créant un effet des plus fantasque, et quelque peu perturbant, du moins de l’avis de Gaëlle. Quelques poufs étaient également posés nonchalamment dans les coins. A gauche, un immense buffet s’offrait à elles.

—Woaaaw, s’exclama la fillette, léchant la vitrine du regard.

Les pâtisseries du jour incluaient des parts de cheesecake new-yorkais, de gâteaux-crêpes au tiramisu et d’autres roulés à la crème fraîche et à la fraise. Lorsque leur tour fut venu, la fillette s’empara d’une assiette au délicat liseré de fleurs et demanda une douceur après l’autre. Elle ne semblait plus savoir où mettre le nez. Gaëlle la suivit, un léger sourire sur le visage. La joie de la fillette avait un côté contagieux. 

Elles arrivèrent devant une caissière souriante qui leur donnèrent à chacune un ticket. Rien ne se payait directement dans le Paquebot: tout se réglait à la fin, aux caisses, afin de laisser les clients jouir à l’aise de l’endroit. Certains disaient que c’était un coup de maître des fondateurs, les gens se laissant aller aux achats et à la nourriture plus facilement qu’ils ne payaient pas directement.

—Qu’est-ce que ch’était bon! 

Assise à une table rose aux chaises de couleur jaune et turquoise, la petite léchait ses doigts encore couverts de ricotta. Gaëlle finissait son cookie à la crème pistache. La fillette reposa ses mains sur son ventre.

—J’ai trop mangé.

—Tu penses? dit Gaëlle d’un air malicieux. Elle l’avait vu engouffrer une crêpe au chocolat noisette (les pancakes n’avaient finalement pas trouvé grâce à ses yeux), des cannolis, une part de cake au citron pavot et une boule de glace au spéculoos. Elle n’avait toujours pas compris comment un si petit corps était arrivé au bout de tout cela. Ce n’était pas tout à fait exact: elle avait laissé la moitié de son cannoli et une cuillerée de glace qui bavait à présent sur l’assiette. 

—Bon, maintenant, il faut que je réfléchisse à ce qu’on va faire, dit Gaëlle.

—Voir les bandes dessinées? demanda la fillette avec un air rempli d’espérance. Y en a une que je vais te montrer, elle est super belle. C’est un arbre qui marche et -

Gaëlle ne l’écoutait plus. Elle réfléchissait aux options qui se présentaient à elle. Comment pouvait-elle trouver une explication à tous ces voyages? Et comment pouvait-elle mieux comprendre son père? La solution lui vint comme une évidence.

—Il faut que je lui parle, dit-elle de but en blanc. 

—Hein? fit la petite qui était quasiment couchée sur sa chaise.

—Il faut que je parle à mon père. Je n’ai jamais essayé de lui parler. Peut-être pourra-t-il nous expliquer ce qui se passe. Ou au moins je pourrai lui poser toutes mes questions. 

Ses yeux brillaient. La fillette paraissait nettement moins convaincue.

—Mais il t’entendra pas. Ils ne nous entendent jamais, fit la petite fille avec une moue boudeuse. 

Cela n’entama pas l’assurance de Gaëlle.  

—Qu’est-ce qu’on en sait? Regarde, on a bien pu communiquer avec Isidore. Bon d’accord, c’est un chien, dit-elle en réponse au regard dubitatif de la petite fille. Mais c’est une première étape. Au début, on ne pouvait même pas les entendre parler, puis on les a entendus, puis finalement Isidore nous a comprises. Pourquoi est-ce que mon père ne pourrait pas nous répondre la prochaine fois?

Gaëlle se redressa d’un coup.

—Il faut y aller. On doit trouver un moyen de rentrer en contact avec lui.

—Une boule de cristal? fit la fillette. 

Son premier trait de cynisme passa totalement inaperçu.

—On a mieux que cela, dit Gaëlle en jetant un regard panoramique autour d’elle. Il suffit de trouver une salle et un livre, puis on pourra passer de l’autre côté. Comme les fois précédentes. 

