Souvenirs Lactés

Trois jours s'étaient écoulés depuis qu'Annie demeurait à Scintillam.

C'était sans doute les jours les plus merveilleux qu'elle n'ait jamais vécu. Le matin, elle mordait à pleines dents dans de délicieuses tartines grillées, tout en écoutant les bavardages de Xia, Solveig et son mari Varid, un brasier vivant dont le nez était toujours enfoui sous des couches de parchemins. Ses après-midi étaient, pour cause les supplications de Xia, consacrées au récit des coutumes terriennes. Le soir, elle se blottissait contre la baie vitrée et fixait intensément le magnifique panorama. Jamais elle n'abandonnait l'horizon des yeux avant que la brume et les ténèbres eurent complètement avalé les splendides archipels. Quand elle scrutait ainsi le paysage, elle avait l'impression d'être spectatrice de ce monde exquis. De n'y être pas vraiment. Et cela la rassurait.

Annie aimait Scintillam, cette demeure dotée de caractère. Un épouvantable caractère, soit, mais un caractère quand même. Elle aimait son vaste salon lumineux, ses tisses douillettes, et ses longs couloirs décorés par mille cartes plus extraordinaires les unes que les autres. Elle aimait quand la maison partait en promenade. Elle aimait lui faire la conversation, bien qu'elle soit un peu limitée. Elle aimait tout ce qu'elle contenait. L'énorme cheminée, la table de cristal, ses tapis duveteux, ses fauteuils imposants, ses urinoirs dorés, la bassine en porcelaine, son immense bibliothèque...

La seule chose à laquelle elle avait du mal à se faire, c'était lorsque la maison ajoutait, supprimait, rétrécissait ou agrandissait certaines pièces avec un horrible bruit de déglutition.

Petite, Annie raffolait des histoires magiques avec des successions d'événements étranges. Or, vivre ces choses était une expérience bien plus effrayante.

 

Ce ne fut qu'un mince extrait des songeries de la jeune fille lorsqu'elle se réveilla ce matin-là. Douillettement emmitouflée dans la tiédeur de ses draps, elle scrutait le plafond moelleux de la tisse. Sa vie sur Terre n'avait pas été souhaitable, loin de là, mais quelque unes de ses pratiques lui manquaient. Dans le Monde des Nuages, elle avait continuellement froid. Chaque bouffée d'air qu'elle aspirât lui semblait glacée, et son rhume devenait de plus en plus problématique. Elle écouta quelques instants le sifflet saccadé de sa laborieuse respiration. Puis de nouveaux bruitages se joignirent à son souffle fiévreux.

Des conversations étouffées lui parvenaient de la cuisine. Annie essaya inconsciemment d'en saisir des bribes, mais en vain. Les bruits familiers du petit déjeuner les camouflaient presque complètement. L'écoulement du lait qu'on verse dans la porcelaine, le raclement du couteau au fond du beurrier, le craquement de la tartine sous la dent, la cuillère remuante dans la tasse fumante...

Annie ne tenta pas de déchiffrer à quoi consister le reste du vacarme ambiant. Une excellente odeur de miel, de pain et de confitures lui chatouillait les narines.

Séduite par ce parfum envoûtant, Annie se hissa hors de la tisse, son plaid autour des épaules. Pendant la nuit, Scintillam avait garni les couloirs d'une dizaine de petits escaliers montants et descendants, pour accéder finalement au même et unique étage. Annie poussa un juron ensommeillé en gravissant un escabeau pour la septième fois – escabeau qui craquait horriblement.

 -  Bonjour, murmura-elle en arrivant dans la cuisine.

Annie détestait quand l'attention se braquait sur elle. Pourtant, son chuchotement lui attira tout les regards. Le regard rêveur de Xia par-dessus son énorme bol de lait. Le regard attendri de Solveig à travers son inséparable pipe. Le regard ennuyé de Varid derrière ses interminables rouleaux de parchemins.

 -  Bonjour, Annie. Bien dormi ? L’accueillit chaleureusement Solveig.

Aujourd'hui, son chignon impeccable soulignait la hauteur de ses pommettes, son sourire éclatant et les ridelles qui marquaient son regard à la perfection.

