Souvenir de la route Eïntir - partie 2

Par cirano

Eïntir et moi avions un peu perdu la notion du temps et on a été très surpris de constater que le soleil était encore haut quand nous sommes sortis de la montagne. On fit une pause de quelques minutes pour respirer l’air pur et consulter la carte qui nous mènerait jusqu’à Grèlierre. Puis nous avons fait route vers le village pendant une heure ou deux, nous avions le soleil dans notre dos et malgré la chaleur, la marche était rendue, si pas agréable, supportable par le vent frais qui soufflait entre Ferveine et Grêlgrès. Nous cheminions principalement sur de la roche, l’herbe était assez rare et elle était souvent recouverte de neige. Cette neige était une assez mauvaise surprise, car elle signifiait que les nuits se faisaient assez froides. Eïntir décida donc de s’arrêter un peu plus tôt que prévu pour trouver un abri, faire du feu et cuisiner notre repas.

 

Toutes ces préparations prirent beaucoup de temps et, ayant retrouvé nos esprits après le passage dans les profondeurs de la terre, nous avons discuté de tout et de rien. Mon maître s’intéressait beaucoup à mon papier en cours qui traitait du rôle social de la musique chez les sirènes. Une fois mon exposé fini, il essaya de m’expliquer le dernier travail de cartographie qu’il avait fait, mais voyant que ça ne me motivait pas beaucoup, il me demanda, gêné, si ça me tentait d’apprendre les avancements que le département de magie avait faits. J’acquiesçais, assez intrigué, car ce département restait très secret sur ses découvertes. On racontait qu’il y avait un taux de suicide particulièrement élevé dans celui-ci. Eïntir m’expliqua que c’était à cause du fait que les fonctionnements et logiques de ce qu’ils appelaient magie échappaient à toute classification et semblait se soustraire à toute forme de compréhension. Ce que très peu des géants acceptaient. C’est comme ceci qu’il commença son discours, qui resta gravé dans ma mémoire.

 

« Deux grandes règles ont été établies depuis la création du département. Ce sont deux règles qui ont été vérifiées et qui constituent la seule connaissance que nous avons réellement sur cet art aussi particulier. La première, et qui est certainement la plus importante, dit que la magie est un acte qui se passe dans le temps et dans l’espace. La signification est qu’elle obéit à leurs lois, et plus fondamentalement, qu’elle est logique et compréhensible. La deuxième, et c’est là que notre département a beaucoup profité des recherches du département d’histoire des origines, c’est que pratique tire sa force de l’histoire elle-même, son feu se nourrit du passé et des rites comme du charbon. Eïntir saisit un bout de bois, ferma les yeux et prononça “Omat onam eiach” en passant sa main sur la buche et aussi tôt elle s’enflamma. Il y a plusieurs milliers d’années, un peuple aujourd’hui disparu du nom d’Ayatoliens parcourait le monde, ils construisirent une civilisation gigantesque avec tellement d’importance que leur langue est encore empreinte de leur puissance et le mince lexique de quelques centaines de mots que nous possédons nous permet déjà de manipuler la réalité à une faible échelle. Malheureusement la grammaire ayatolienne reste un des grands mystères que l’université essaye de résoudre depuis de longues années. Nous avons des textes immenses qui rendent fous ceux qui les lisent, mais nous ne savons pas les comprendre. Il frappa dans ses mains “Imann imonn” et l’obscurité nous entoura en une fraction de seconde, comme une explosion de suie. »

 

L’obscurité prit quelques minutes à se dissiper, pendant lesquelles il continua de me raconter l’histoire de ces mots. Une fois que je pus à nouveau voir, il me montra un fin lexique d’Ayatolien et se mit en tête de m’apprendre les nonante termes fondamentaux de cette langue, et tenta aussi de m’en faire prononcer certains. Ce cours improvisé dura toute la nuit, et quand l’aurore pointa, Eïntir me fit essayer de briser une pierre. « Akifat » était censé être l’équivalent de « j’ai la force pour briser » ou quelque chose qui s’en rapprochait. Une fois les mots sortis de ma bouche avec la volonté et l’objectif de réduire en poussière la roche que je tenais en main, tout mon corps vibra et mes oreilles sifflèrent. Sans faire particulièrement d’efforts, je la sentis disparaitre comme disparait une poignée de sel quand on la met sous l’eau. La sensation était unique, elle procurait un sentiment de puissance accompagné d’une grande impression de blasphème, de faire une chose qui n’est pas autorisée.

 

Après cette longue nuit, nous nous sommes accordé deux heures de sommeil puis nous avons repris la route vers Grèlierre. Cela dura près d’une semaine pendant lesquelles j’appris le lexique d’Eïntir. Certes c’était amusant de faire de la magie même si ces tours n’étaient pas très utiles, mais la sensation de puissance et de peur était addictive.