—Et on va où? 

Gaëlle fronça les sourcils.

—Ça, c’est le seul souci. Je n’en ai aucune idée. On a qu’à se promener, fit-elle en se levant. Elle alla déposer son plateau sur le débarras, suivie par la fillette. 

Elles se dirigèrent le long du côté droit du couloir, passant tour à tour à côté de la section Science et de la section Bricolage. Il devait être treize heures, les couloirs étaient presque vides tandis que les restaurants connaissaient l’effervescence des estomacs creux.

—Laquelle choisirait-on? demanda Gaëlle en embrassant d’un regard toutes les sections, les bras croisés. Elles étaient arrivées à l’escalier principal sans avoir fait de choix. 

—On peut choisir au hasard. Dis un chiffre entre un et sept.

—On n’a qu’à choisir celle-là, dit Gaëlle en indiquant la section Science du doigt. 

—Beurk, fit la petite. 

Gaëlle hocha la tête après quelques instants de réflexion.

—C’est vrai que mon père n’était pas très scientifique.

—Celle-ci!

La petite fille montra la section qui se situait à leur gauche. Un simple panneau de bois mentionnait la section Sport. Elle n’attendit pas la réponse de Gaëlle pour s’y précipiter. 

—Je ne pense pas qu’il était plus sportif, mais bon…se dit Gaëlle davantage pour elle-même, avant de la suivre. 

Gaëlle n’avait jamais mis les pieds dans cette section. Le lieu l’étonna. Si elle avait dû l’imaginer dans l’esprit du Paquebot, elle aurait pensé à une salle plein d’éclat, avec des photos immortalisant les grands moments du sport, des starting blocks sur les côtés et un podium au fond et pourquoi pas, une piste d’athlétisme ou un terrain de volley dessiné au sol ou au plafond. Au lieu de quoi elle découvrit une salle sombre et presque abandonnée. Certaines lumières ne fonctionnaient même plus, laissant des parties de la salle dans l’obscurité. D’autres fonctionnaient à bas régime. Le sol était recouvert d’un balatum noir. Avaient-ils voulu faire une piste avant d’abandonner le projet? Ou étaient-ils en train de rénover la salle? Gaëlle passa le doigt sur les livres et en retira de la poussière. Vraiment étonnant pour le Paquebot. Elle remarqua qu’il n’y avait même pas de fauteuils confortables où s’asseoir, ni de tasses fumantes à l’attention du public. Seules trois chaises en bois désertées reposaient dans un coin autour d’une petite table ronde. Etait-ce une manière détournée pour leur faire faire de l’exercice? Elle avait aperçu les fondateurs à plusieurs reprises et ils ne lui avaient pas parus retords à ce point.  

Malgré cela, les livres ne manquaient pas. Il y avait certes des trous dans certaines rangées, mais il y avait du choix. Elle parcourut les étagères: football, gymnastique, cyclisme, équitation, tir à l’arc… Il y avait de quoi choisir un livre pour tenter leur expérience. Elle sentit la nervosité la gagner. Est-ce que cela fonctionnerait? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. 

Gaëlle chercha la petite fille des yeux. Elle la découvrit dans le coin le plus sombre de la section, plantée devant une voiture. Gaëlle crut que ses yeux lui avaient joué un tour. Une voiture?

Elle s’approcha de la fillette. À côté d’elle trônait une superbe voiture. Malgré le manque de lumière, Gaëlle s’aperçut qu’elle rutilait. Selon la vignette affichée, c’était une Chevrolet corvette coupé rouge. Elle arborait des ailes blanches et quatre sièges en cuir rouge. Elle n’était pas de première jeunesse, mais elle avait été magnifiquement entretenue. Comment ne l’avait-elle pas remarquée plus tôt? 

La petite fille était en admiration béate devant elle. Elle la touchait avec douceur et ses gestes s’apparentaient à des caresses. Elle la contourna en la contemplant. 

