Je me rappelle d’elle comme si c’était hier. Je la vois encore entrer dans ma taverne, elle devait avoir treize ou quatorze ans. Elle était trempée et terriblement blessée. Son visage était entièrement tuméfié et on lui avait arraché de grosses touffes de cheveux. Son corps était couvert d’ecchymoses et sa jambe était déchiquetée. D’ailleurs elle continua de marcher en sautillant à cause de cette vilaine fracture jusqu’à sa mort. À première vue j’aurais dit de suite qu’elle était une petite fille sirène, mais l’avenir me prouva que j’avais tort. Ma taverne se trouvait à l’époque dans la basse ville de la capitale.
On raconte que Nanticendres avait été fondé par de riches marchands sur une montagne du nom de Hautecendres. Les personnes les plus démunies, pour pouvoir s’y installer sans pour autant en avoir les moyens, devaient miner des grottes au sein même de cette montagne. Et le temps passa. Le village se transforma en ville. S’agrandissant et s’agrandissant toujours, les pauvres creusant la roche pour être protégés par la cité. Quand celle-ci devint la capitale de Vastland, Hautecendres avait disparu. Juste restait d’elle de hautes colonnes, éclairées par les maisons en terre de la basse ville, qui montaient pour rejoindre la haute ville, autrefois le sommet. Même si certains pourraient se sentir enfermés dans cette sous-cité où le soleil ne brille jamais, j’aimais beaucoup l’ambiance qui y régnait. Bien que ce soit plutôt mal famé, si on s’y faisait respecter c’était un véritable havre de paix. Ça me rappelle ma montagne natale. Enfin bref.
J’ai recueilli cette petite, elle a pris plusieurs mois à parler. Au début je pensais qu’elle était retardée, mais il s’est avéré qu’elle s’exprimait très bien, juste un problème de confiance. Elle ne se souvenait de rien avant le moment où elle avait passé la porte de ma taverne, même pas ce qui l’avait mis dans un état aussi pitoyable. Elle n’avait que son nom, Söfaïm. C’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi, de ma longue vie de nain, jamais je n’avais vu une mioche comme celle-ci. Söfaïm, ce n’est pas un nom de sirène, c’est un nom de nordique. Ça expliquait les grands yeux bleus aux pupilles rondes, les cheveux blancs et fins comme de la soie. Ça expliquait aussi sa taille imposante et sa forte musculature pour son jeune âge. Elle était mi-sirène, mi-nordique. Ma foi un mélange fort peu commun. Je l’ai pris sous mon aile à la taverne. Je lui ai aménagé une chambre dans la réserve ou elle dormait le jour, la nuit elle m’aidait à servir les clients et à régler les bagarres d’ivrognes. À quinze ans seulement elle arrivait à me soulever de terre sans problèmes. C’est fou ce que cette gamine m’aura rendu la vie plus facile. C’est que j’étais déjà vieux. Elle me portait les tonneaux de boisson et les sacs de grains. C’était d’ailleurs la première fois que je voyais une Nordique. Ces gens étaient réputés pour vivre en clans et s’isoler dans les montagnes du nord. C’est pourquoi il est plutôt rare d’en apercevoir. Quand je pense à la force qu’a une fillette avec seulement la moitié de sang nordique. Le fait de me représenter un homme adulte, pur nordique, me terrorisait à l’époque. Mais entre vous et moi, ils sont d’un naturel très amical et de très bons chanteurs.
En parlant de ça, j’avais un habitué à la taverne, un très vieil haut elfe qui faisait de la musique tous les soirs. Je me rappelle encore sa longue barbe qui était toujours trempée d’hydromel. Il soufflait dans sa harpe à vent des chansons venant de Pindopale, sa forêt natale. Söfaïm s’était liée d’amitié avec lui. Et elle apprit à jouer de la musique avec une vitesse et une précision stupéfiante. J’avais entendu dire que les sirènes étaient douées pour les arts, mais jamais je ne me serais attendu à ce que ce soit aussi impressionnant. Très rapidement, l’Elf (Roman ou Ramoan, un truc dans le genre) laissa la place. Il se contentait de regarder son élève sautiller dans la taverne avec son instrument, interprétant fièrement ce qu’elle avait composé. C’était vraiment très agréable pour tout le monde de voir cette grande enfant à la peau nacrée et aux cheveux de platine embellir la sombre atmosphère de la basse ville. C’était d’ailleurs très bon aussi pour le commerce. Je pense que cette période fut la plus lucrative pour moi.
Un soir, on retrouva mon ami l’Elf mort de vieillesse (une chose à ajouter à la liste des choses exceptionnelles que j’ai vécue pendant ma longue vie), dans sa position habituelle. Comme s’il continuait d’écouter la douce mélodie de Söfaïm depuis là-haut. La petite ne s’en remit pas. Ce fut la deuxième fois que je la vis pleurer, la première étant le jour de notre rencontre. Elle resta prostrée dans la réserve qui lui servait toujours de chambre pendant près d’un mois. À la fin, à la suite d’une dispute, je lui ai loué une humble cabane pas très loin de mon auberge en lui disant de trouver de quoi subvenir à ses besoins elle-même. Si j’avais su ce que ça engendrerait. Une nuit. Presque quatre semaines après qu’elle ait quitté ma taverne, elle entra en larme. Elle était, comme la première fois que je l’ai vue, complètement battue, ses cheveux coupés ras et un œil au beurre noir. Elle criait qu’on lui avait volé sa fille.
Elle se souvenait d’avoir eu un enfant avant de venir dans mon auberge. Un enfant qu’on lui avait arraché. Je la crus immédiatement et fus horrifié de ce qu’elle avait pu endurer dehors. Le lendemain, je l’avais récupéré chez moi et je lui avais aménagé une vraie chambre. Bien qu’elle fût extrêmement forte, les racailles de la basse ville étaient fourbes et nombreuses, j’étais plus rassuré de la savoir dans mon établissement. À cette époque, au petit matin lorsqu’elle m’aidait à ranger la taverne, elle me racontait les souvenirs qu’elle avait de son enfant, une fille du nom Maehaïm. Sa peau était nacrée comme la sienne, mais on arrivait à distinguer à certains endroits de petites écailles. Elle avait les yeux d’un vert foncé magnifique avec une pupille fine propre aux sirènes. Elle se rappelait énormément de choses, sauf des circonstances qui la lui avaient fait perdre, et du lieu où elle avait vécu tous ces souvenirs.
À cette période-là, je la voyais beaucoup moins à la taverne. Elle s’entrainait au maniement de l’espadon avec un vieil ami à moi. Elle voulait rentrer dans la garde de la haute ville pour retrouver les informations qui lui manquaient dans la recherche de sa fille. De temps en temps elle venait malgré tout m’aider pour le service, et elle passait la nuit à chanter et à jouer de sa harpe à vent. C’était assez drôle de voir cette géante qui devenait de jour en jour un peu moins délicate. Un peu moins une enfant. Elle sautillait toujours entre les tables, avec son même sourire, ses longs cheveux blancs qui avaient repoussé depuis, et sa même joie de vivre qui faisait venir les clients. Avec le recul, cette période fut une des plus joyeuses de ma vie. Elle dura près d’un an. Söfaïm continuait de m’appeler papa, si au début je la rabrouais, je m’y suis vite fait. Je crois que j’y avais pris goût. Quand j’y repense, c’était plutôt normal vu que je passais mon temps à l’appeler « ma fille ». Malheureusement toutes les bonnes choses finissent.