La cave

Par CelCis

Dans l’entre-deux ouaté qui précédait toujours leurs arrivées, Gaëlle réalisa la situation. Cela avait fonctionné. Elle avait réussi à passer de l’autre côté. Elle ne savait pourquoi cela avait été au travers de la musique plutôt que d’un bouquin, mais cela avait marché. Cette fois-ci, elle ne devait pas laisser passer sa chance. Dès qu’elle verrait son père, elle irait à sa rencontre. Elle sentit son coeur augmenter la cadence tel un tambour parti au combat et vit sa résolution faillir quelque peu. Non, se reprit-elle, elle ne devait pas hésiter. C’était le moment ou jamais. Qui sait quand elle pourrait encore le revoir?

Lorsque le voile de blancheur disparut, Gaëlle écarquilla les yeux. Le lieu qui apparut devant elles était à mille lieues de celui qu’elles avaient quitté. Elles étaient passées de la lumière à l’ombre, et une ombre pas très sympathique, qui plus est. La seule comparison qui vint à l’esprit de Gaëlle était le château médiéval qu’elle avait visité avec sa classe alors qu’elle avait douze ans. Elle se rappelait encore de cette grande salle dans le corps de logis principal. Remplie à ras-bord de vieux meubles et de tableaux de chasse, elle respirait le froid qui transperçait les murs et la solitude d’un endroit sans vie. Le silence s’était alourdi quand Gaëlle, prise par sa rêverie, s’était laissée distancer par le groupe qui continuait la visite. Elle avait tenté de s’imaginer ce que cette salle donnait lorsque seules les bougies et le feu ouvert étaient allumés. Le résultat lui avait paru lugubre et l’avait fait frissonner. Lorsqu’elle s’était aperçue que le groupe avait disparu, cela s’était transformé en frayeur.

La salle dans laquelle elles avaient atterri lui évoqua un sentiment similaire de solitude et de tristesse qui la mit mal à l’aise. Elle tenta de se raisonner en observant le lieu de la manière la plus objective qui soit. La salle en elle-même devait faire sept mètres de long sur trois ou quatre mètres de large. Bien plus riquiqui que la grande salle du château. Les murs étaient en pierres du pays, sauf un pan recouvert de lambris de bois. Il y avait bien deux ou trois natures mortes qui n’ajoutaient pas à la gaieté du lieu, mais il n’y avait aucune tête de sanglier à déplorer. Elle regarda le sol, pavé de larges dalles noires et recouvert par endroit d’un tapis vieillot tout en arabesque. Le ciel morose rentrait avec peine au travers des vitres d’une netteté pourtant impeccable. Le feu ouvert, avec son pare-feu et son linteau, était de taille bien moindre que celui du château. Ce n’était clairement pas un endroit sympathique, mais il n’y avait pas péril en la demeure.

Rassérénée, Gaëlle se mit à analyser le reste de l’endroit à la recherche d’indices. Où étaient-elles arrivées? Les fauteuils disposés près du feu ouvert étaient vieux et usés. Le divan était en meilleur état, mais il n’en avait pas moins un âge canonique. La table, avec son carré de dentelles et son bouquet de fleurs séchées, ne lui évoquait aucun souvenir. Ce n’était pas un endroit qu’elle avait déjà visité, à moins qu’elle ait été trop jeune pour s’en rappeler. Etait-ce chez des amis de ses parents? C’était peu probable, vu l’ambiance de la salle. Sauf si les opposés s’attirent, pensa-t-elle en comparant le joyeux désordre de sa maison d’enfance à ce lieu dans lequel même un squelette pendu dans un coin n’aurait pas dénoté. La décoration et l’ordre apparent laissaient plutôt entrevoir une personne âgée et méticuleuse. 

Pendant qu’elle continuait à examiner l’endroit, la petite fille avait fureté d’un côté à l’autre de la salle sans aucune crainte avant de finir par s’affaler au travers d’un des vieux fauteuils avec une revue pour enfants qui avait été sagement rangée sur un buffet.

Soudain le jour parut. Ou ce fut du moins l’impression que cela fit à Gaëlle. 

Un homme était entré dans la salle et avait au passage allumé le lustre. La quarantaine, fin et musculeux et pas beaucoup plus grand qu’elle, il avait les yeux rivés sur le courrier qu’il tenait à la main.  

Autant pour la personne âgée, se dit Gaëlle. 

L’homme se dirigea vers les vieux fauteuils et s’assit dans l’un d’eux, en face de la fillette qui leva un instant les yeux de sa revue pour le regarder. Il déposa les lettres sur la petite table ronde avant de commencer à les ouvrir une à une. Brusquement il s’écria: 

 —Peux-tu m’amener un café?