—On dirait qu’elle a des yeux et un grand sourire, dit-elle en indiquant les phares avant et la large calandre de la voiture. Elle est belle…

Gaëlle se demanda si les parents de la petite fille n’étaient pas des garagistes ou des passionnés d’automobiles. Elle pouvait sans problème l’imaginer à bord d’un coupé, la tête au-dehors et les cheveux dans le vent - au point où ils en étaient, de toute façon, elle pouvait difficilement les emmêler davantage - les yeux fermés et se prenant dans le visage toutes les mouchettes qui passaient.

Avec précaution, la fillette tenta d’ouvrir la porte. Gaëlle voulut réagir mais elle n’en eut pas besoin. La portière resta obstinément fermée. La fillette essaya de l’autre côté, sans plus de succès. Elle croisa les bras, rentra la tête et commença à bougonner. Gaëlle sentit toutes ses alarmes sonner. Si elle ne faisait rien, il était plus que probable qu’elle soit le témoin de la première crise de colère de la fillette. Vu le caractère de cette dernière, cela promettait d’être un moment d’anthologie.

—Est-ce qu’on irait pas essayer d’ouvrir un livre, voir si ça marche?

La fillette tourna légèrement sa tête.

—Viens, on va en choisir un. Tu le choisis?

Si elle avait su qu’après quelques heures en sa compagnie, elle proposerait à la fillette de sélectionner un livre, elle ne l’aurait probablement pas cru. Mais la manoeuvre fonctionna. La fillette tourna le dos à la voiture, en lui jetant un dernier coup d’oeil langoureux, avant de trottiner vers Gaëlle. 

—On prend lequel? demanda la fillette. 

—Aucune idée. On en prend un au hasard?

La fillette se dirigea vers les planches dédiées à l’équitation, observa les tranches des livres et saisit un ouvrage. Elle jeta un air appréciatif à la couverture qui montrait une tête de cheval avec son air curieux et ses longs cils quasiment blancs. Il avait une crinière crème qui ressemblait étrangement à une perruque. La fillette déposa le livre sur la petite table ronde puis le feuilleta, Gaëlle à ses côtés. Elles y virent les différentes couleurs de la robe des chevaux, le matériel nécessaire pour faire de l’équitation, l’étendue des sports équestres. À plusieurs reprises, la fillette voulut intervenir mais se garda de le faire, de peur de s’attirer les foudres de Gaëlle. Cette dernière était aussi calme qu’une cocotte-minute sous pression.

De son côté, Gaëlle ne savait que faire et cela la tracassait. Devait-elle se plonger à fond dans la lecture du livre ou faire attention aux changements d’atmosphère? Y avait-il quelque chose qu’elles avaient fait les fois précédentes sans même s’en apercevoir? Un geste, un mot magique à prononcer? Ou pire, était-ce justement parce qu’elle ne faisait pas attention que cela fonctionnait? 

—Ne vas pas trop vite, dit-elle d’un ton sec à la fillette. Il faut le temps que ça se déclenche. 

La petite fille ralentit le passage d’une page à une autre. La fébrilité de Gaëlle la gagnait aussi.  Elle frottait la tête de sa peluche qui semblait les regarder d’un air interrogatif. Mais elle atteignit la fin sans que rien ne s’eût passé. Gaëlle fronça les sourcils.

—Peut-être n’est-ce pas le bon ouvrage? Je vais en choisir un autre.

Elle passa en revue les livres sur les étagères voisines et prit un livre épais sur un couple ayant fait le tour du monde à trotinette. La couverture illustrait deux petits points sur le flanc grandiose d’une montagne. Une illustration parfaite de la petitesse de l’être humain face à la nature - ou d’une idée vraiment stupide. La discussion avec Laurent lui revint en mémoire, troublant ses pensées. Elle avait besoin d’être concentrée pour retrouver son père, et non de retomber dans ses inquiétudes vis-à-vis du tour du monde de son frère. Alors qu’elle s’apprêtait à remettre le livre en place, lui vint l’idée que cette ressemblance fortuite avec sa situation pourrait lui être favorable. Et si c’était cela, la clé? Un livre qui traitait d’un sujet qui se rapportait vaguement à son vécu? En y repensant, cela avait été le cas avec le livre sur Zelda et, de manière peut-être un peu plus indirecte, avec celui sur l’architecture. Gaëlle sentit sa nervosité monter de quelques degrés sur son thermomètre intérieur.