Annie marmonna une réponse sans queue ni tête, mais elle sembla satisfaire Solveig. La jeune fille en était plutôt soulagée. Derrière la tendresse de son œillade, la mère se méfiait d'elle. Dès que ses affinités avec Xia s'embrouillaient, même minimement, elle lui renvoyait une expression de glace et de venin. En présence de cette femme imprévisible, Annie préférait donc se tenir à l'extrême politesse, ne sachant pas si elle pardonnerait l'une de ses vilaines plaisanteries.

Quand même assaillie par un doute grandissant, elle ajouta :

 -  Mon sommeil fut de plomb, je vous remercie.

Elle s’assied en face de Xia avec grâce puis s'empara de l'une des brioches à disposition. Elle savourait silencieusement son butin quand une voix grave et atone se fit entendre :

 -  J'y pensais.

Annie manqua de s'étouffer avec son morceau de pain. Xia lui offrit galamment un verre d'eau et Solveig entreprit de frapper son dos. C'était Varid qui avait parlé. Et il avait les yeux braqués sur elle.

Varid était un monsieur assez petit, mais incroyablement intimidant. Tout autour de ses lunettes rondelettes jaillissait des mèches plus rouges et plus folles les unes que les autres. Il disposait d'un nez à la pointe particulièrement affûtée et d'une redingote à la doublure dorée. Il aurait pu être un bel homme sans l'épaisseur de ses bésicles, sans ce nez vertigineux et ses airs un peu fous.

 -  Je pensais, Solveig chérie, poursuivit-il d'un ton monotone, sans quitter Annie des yeux. Que la jeune humaine devrait avoir ses propres vêtements. Les vêtements de Xia ne lui vont pas.

Cette remarque atteignit Annie en plein cœur. Pourtant, elle savait que ses dires étaient la pure et inévitable vérité. Elle trouvait elle-même les vêtements de Xia trop courts et trop osés, et même un peu encombrants. Dès qu'elle le pouvait, elle plaquait une main sur son décolleté, qu'elle jugeait bien trop plongeant. Dès qu'elle y pensait, elle tirait sur le bas de sa robe, en espérant l'allonger. Dès que personne ne la regardait, elle desserrait son corset. Et lorsqu'elle se déplaçait, elle gigotait disgracieusement, honteuse d'être exposé dans un tel vêtement.

Elle se sentait tellement mal ainsi couverte qu'elle regrettait la laine miteuse de ses habits humains.

Se réfugiant derrière une tasse de café, Solveig fixa à son tour Annie. Ses pupilles suivirent la forme de sa silhouette, la longueur de ses cheveux, se plantèrent dans son inhabituelle pâleur et circulèrent patiemment sur chacun de ses traits. Sous l’aplomb d'un tel regard, Annie se sentait étrangement dépouillée de tout secrets. La mère essuya même ses paumes dans son inséparable tablier pour ensuite gratifier sa joue par une caresse inattendue. Le contact brûla la joue de la jeune fille qui s'était instinctivement reculée. Solveig la contempla d'un air navré, puis après une intense expression songeuse, s'adressa de nouveau à son mari :

 -  Je vois où tu veux en venir. Il y a même toute une garde-robe à refaire.

 -  Allons à MajHabie, décida le père.

Encore ensommeillées, les deux jeunes filles essayaient désespéramment de suivre la tournure que prenait la conversation. Elles clignèrent de leurs paupières rouges et bouffies dans une symétrie parfaite et s'ébrouèrent pour s'éclaircir les idées. Puis, lorsqu'elles furent parfaitement réveillées, l'effet produit ne se fit pas plus attendre. Leurs yeux s'écarquillèrent.

 -  Non, n'achetez rien pour moi, je vous en prie ! Protesta Annie, catastrophée.

 -  Moi aussi je pourrais me procurer une nouvelle robe ? Questionna doucement Xia.

Un silence pesant accueillit cette question. Les regards, se croisèrent, s'affrontèrent. Ils étouffaient sous la froideur de l’atmosphère. Même le bâtiment se tenait silencieux. Pas une cheminée qui crachotât, pas l'une de ses bûches qui craquât, pas une poutre qui grinçât, pas une tuyauterie qui chantât, pas une entrée qui carillonnât. Le calme était assourdissant. Annie déglutit son morceau de pain le plus discrètement possible. Elle avait connu des matins plus rieurs. Des matins auxquels Varid ne s'était pas formalisé, tellement ses papiers l'importait. Pendant ces trois jours passés, il n'avait jamais daigné lui jeter le moindre coup d’œil. Aujourd'hui en revanche, il l'observait avec orgueil, mais aussi avec une forme de curiosité.