Une voix féminine provenant de la pièce voisine lui répondit qu’elle arrivait. Une femme surgit quelques instants plus tard, napperon blanc autour de la taille et plateau à la main. Cheveux blonds repris en chignon et le visage fatigué, elle s’approcha de la petite table ronde, écarta délicatement les lettres puis déposa une tasse de café et un Thermos avant de repartir vers ce qui était vraisemblablement la cuisine. Elle rajouta d’un air faussement enjoué qu’elle lui préparait son plat préféré, un pain de viande. L’homme, toujours penché sur sa correspondance, grommela ce qui paraissait être une approbation. Et autant pour la politesse, pensa Gaëlle. 

—Où sont les enfants? demanda l’homme en levant la tête.

La femme sortit à nouveau de sa cuisine en frottant ses mains sur son napperon.

—Ils sont partis chez les voisins. Ils ont demandé la permission et je le leur ai donné. Elle jeta un oeil vers l’horloge accrochée au mur. Ils seront bientôt de retour.

Elle allait rentrer dans la salle annexe lorsqu’elle hésita, la main sur le chambranle. 

—Le petit a eu une remarque dans son carnet, dit-elle d’une voix douce. 

L’homme cessa de lire. Il tourna un regard peu amène vers sa femme. Gaëlle eut un élan de compassion pour cette femme. Comment pouvait-elle vivre avec un goujat pareil? 

—Selon son institutrice, il a ri durant le cours, continua-t-elle. Ce n’est pas très grave. Au moins il est jovial, rajouta-t-elle pour contrer la tension qu’elle sentait s’accumuler dans son mari.

—Femme, c’est moi qui décide.

Son ton ne souffrait aucune réplique. Et pourtant, Gaëlle vit la femme inspirer une grande goulée d’air et se jeter à l’eau, pas très sûre si elle se noyer ou trouver la terre ferme.

—Mais ses notes sont bonnes. Excellentes, même. Il pourrait…

—Qu’il ait de bonnes notes ne changera rien s’il a mauvais caractère, la coupa-t-il. Aucun employeur ne voudra de lui.

—Il a encore le temps avant d’être employé…

—J’ai dit: c’est moi qui décide.

La femme hésita à rajouter quelque chose, puis baissa la tête et retourna d’un pas douloureux dans la cuisine. L’homme resta quelques instants à regarder dans le vide. Il hocha pensivement la tête puis se remit à sa lecture. 

Gaëlle commença à marcher en long et en large en maugréant. Elle avait l’habitude d’être transparence, à présent.

—Je t’en mettrai du « c’est moi qui décide » fit-elle en mimant son grand air. 

Les enfants arrivèrent peu après. Ils étaient quatre garçons et devaient se suivre de près en âge. Ils déboulèrent dans l’entrée dans un grand fracas de rires. Dès qu’ils aperçurent leur père, il se calmèrent immédiatement. 

—Bonjour Père, dirent-ils en coeur, avec autant de joie que des lapins devant le fusil du chasseur.

Ils se débarrassèrent de leur manteau et allèrent à la cuisine se laver les mains avant de se diriger vers l’étage. Le père arrêta le dernier d’une parole. C’était le plus petit des quatre. Vu son air poupin, Gaëlle estima qu’il devait être au début de ses primaires. 

—Montre-moi ton carnet.

Gaëlle s’était arrêtée de déambuler pour l’observer. Ah c’est donc lui, pensa-t-elle. Pauvre petit.

L’enfant alla fouiller dans son cartable et rapporta son carnet, tête baissée. Le père s’attarda sur la page du jour, comme s’il voulait faire durer le supplice. Le garçon se tortillait sur place.

—Et donc, tu t’es encore fait remarquer. Tu crois que l’école est un cirque peut-être? Que tu peux ridiculiser ta famille devant tous les instituteurs? 

L’enfant secoua la tête, toujours baissée. 

—Je pensais que la fois passée t’avait servi de leçon. Mais il semblerait que ce ne soit pas le cas. Ce sera donc une double punition.

Le gamin releva la tête et son visage affichait la stupeur. 

Gaëlle trouva cela détestable. Ce discours n’était-il déjà pas assez? Fallait-il en plus le traumatiser?

—Que va-t-il lui faire? demanda la fillette, qui avait lâché sa revue pour s’intéresser à l’échange. 

—Je n’en sais rien. 

Mais rien de bon, pensa-t-elle.  

—Tu seras privé de repas et tu passeras la nuit dans la cave, conclua-t-il.