Gaëlle l’amena près de la fillette et commença à le consulter. À la moitié de l’ouvrage, et ce qui lui parut avoir été des centaines d’images de trottinettes sur fond de paysages différents, le calme régnait toujours dans la section Sport. Elle commença à s’impatienter.  

—Qu’est-ce qu’on avait fait, les fois d’avant? Avait-on fait quelque chose de spécial? demanda-t-elle.

La fillette essaya de se rappeler.

—On avait tourné les pages et parlé des maisons, se remémora-t-elle. 

—Et tu avais été chercher un biscuit. Gaëlle regarda autour d’elle, mais il n’y avait aucun biscuit ni serveur à l’horizon. 

—J’ai pas mangé de biscuit la deuxième fois, rectifia la petite fille. 

Elle avait raison. Dans la section Jeunesse, elles étaient restées assises à regarder le livre de Zelda. La fillette lui avait expliqué qui était Zelda, le petit bonhomme en vert et les autres personnages. Gaëlle soupira et se remit à parcourir le bouquin. 

Rien. 

Gaëlle referma le livre, dépitée. Ce qui lui avait semblé une bonne idée avait perdu tout son lustre. Ou était-ce simplement le fait que ce n’était pas le bon livre? Mais comment le savoir? Gaëlle lança un regard alentour. Il y en avait tellement. Avec un peu de malchance, elle pourrait examiner quasiment tous les livres du Paquebot avant de trouver le bon. Son plan était tout bonnement impossible. Gaëlle vit son rêve disparaître dans la brume. 

—On pourrait peut-être demander au monsieur? fit la fillette en indiquant un homme derrière son pupitre de l’autre côté de l’allée, en grande conversation avec une cliente.

Gaëlle se retourna. C’était un des employés de la section Littérature anglaise. 

—Pour lui demander quoi? fit-elle, dubitative.

—Comment entrer en contact avec ton papa?

Le mot ‘papa’ fit grincer les dents de Gaëlle. Père, c’était déjà bien assez.

—On pourrait lui demander des explications sur les papas?

Gaëlle dressa l’oreille. Ce n’était pas bête. Elle pourrait lui demander des livres sur les relations entre les pères et leurs filles. Qu’est-ce qu’elle aurait à perdre, à part le peu de santé mentale qui lui restait? 

—Allons-y, dit-elle en reprenant courage. 

La cliente venait de partir. L’homme les regarda, un sourire aux lèvres. Avec son costume bleu marine et sa chemise blanche impeccable, il faisait davantage employé de bureau que relation clients.

—Mesdames, que puis-je faire pour vous? 

Nous cherchons des livres sur les relations entre les filles et leur père. 

Je vois. Un domaine particulier dans lequel vous cherchez? 

Voyant son regard interrogatif, l’employé rajouta : 

—Cela peut être la littérature, l’histoire, les biographies ? Fiction ou non fiction? Vous préférez des histoires ou des analyses sociologiques?

—Euh…

—Ne vous inquiétez pas, dit l’employé avec un sourire rassurant. Je vais regarder ce que notre logiciel trouve sur ce sujet dans toutes les catégories. 

—Merci, fit Gaëlle faiblement.

Il tapa quelques mots sur son clavier, puis sans lever les yeux, il dit:

—Voilà, j’ai plusieurs propositions - il s’arrêta quelques instants - ah, il semblerait que le logiciel ait inclus les relations garçons-père aussi, car il a mis Art Spiegelman et sa bande dessinée Maus - un sommet dans le genre. Tout à fait magnifique. 

Il avait une voix chaude, à la fois attirante et réconfortante. 