 -  Les vêtements de Xia ne te vont pas, répéta-il.

Annie rassembla les miettes de pain sur la table, n'osant pas le défier du regard. Son nez lui piquait, annonçant l'arrivée d'un éternuement spectaculaire.

 -  Je... commença-elle.

 -  Passe-moi le beurre, la devança-il.

 -  Pardon ?

La jeune fille s'était préparée à mille et une réplique, mais sûrement pas à celle-ci. Varid claqua sa langue contre son palais avec agacement. Une brève convulsion agitait également ses lèvres mais Annie était incapable de déterminer s'il s'agissait d'un sourire raté ou d'une grimace réussie.

Elle fit une courte diversion en noyant son nez dans un carré de tissu soyeux. Jamais auparavant elle avait songé qu'un mouchoir pouvait lui sauver la vie... même quelques instants. Lorsqu'elle releva les yeux, elle remarqua qu'en plus du calme ambiant, Varid bouillonnait sous sa foisonnante masse de cheveux. Derrière ses bésicles coquettes, il la regardait orageusement. Ses doigts tremblaient et personne ne se serait étonné de voir de la fumée sortir de ses narines.

Quelque part autour d'elle, Xia et Solveig assistaient à la scène sans un mot.

 -  Passe-moi le beurre.

Cette fois-ci, Annie ne se fit pas prier, mais déglutit en obtempérant. Un silence inconfortable l'accompagna jusqu'à ce qu'elle saisisse le beurrier et le tende au père. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas mise dans un pareil état d'humiliation. Rouge de honte, elle mordit dans une nouvelle tartine saupoudrée de cannelle. Pourtant, des mots sortaient encore de sa bouche sans y être invités :

 -  Je ne veux pas que vous dépensiez de l'argent pour moi. Je ne suis pas votre fille, je...

Elle laissa sa phrase en suspens. Les favoris rouges de Varid évoquaient plus que jamais des flammes ulcérées, un énorme rond de vapeur s'évada de la pipe de Solveig et Xia but si bruyamment son lait que cela en devenait théâtral. Avait-elle dit quelque chose de trop ?

 -  Suffit, déclara la mère avec sécheresse. Le déjeuner terminé, nos bouilles lavées, des vêtements propres et convenables enfilés, nous commanderons un fiacre et nous irons à MajHabie. Comme tu n'es pas notre fille, tu n'as pas à dicter notre conduite.

 -  Mais je... !

Une fois de plus, Annie ne termina pas son couplet.Tous les visages s'étaient de nouveau tournés vers elle. Exaspération, rigidité et stupéfaction. La jeune fille constata aussitôt que la gêne avait une saveur peu profitable, mélange brûlant de sucre et de sel. Elle souffla, avant de bégayer :

 -  Bas, euh, si vous insistez tant, euh, d'accord, euh, achetez-moi, euh, une robe.

« Et après ça, je ne parle plus pendant tout le reste du déjeuner » songea-elle intérieurement. Décidément, elle n'aimait pas supporter les regards des gens sur son corps. Cela lui donnait la nausée.

Elle enfourna le reste de sa tartine dans sa bouche, les joues enflammées. Qu'ils lui achètent un vêtement avait quand même des points positifs. Elle ne rougirait plus dans les audacieuses robes de Xia, et en fouillant un peu plus, ce pourrait presque être une insinuation. L’insinuation qu'ils comptaient la garder. Une poussée de sourire étira ses lèvres. Elle s'essuya la bouche et observa ses hôtes, restés silencieux depuis son bégaiement.

Solveig avait coincé son nez dans une tasse pleine de café. Varid consultait sa montre à gousset. Xia essayait muettement d'attirer son attention avec de grands signes. Sortant de sa rêverie, Annie eut un mouvement de menton pour l'inciter à parler.

 -  Tu n'as rien bu depuis le début du déjeuner et tu m'as dit que tu n'a jamais vu de licornes de ta vie, commença-elle d'une voix un peu trop forte au goût d'Annie. Veux-tu goûter leur lait ?

 -  Leur... lait ? Radota Annie, intriguée.