—Non, pas la cave! fit le garçon, totalement terrifié à présent. 

—C’est toi qui l’a cherché, Fernand. Tu sais la chance que tu as de pouvoir aller à l’école. Et tu la jettes aux orties. Si j’avais eu cette chance… 

Fernand.

La discussion continuait mais l’esprit de Gaëlle s’était arrêté à l’écoute de ce nom. C’était donc cela, cette stature, ces cheveux noirs. Elle n’avait jamais connu son père avec une telle musculature, mais il y avait un certain air de famille. Cet homme abominable était le père de son père. Son grand-père, qu’elle n’avait jamais connu.

Ils étaient décédés assez tôt dans la vie de leur fils. Ce dernier ne devait pas avoir vingt-cinq ans qu’il était déjà orphelin. La mère de Gaëlle ne les avait même jamais rencontrés et son père n’en avait quasiment jamais parlé. Tout juste Gaëlle savait-elle que son grand-père s’appelait Jules et qu’il avait été un commerçant plutôt florissant. Elle savait aussi qu’ils n’avaient jamais accepté le choix artistique de leur fils. Ou plutôt, que son grand-père n’avait jamais accepté. Gaëlle comprenait mieux le silence de son père sur ses origines, à présent. 

Elle observa son grand-père de plus près alors qu’il prenait Fernand par le collet et l’amenait vers une pièce attenante. Il avait une dureté dans le regard et une raideur qu’elle n’avait jamais rencontré chez son père. Son prénom, Jules, qu’elle trouvait plutôt joyeux, lui allait comme un coup de poing dans la figure (sauf si, évidemment, on se référait à César, se dit-elle). Jamais son père à elle n’aurait osé les prendre par le cou et les mettre dans la cave. Bon, ils n’avaient jamais eu de cave, mais ce n’était qu’un détail. Puis sa mère n’aurait jamais accepté. 

Une odeur de renfermé et de vieilles pommes prit Gaëlle à la gorge lorsqu’ils entrèrent dans le garage. L’homme continua jusqu’au bout de la pièce puis ouvrit une vieille porte en bois qui grinça sur ses gonds. Un noir sépulcral régnait à l’intérieur de ce qui s’avéra être la cave. Gaëlle nota que l’interrupteur était à l’extérieur. Il n’allait quand même pas mettre l’enfant dans ce lieu sans même une lumière? 

La mère du garçon les avait suivi de près. Elle s’agrippait à un essuie de cuisine et ses yeux étaient implorants. Elle hésitait à s’opposer à son mari. Les trois frères passèrent la tête dans le garage. Ils ne se risquèrent pas plus loin, probablement de peur d’être pris dans la tornade paternelle à leur tour.

Jules poussa son fils dans la cave d’un geste brusque, puis referma la porte en mettant la clé dans sa poche et s’en retourna aussi sec vers le salon. Il passa à côté de sa femme en lui ordonnant de préparer le dîner. Défaite, elle n’avait pas dit un mot. Ses fils avaient détalé depuis longtemps.

—Il ne va quand même pas le laisser là, hein? demanda la fillette qui avait suivi Gaëlle dans le garage. Elle avait l’air profondément inquiet. Il va bientôt le faire sortir?

—Oui, bientôt.

Gaëlle n’avait pas le coeur de dire la vérité à la petite fille qui n’avait vraisemblablement connu, comme punition, qu’une privation de bonbons. Et encore. Elle l’imaginait sans aucun souci aller en chaparder quelques-uns dès que ses parents avaient le dos tourné. Son grand-père était inflexible, elle n’avait pas de doute là-dessus. 

Cela la frappa de plein fouet. Inflexible. N’était-ce pas un côté de son caractère, à elle aussi? Non, il n’était pas question qu’elle ait quelque chose de commun avec cet homme.

La fillette approcha de la cave et posa son oreille sur la porte. Aucun son ne lui parvint. Mais le regard qu’elle tourna vers Gaëlle était éloquent. Elle avait compris que cet homme n’avait pas la pitié facile. Gaëlle se demanda si Fernand avait l’habitude d’y être enfermé ou s’il se retenait juste de pleurer ou d’hurler afin de ne pas exacerber l’humeur de son père. Elle se prit à espérer qu’il n’avait pas peur des fantômes. À son tour, elle se mit à craindre pour lui. 

—Heureusement que ton papa il n’est pas comme cela, fit la fillette.

—Pardon?

Gaëlle quitta ses pensées et la regarda avec des yeux ronds.