—Il y a également Fabien Toulmé et sa relation avec sa fille atteinte du syndrome de Down dans ‘Ce n’est pas toi que j’attendais’. Vous trouverez tout cela au deuxième étage, section bande dessinées. Sinon, côté littérature, il y a la Nuit des Pères, pas mal de livres d’Amélie Nothomb, la Lettre à l’Absente, …

L’homme continuait à égrener les titres de livres de sa voix berçante. C’était peut-être ca, la voix des sirènes, se dit Gaëlle. Se laisser bercer jusqu’à tout oublier. Tout oublier… Gaëlle se reprit. Il n’était pas question qu’elle se laisse aller maintenant. Elle devait trouver son père.

Elle tenta de se concentrer sur le contenu des paroles de l’homme sirène, qui n’avait rien remarqué de son quasi naufrage.

La liste se prolongeait, rendant Gaëlle de plus en plus perplexe. C’était une litanie de livres dont elle n’avait jamais entendu parler. Y en avait-il un seul qui pourrait l’aider? Et si oui, comment le trouver?

—Puis bien sûr, on peut aller du côté psychologie, ajouta-t-il.

—Bonne idée, fit Gaëlle avec un peu trop d’empressement.

Il leva les yeux et l’observa avec un regard bienveillant. Gaëlle se mit à rougir. Elle avait l’impression qu’il voyait en elle comme dans les livres qui l’entouraient. Tout ce qu’elle cherchait à cacher apparaissait au grand jour. L’homme fut suffisamment poli pour ne pas s’attarder sur elle et retourner à son écran d’ordinateur. Elle lui en fut reconnaissante.

— De ce côté-là, il y a bien sûr le Père manquant, fils manqué - mais ce n’est pas exactement ce que vous cherchez. Ah, les Filles et les Pères d’Alain Braconnier, la Fille de son Père,… Il semblerait que dans la section Psychologie, vous puissiez trouver aussi votre compte. 

—Où se trouve-t-elle?

—La section Sociologie/Psychologie est au deuxième étage. 

—Merci beaucoup pour votre aide, fit-elle d’une voix faible qui lui fit honte. 

Elle prit la petite fille par la main et s’éloigna rapidement. 

Gaëlle se sentait mise à nu, comme si tout le monde pouvait s’apercevoir qu’elle avait un souci avec son père. Elle n’en parlait presque jamais. Seule Sophie connaissait vraiment son histoire. Et sa famille, bien sûr. Enfin, pour une partie de l’histoire, du moins. L’officielle. Pas pour les émotions qui en avaient résulté et qu’elle abritait en elle. À quoi bon aborder le sujet? Elle se rappelait encore de la réaction de ces copains et copines de classe lorsqu’ils avaient appris le décès de son père. Ne voyant que faire d’autre, elle était retournée à l’école dès le lendemain de l’événement. Elle avait onze ans. Un des élèves avait fait une blague déplacée sur le décès. D’autres semblaient mal à l’aise et la dévisageaient avec pitié. Elle avait alors décidé de ne rien ajouter. Il était hors de question de jeter son histoire aux pourceaux. 

Elles atteignirent l’escalier en double révolution et se mirent à monter. La fillette, qui avait lâché Gaëlle, ne tenait plus en place. Elle montait les marches deux à deux, redescendait, s’accrochait à la rampe pour y glisser. C’était donc ça, l’effet du sucre, pensa Gaëlle. 

—On va voir les bandes dessinées? demanda la fillette, pleine d’espoir.

—Moi pas, mais toi tu peux y aller. 

—Ouiiii! fit la fillette, qui se mit à courir jusqu’au second étage. 

Gaëlle soupira. Cette môme était vraiment impossible. Mais elle devait admettre qu’il y avait quelque chose de rafraîchissant dans son côté curieux et sa joie de vivre. Et qu’elle s’y attachait, à ce petit bout de fille.