Mais avec son implacable grâce, Xia versait déjà le contenu d'une carafe dans un bol propre. La substance avait une couleur de neige artificiellement scintillante, où pointaient quelques reflets argentés. Annie observa ce liquide avec fièvre. Fièvre. Le glouglou continuel du lait coulant dans le récipient lui refilait la migraine. Une migraine abominable, qui s'amplifiait de plus en plus. Le lait pétilla, moqueur. Faible, affreusement faible, Annie tendit une main pour saisir son bol. La chaleur du salon était vraiment étouffante. Ils ne pourraient pas éteindre la cheminée, des fois ? Jurant intérieurement, le front reluisant, la jeune fille renferma la main sur... du vide.

Avant même qu'elle comprît ce qui lui arrivait, le monde bascula.

 

*

Veux-tu goûter leur lait ? Le lait des licornes ?

Licorne.

Licorne.

 -  … licorne ! Non mais, pour qui se prend cette gamine ? Pour une diseuse de bonnes aventures, peut-être ?

La voix ricana méchamment, et un autre timbre, dix fois plus aigu, se mêla à son rire sarcastique. Puis Annie ouvrit les yeux. Les formes étaient floues, troubles et emmêlées, mais elles se précisaient à une vitesse prodigieuse. Devant elle se formait déjà une mince silhouette blanche, surmontée d'une tignasse noire et aussi broussailleuse qu'un nid de cigogne. Quand l'image se détailla, Annie remarqua que cette chevelure était scandaleusement sale, tout comme ce visage pâle auquel elle était agrafée, encrassé de larmes et poussières.

Une fillette.

Une fillette munie de traits exotiquement délicats. Une fillette amochée par un long bout de pansement collé sur sa joue. Une fillette dont la robe rouge, boueuse et déchirée avait dû être magnifique dans une autre vie. Une fillette qui, accroupie près d'une porte, plaçait soigneusement son oreille au niveau de la serrure.

Puis, pareille à une casserole en ébullition, la voix éclata de nouveau, grave et monstrueuse :

 -  Si je le pouvais, je l'empêcherai d'aller étudier ! Quelles sont donc ces écoles qui apprennent à rêver ? Rêver... cauchemarder serait plus juste pour celui qui est censé la supporter !

La voix enfla sur ce dernier mot et on entendit la sonorité brutale d'un poing s'abattant contre une table. A l'abri contre la porte, la fillette frissonna d'horreur.

 -  Hier, voilà qu'elle ramène sa fraise avec un rêve soit disant magnifique, mais qui indique qu'elle chevauchait une pégase ! Bon sang, Gladys, tu te rend compte ? Une pégase, un cheval ailé ! Bon, on va pas faire tout un fromage là-dessus, rien qu'à y penser, je me fends la poire ! A ce rythme là, la p'tiote finira clocharde...

L'homme acheva ses dires avec un rire gras, dans lequel en revanche, on pouvait encore distinguer une pincée orageuse. Malgré son ricanement, il n'avait pas perdu une miette de son indignation.

 -  La pégase, c'était hier. Aujourd’hui, elle buvait du lait de licorne ! Vise-moi un peu ces salades ! Avec le temps, tout s'empire ! Et Gladys, sais-tu ce qu'elle a affirmé, ton ingrate de fille ? Que le lait de licorne est d'un blanc étincelant, avec de « sublimes » reflets argentés !

Rire étouffés. La fillette glissa lentement au sol, les lèvres mordues à sang. Son minois déjà pâle céda à une translucidité absolue.

Puis tout s'amplifia. Brutalement. Le bruit de la porcelaine qui s'écrasa parterre. L'écho de lourdes bottes sur le carrelage. Les protestations de celui-ci lorsque quelqu'un s'avança une chaise. Un rire guttural, un rire qui se transforma bientôt en hurlement de rage.

La porte s'ouvrit avec fracas et redoutables grincements.

Annie ne vit plus rien, tout vira au noir. Mais elle entendait. Elle entendait le grésillement électrique d'une mouche contre une vitre. Elle entendait des pas lents et profonds, déterminés. Elle entendait un cri, hurlement apeuré. Elle entendait le sifflement violent d'un geste abrupt. Elle entendait des sanglots douloureux. Elle entendait un véritable rugissement. Elle entendait le bruit sourd de quelqu'un qui s'effondre. Elle entendait un souffle souffrant et saccadé. Elle entendait un écoulement clair et gracieux. Elle entendait le goutte-à-goutte régulier d'un robinet récemment fermé. Elle entendait... plus rien. A part peut-être, un léger sanglotement trop longtemps retenu... terrifié, torturé, abandonné...