—Ben oui, il est gentil. Il joue à des super jeux vidéos, il sourit, il apprend à ton frère à nager…

Gaëlle ne vit pas l’effort de la fillette. 

—Tu ne connais pas mon père, fit-elle froidement.

—Si, je l’ai vu plein de fois aujourd’hui. Tu ne te rappelles pas? fit-elle, étonnée que la mémoire de Gaëlle soit aussi courte. Elle se mit à énumérer: À la piscine, dans la salle de bains…

—Mon père n’était pas aussi parfait que tu le penses. Tu n’as vu que quelques instants de sa vie.  Ce n’était… pas lui. 

Gaëlle bouillait. Elle sentait que la petite fille ne voulait nullement la contredire, mais elle sentait combien c’était injuste qu’elle n’ait vu que cela de son père. Les souvenirs affluaient en elle et racontaient une histoire tellement différente. Elle savait que ce n’était pas le moment d’en parler, que la fillette était beaucoup trop petite pour comprendre tout cela. Mais rien n’y fit. La casserole était bouillante et l’implosion était imminente. 

Ce fut comme si les digues avaient sauté. Tout ce qu’elle avait tu pendant toutes ces années à ses amis, à son frère, sortit comme un geyser. Elle fut incapable de se contrôler. Et elle n’en avait pas l’envie, non plus. Pour une fois, elle avait juste envie qu’on entende son point de vue.

—Mon père n’était pas un bon père. Il n’en avait que pour sa peinture. Il s’enfermait pour peindre et il ne fallait surtout pas le déranger. Il ne s’intéressait pas à nous. En tout cas pas à moi, fit-elle d’une voix cassée. 

Parce qu’il peignait et dessinait, Laurent avait droit à l’attention de son père, lui. Son père passait derrière lui, regardait ce qu’il faisait et lui passait la main dans les cheveux. Une main qui paraissait si douce, si attentionnée. Mais Gaëlle n’avait jamais été bonne en art. Elle avait pourtant essayé, mais dans ses mains, les instruments sonnaient faux, les crayons bavaient et ses peintures se limitaient à choisir la couleur correspondant au numéro inscrit sur le canevas. Non, elle n’avait jamais été bonne de ce côté-là. Heureusement qu’elle avait trouvé les livres dans la bibliothèque. Là elle avait trouvé sa place. 

—Puis il a commencé à boire…

Gaëlle chercha ses mots. Elle n’avait jamais vraiment parlé de cela à quiconque. Elle pensait que si elle le faisait, elle passerait une ligne rouge, et qu’on la verrait pour ce qu’elle était véritablement: une fille indigne. Une fille qui se permet de critiquer son père en son absence. Et les absents n’ont jamais tort. Ils suffit d’écouter un éloge funèbre pour en avoir le coeur net. Qui pourrait aimer une fille qui n’aime pas son père? Quels que soient les efforts qu’elle fournirait ailleurs, cela suffirait-il pour faire oublier ce côté méprisable? 

En même temps, les souvenirs ne cherchaient qu’à sortir. Pouvait-elle expier en mettant des mots sur tout cela? Se pourrait-il que l’infection s’arrête si elle laissait le pus s’écouler? 

—Quand il buvait, il était triste, si triste…, continua-t-elle. Il était la tristesse incarnée. Il disait qu’il était malheureux, qu’il n’avait pas fait les bons choix. N’étions-nous pas un bon choix? dit-elle en regardant la fillette, les yeux suppliants. Mais comment pouvait-il être insatisfait, alors qu’il avait une femme, deux enfants qui l’aimaient?  Des larmes perlèrent à ses yeux. 

—J’aurais voulu avoir un père qui m’aime et qui me le montre. Un père qui ne me fait pas honte. 

Voilà, le mot était dit. Gaëlle ne s’en sentait pourtant pas beaucoup mieux. 

—Pas un père qui est incapable d’être heureux. Pas un père incapable de voir la chance qu’il a. 

Elle avait quasiment craché ses derniers mots. Lorsqu’elle souleva ses yeux vers la fillette, elle vit que cette dernière était estomaquée. La petite n’avait probablement pas tout compris, mais elle avait ressenti la tristesse et l’immense colère qui habitaient Gaëlle. Lorsqu’elle arriva finalement à articuler quelque chose, elle dit:

—Tu me fais peur. 

Et elle s’enfuit dans la maison. 

Gaëlle la regarda partir les bras ballants. Au même instant, dans le salon, son grand-père leva les yeux, à l’affût, comme s’il avait senti un infime changement dans l’atmosphère. N’ayant rien trouvé, il pencha la tête et se remit à lire. Et Gaëlle se mit à pleurer. 

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