Le deuxième étage était similaire au premier en terme de structure. Un long couloir menait jusqu’au-dessus du hall d’accueil, permettant d’y voir à la fois l’entrée et, au-dessus, la coupole qui surplombait le tout. Tout au long du couloir s’étendaient, en attente de clients, des sections multiples et diverses. La fillette courra en direction de la section Bandes dessinées. Avec son étalage de couleurs flashy, la salle ressemblait quelque peu au restaurant du premier étage ou à un retour aux années 80. Quasiment tout y était coloré, des bibliothèques bleues aux petites tables rondes en plastique multicolores. Gaëlle aurait parié qu’il y avait des Walkmans et des cassettes dans les box. 

La fillette se mit à fouiller dans les étagères avant de s’écrouler dans un des poufs roses bonbon dispersés dans la salle, une bande dessinée à la main. Elle ajusta sa position - jambes repliées, un coude sur sa jambe et sa main sous son visage - et se mit à lire.

Gaëlle, elle, s’était dirigée du côté gauche du couloir afin de rejoindre la section Sociologie qui se situait tout au fond de l’allée, un peu en retrait, comme s’il fallait vraiment le vouloir pour y arriver. Ce qui était probablement le cas. 

Elle avançait encore lorsque des notes de piano retentirent. Elles batifolaient dans l’air comme un papillon de printemps. 

Instinctivement, Gaëlle tendit l’oreille. La manière dont le son se répercutait dans l’espace était telle que ce ne pouvait être un enregistrement. Quelqu’un s’était mis au piano, elle en aurait mis son code juridique préféré sur eBay. Intriguée, elle se dirigea vers la Section Musique, qui précédait de quelques mètres la section Sociologie. 

La section aurait ressemblé à un magasin typique de musique, avec ses armoires de rangement remplies de disques et ses quelques bibliothèques adossées aux murs, si ce n’était pour sa mini-salle de concert en son centre. Quatre rangées de fauteuils en velours était déployés en demi-cercle autour d’un magnifique piano à queue. Gaëlle connaissait bien cette salle. L’année précédente, elle était venue à un concert de musique de chambre. C’était la semaine avant Noël. Le souvenir de la neige qui tombait dru dehors lui revint, avec la chaleur de la musique du violon et violoncelle aux côtés du piano, accompagné par un verre de vin chaud et des petits biscuits aux épices gracieusement offerts par les organisateurs. L’événement avait eu du succès et des chaises avaient dues être rajoutées jusque dans le couloir. En-dehors de ces événements, le piano était mis à disposition des clients. Mais rares étaient les personnes qui osaient y poser les mains, avec le son qui se propageait aussi facilement qu’une marée haute dans les allées du Paquebot. Il fallait avoir du cran pour jouer devant un si large public.

Un jeune homme semblait l’avoir eu. Il était assis devant le piano, totalement aveugle au groupe de personnes grandissait autour de lui. Gaëlle s’ajouta à eux. L’homme avait les yeux fermés et laissait son corps se balancer légèrement au gré de la musique. Ses doigts dansaient sur le clavier. C’était envoûtant. Il n’avait pas besoin de partition. La musique paraissait inscrite en lui, dans chacune des cellules de son être.

Lorsqu’il finit par s’arrêter de jouer, personne n’osa bouger, de peur de briser cette bulle dans laquelle ils avaient été projetés par le biais de ces quelques notes. Puis, petit à petit, les applaudissements se firent entendre. Loin de se rengorger de cette reconnaissance, le jeune homme  se ratatina sur lui-même au fur et à mesure que les applaudissements prenaient de l’ampleur. Toute la présence qu’il avait en jouant avait disparu, maintenant qu’il avait les yeux ouverts et les mains levées. 

—Vous jouez merveilleusement bien, lui dit une dame en se penchant vers lui.

Gaëlle vit que l’homme, qui n’avait même pas osé regarder la dame en face, s’était empourpré encore davantage en l’entendant. Il bredouilla un remerciement, avant de se lever, la tête courbée, comme s’il était plus habitué à recevoir les bénitiers que de l’eau bénite, et quitta prestement la salle. 

