J’ai ouvert la porte sans hésiter, suivi de près par Holly. Nous sommes arrivées dans la pire pièce qui soit: la morgue. Nous avons atterri, dans la morgue. Évidemment, il fallait que mes craintes se réalisent. J’avais consenti à venir, en étant convaincue, que nous ne verrions que des chambres vides et délabrées. Que font ces blocs opératoires, en dehors du corps principal de l’hôpital? Aucun patient ne peut traverser la cour avant opération en passant dehors ! Sur le plan architectural, cette construction n’a pas de sens.
Il n’y a pas de cohérence dans ce lieu. Les murs, à la peinture qui s’écaille en grosse plaque, contraste avec les chromes des portes des frigos mortuaires scintillant de propreté posé sur un sol crevassé et plein de terre. La végétation s’est aussi invitée sur les murs. Les plantes grimpantes serpentent autour des tiroirs chromés. Il faisait plus froid ici. Il me fallut quelques secondes pour comprendre que l’effondrement partiel du plafond explique, sans difficulté, la différence de température. Je scrute les moindres recoins à la recherche d’éléments pouvant expliquer les pleurs entendus quelques secondes plutôt. Mais il n’y a rien. Pourtant, je ne fabule pas. Holly m’observe avec attention, mon trouble ne lui échappe pas :
« − Qui y a-t-il ?
− Tu n’as rien entendu ? J’ai cru entendre pleurer un bébé… »
Le regard très étonné de mon amie s’accroche à moi. Mes propos semblent la tracasser. Au même moment, les pleurs retentissent à nouveau.
« − Tu as entendu ? C’était mon bébé, j’en suis sûr. »
Incrédule, Holly me questionna:
« − Ton bébé ? Quel bébé ?»
Les pleurs augmentent dans mes oreilles. Je suis sûr d’avoir entendu une autre voix, qui m’est inconnue, proférer un « Miam-miam ». Je ne sais pas si les sueurs froides ont commencé en premier ou sont-ce les larmes ? Je me suis effondrée, une boule immensément douloureuse dans la gorge. À genou au milieu de local hospitalier délabré et abandonné, le souvenir m’a frappé de plein fouet. Je sens l’inquiétude d’Holly à mes côtés, seulement j’étais incapable de pouvoir parler. Je crois qu’elle a compris, car elle s’est contenté de me serrer contre elle. J’ai fini par réussir à prendre la parole. Et je lui raconte le premier évènement traumatique, lié aux hôpitaux, que j’ai vécu, dont je ne lui encore jamais parlé. Simplement, parce que j’ai enfoui ce vécu douloureux dans les tréfonds de ma mémoire et qu’évidemment il refait surface , ici et maintenant. Je me lance dans le récit, le souffle court :
« − C’est arrivé l’année précédente de notre rencontre. Je sortais avec un garçon, pour la première fois. Bien sûr, cela se faisait dans le dos de mes parents. Tout se passait bien, si bien que nous avons rapidement couché ensemble. J’étais convaincue que l’on ne pouvait pas tomber enceinte dès la première fois, et puis nous avions mis un préservatif, si bien que je me suis rendu compte de rien. Il a craqué ou était mal mis, impossible de savoir. Contrairement à beaucoup de femmes, mon premier trimestre est passé inaperçu. J’ai pris de la poitrine mais cela n’avait rien de surprenant à seize ans. »
Je dois faire une pause afin de pouvoir ravaler la nouvelle boule qui obstrue ma gorge.
« − Quand j’ai fini par comprendre que j’étais enceinte, c’est ma mère qui l’a remarqué à vrai dire, le délai d’avortement était quasiment expiré. Je me suis fait traiter de catin par mes parents. Tu ne les as pas connu donc, il faut que tu essayes d’imaginer. Ma mère est une vraie grenouille de bénitier. L’avortement n’était même pas envisageable en pensée, c’est un crime contre Dieu, d’après elle. Peu importe que mon âge. Mes parents ne m’ont jamais demandé mon avis, ni ce que je voulais pour cet enfant. Pour éviter le jugement des autres, ils m’ont retiré de l’école pour la fin de l’année. Bien entendu, ma relation avec ce garçon a été rompue, sans explication, tellement mes parents étaient furieux et honteux de mon état. Il n’a jamais su pour ma grossesse. »
Le regret tinte ma voix aujourd’hui encore. Ce jeune homme ne méritait pas d’être éconduit sans la moindre explication. Je le pense toujours. Les souvenirs sont presque tangibles tellement les images sont claires dans ma tête. La voix tremblante et la poitrine oppressée, je poursuis mon histoire.
« − Privée de communication et en l’absence de réseaux sociaux, à l’époque, je n’ai pas réussi à lui faire parvenir le moindre mot. Par contre, ma grossesse m’a totalement épanouie. J’ai adoré sentir ce petit être grandir en moi. Au fond de moi, j’ai su que je voulais le garder. J’en ai parlé à ma mère, elle m’a incendié. Devant mon désir réel de rencontrer cet enfant, nous avons négocié. Ma mère m’a tellement menacé de tous les fléaux divins que je suis devenue hyper superstitieuse. Mon aversion pour la religion de ma mère a augmentée. »
Ma voix se fait de plus en plus piteuse à mesure que je raconte cette douleur cuisante que fut mon début d’adolescence. J’ai froid, je tremble. Je voudrais ne pas aller au bout du récit, pourtant les vannes sont ouvertes et je ne peux plus arrêter. Serrée contre Holly, au milieu d’une morgue déserte et décrépite, je continue :
« − Ma mère a fait venir un tas de femmes, pleines de regrets d’avoir eu un enfants trop tôt. J’étais jeune et j’ai nié mon instinct. Si bien que j’ai fini par avoir peur. J’ai arraché à ma famille une émancipation et un logement dans une autre ville pour la fin de mes études en échange de mon accouchement sous X. J’ai accouché à la fin du mois de juillet, ce qui m’a permis de retrouver un corps d’adolescente lambda avant la rentrée, au plus grand plaisir de mes parents. Je n’ai pas vu mon enfant, j’ignore son sexe, je n’ai gardé en mémoire que son premier cri qui m’a donné envie de le prendre dans mes bras et de prendre soin de lui. Si seulement, on ne m’avait pas caché le délai de rétractation, je serais allée le chercher. »