 

Au bout du septième jour, nous sommes arrivés dans le petit village de Grèlierre. C’était la première fois de ma vie que je voyais des nains des plaines et je fus impressionné par leur taille. Ils étaient environ une fois et demie plus grands qu’un nain des montagnes, toutes proportions gardées. Le village était tout simplement charmant et les habitants nous accueillirent très chaleureusement, si bien qu’au lieu de rester les deux jours prévus, nous sommes restés six semaines, prétextant une cartographie des alentours pour mon maître. Pour ma part, cette communauté m’intéressait beaucoup, leur population était majoritairement vieille en raison de leur longévité exceptionnelle car quand un nain des montagnes peut vivre au maximum six-cents ans, un nain des plaines atteint facilement les huit-cents ans. Contrairement à leurs cousins souterrains, ceux-ci ont développé une maîtrise du bois qui me fascine encore aujourd’hui. Ceux-ci faisaient directement pousser des arbres dans des moules pour créer toutes sortes de formes pratiques, ils possédaient des outils d’une précision phénoménale pour réaliser des sculptures qu’on aurait confondues avec la réalité. Mais ce qui parmi tout ce savoir-faire m’a le plus impressionné fut leur capacité à redonner vie à des planches mortes. En enduisant des douelles de sang d’animaux et en l’exposant à de la fumée de plantes avec des propriétés spéciales, celle-ci redevenait verte et gorgée de sève. Certains nains particulièrement habiles dans cet art arrivaient à faire pousser des racines et des bourgeons au manche d’une pioche ou même à un morceau de charbon de bois. J’ai noté toutes ces informations de manière scrupuleuse, tout en n’en disant rien à mon maître, me doutant qu’un phénomène aussi étrange risquerait de lui mettre un gros coup sur le moral. Pendant ce temps là je continuais de petites expérimentations sur la magie de la langue ayatolienne grâce au lexique d’Eïntir.

 

Après plusieurs semaines je m’étais lié d’amitié avec un nain plutôt jeune — tout est relatif quand on parle d’une espèce avec une aussi grande longévité — du nom de Dhalar. Et un jour où nous étions tous les deux, accompagné d’Eïntir, pour rapporter des buches, un gigantesque pin rongé par les termites qu’on pensait beaucoup plus solide s’est effondré sur nous. Dhalar qui était le moins agile s’est retrouvé coincé en dessous. Le dégager ne fut pas un problème grâce à la force phénoménale de mon maître, mais ces tonnes de bois avaient réduit sa cage thoracique en pièces, il allait mourir. Les nains des plaines ont une vision particulière de la mort, il la considère comme un passage, autant que la naissance, si bien que ceux-ci n’ont même pas développé l’idée de médecine. Tout ce qu’ils auraient fait en voyant mon ami agonisant aurait été de lui faire boire une bonne pinte de bière et de fêter sa « nouvelle vie » prochaine. À cette époque je trouvais cette idée complètement ridicule, la mort n’était que la fin d’un processus — une manière de penser bien géant pour le coup — et je refusais que mon ami décède. C’est ainsi que, devant les yeux ébahis de mon maître, j’ai fait ce qui est, il me semble, la plus grosse erreur de ma vie.

 

J’ai couru à travers le sous-bois ou nous nous trouvions pour récupérer les plantes dont la fumée ressuscitait les arbres morts. Ensuite je me suis accroupi au côté de Dhalar, j’ai enflammé les feuilles avec la magie ayatolienne et grâce à une formule improvisée sur le moment — eyomat orajif, si mes souvenirs sont bons. J’ai manipulé les émanations entre mes doigts pour la faire rentrer dans ses poumons. À l’aide d’un petit couteau, j’ouvris la paume de ma main pour enduire de sang le torse écrasé de mon ami. Après quelques secondes, sa respiration devint meilleure, sa peau reprit une couleur convenable et on voyait même ses côtes bouger dans sa cage thoracique. Malheureusement, la magie des nains avait ses limites, et il se mit à cracher du sang et à convulser. Dans la panique, j’ai hurlé tous les mots d’Ayatolien qui me traversèrent l’esprit, avec en premier lieu « On » et « Ap » qui sont, je pense, des synonymes de vie, et « if » que je croyais signifier « l’ami », mais qui veut en fait dire « moi ». Rien ne se passa pendant quelques secondes, puis son corps se tordit d’une manière atroce dans un craquement infernal. Il se mit à crier pendant que du sang lui sortait de ses yeux et de ses plaies pour se répandre sur l’herbe du sous-bois. Le liquide écarlate coula vers moi comme dans une pente, je tentais de fuir, mais un sifflement et une douleur affreuse me paralysèrent. J’eus l’impression que mon crâne allait exploser. Avant de perdre connaissance, je vis le sang de mon ami que j’avais tiré de son corps me sauter à la gorge comme un serpent.

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