La petite fille, qui avait rejoint Gaëlle dès qu’elle avait entendu la musique, le regarda partir. 

—C’était beau, dit-elle. 

Gaëlle opina. C’était vraiment surprenant à quel point on pouvait être à la fois doué et timide. Mais il avait quand même osé, se fit-elle la réflexion. Elle repensa à son père, et à tous les tableaux qui trainaient dans son appartement, avant de chasser cette pensée. 

Avec la fin du concert improvisé, les clients s’étaient dispersés. Gaëlle contempla toutes les armoires et tous les disques qui y étaient blottis les uns contre les autres. Contrairement à ce qu’elle avait pensé, leur temps n’était pas encore passé. Ces vinyls lui rappelaient son enfance. Ils avaient eu, dans la bibliothèque, un recoin abritant un tourne-disque et un fauteuil. Certains soirs, son père s’agenouillait pour choisir un disque parmi les quelques dizaines qu’ils possédaient. Il le posait sur le tourne-disque avant de déposer le bras sur la platine avec un geste qui lui avait toujours paru être d’une grande délicatesse. Elle n’avait plus jamais vu quelqu’un faire ce mouvement depuis lors. Il s’asseyait ensuite dans son fauteuil et fermait les yeux. Gaëlle s’asseyait parfois par terre à ses côtés. De temps en temps, il lui donnait des explications sur le musicien ou la musicienne.

Qui était encore ce chanteur qu’elle aimait tant? C’était un chanteur de blues au nom particulier. Son House, cela lui revint. Elle se rappelait avoir demandé à son père pourquoi il était appelé ainsi. Etre appelé Maison, c’était plutôt ennuyeux de son point de vue. Cela avait dû lui valoir beaucoup de moqueries à l’école. Son père lui avait alors expliqué que ce nom avait vraisemblablement été imposé à ses aïeux par leur propriétaire, et que leur vrai nom avait été perdu. Propriétaire? Gaëlle se rappelait encore de son étonnement. Pouvait-on posséder des êtres humains comme on possède un jouet? Devaient-ils demander son autorisation pour aller dehors? Cela devait être une blague. Elle avait compris son erreur en voyant le visage attristé de son père. Le nom de Son House était resté dans un coin de sa mémoire.

Par curiosité, elle se mit à regarder si le Paquebot vendait ses disques. Elle fouilla jusqu’à tomber sur un unique exemplaire. Elle examina la couverture qui représentait le portrait du chanteur, un homme au sourire un peu timide, un chapeau penché en arrière et une guitare solidement arrimée à la main, mais elle ne lui évoquait rien. Son regard se dirigea vers les quelques postes avec des casques qui étaient alignés dans un coin de la section. Elle vit qu’il était possible d’écouter des cd, mais également des disques. Gaëlle s’en approcha, la petite fille dans les jambes. 

—Qu’est-ce que tu fais? demanda cette dernière.

—On va écouter de la musique. Ça te dit?

—Oh oui! Tu as entendu, Oscar? fit-elle en parlant à sa peluche. On va écouter de la musique! Gaëlle eut l’étrange sensation que la peluche avait souri. 

Gaëlle plaça délicatement le bras sur le disque, comme elle avait vu son père faire tant de fois. Ce simple fait la réconforta. Puis elles s’installèrent toutes les deux, casque sur les oreilles. Son House avait une voix chaude et intense. Lorsqu’il faisait vibrer sa guitare, elle se sentait emportée dans un autre monde. Son père lui disait que mêmes les fausses notes de House ajoutaient à la qualité de sa musique. Gaëlle était revenue dans l’atmosphère de sa bibliothèque familiale avec ses effluves de cire et de bois qui s’entremêlaient. Un sentiment de bien-être l’enveloppa.     

Elle ne sentit pas le vent se lever. La fillette, si. Elle leva le nez, remarqua le changement d’atmosphère et tapota sur la main de Gaëlle. Cette dernière ouvrit les yeux à temps pour voir le paysage se troubler, puis disparaître. 

  

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