*

 

 -  Annie, je t'en supplie ! Dis-moi que tu nous entends !

La voix de Xia, larmoyante. Annie tressaillit.

 -  Annie ! Réponds-nous !

La voix de Solveig, suppliante. Annie ouvrit la bouche.

 -  Bon, employons les grands moyens !

La voix de Varid, décidée. Annie... Avant même qu'elle puisse effectuer le moindre acte, une gifle magistrale lui déforma le visage. Son terrible gémissement résonna dans toute la pièce. Outrée qu'on se batte dans son antre, Scintillam produit un impressionnant sifflement de chaudière. Mais c'est grâce à lui qu'Annie entrouvrit des yeux pleins de larmes. Des yeux vitreux. Elle se souvenait parfaitement de cette fillette qui s'était introduite dans son songe. S'il s'agissait d'un songe ! Annie avait un étrange sentiment de déjà vu, comme si elle revivait l'atrocité de son enfance.

Avait-elle vraiment rêvé qu'elle chevauchait une pégase, autrefois ? Qu'elle buvait du lait de licorne ? Et serait-ce des rêves ou des prédictions du futur ?

Dans sa tête, les questions se bousculaient avec une telle violence qu'une larme se détacha de ses cils.

 -  Annie...

Une paume orange se glissa dans son dos pour la soutenir. Sans cette main délicate, Annie ne serait jamais là. Elle devait sûrement la vie à ses doigts chatoyants. Annie regarda Xia avec gratitude. Elle-même la fixait d'une manière confuse, la fermeté de ses gestes parlaient à sa place de son inquiétude.

A ses côtés, il y avait également une Solveig agenouillée, les traits tirés d'anxiété, et un Varid soulagé, qui ramassait ses papiers tombés à terre.

Transie, Annie réalisa soudain qu'elle se trouvait entre les débris de son verre de lait, et qu'une flaque de la substance s’aplatissait un peu plus loin. Sa chaise était renversée, le nécessaire d'un bon déjeuner, abandonné sur la table.

 -  Annie..., murmura Xia, la maintenant toujours par la taille. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Justement, c'était la question qu'elle se posait à elle-même. Un autre fragment d'étoile s'évada de son œil. Les passagers de Scintillam s'inquiétaient réellement de son sort. Réellement.

 -  Je... je ne sais pas... Bafouilla-elle d'une voix rocailleuse. Je... je...

 -  Un malaise ? Interrogea Xia, les bouclettes désordonnées.

Un instant, Annie songea à secouer négativement la tête. Mais la vérité semblait beaucoup trop fastidieuse à conter, et pour le moment, elle ne désirait qu'une chose : y réfléchir seule dans son coin.

 -  Un... un malaise... oui, parvint-elle à hoqueter.

Comme si elle saisissait toutes ses bredouillages, Solveig eut un hochement de tête compréhensif. Annie tortilla ses mains avec gêne pour ne pas succomber à la tentation de mordiller la pointe de ses cheveux. Rouge de désespoir, elle priait pour qu'ils cessent de la dévisager ainsi.

 -  Je vois... Compatit la mère avec un regard éloquent pour sa pipe délaissée sur la table. Tu t'évanouis régulièrement ? Si oui, cela doit être dû à cette effroyable maigreur. (elle palpa l'une de ses joues translucides avec écœurement) Tu ne manges pas assez, mon ange !

Visiblement, elle avait déjà oublié la manifestation d'un appétit démesuré, trois jours auparavant. Annie était heureuse de n'avoir pas marqué les esprits par sa gloutonnerie. Elle se mordit la lèvre avant qu'elle bredouillât :

 -  Je... je ne... m'évanouis... pas... pas régulièrement.

 -  D'accord.

Après un sourire quelque peu forcé, Solveig se détourna dans un doux ondoiement. Soutenue par Xia, Annie se releva en chancelant. Un degré d'interrogation supplémentaire s'ajouta à sa panique. Pourquoi diable s'était-elle donc évanouie ? Pourquoi ce souvenir ? Est-ce que tout cela avait un quelconque lien avec la prophétie des pégases ?

La prophétie...

Annie l'avait presque oublié. Elle serra les dents en s'asseyant laborieusement dans l'un des fauteuils à disposition. Ses hôtes continuaient de la fixer avec anxiété, bien que celle-ci commençât à se dissiper. La jeune fille n'en pouvait vraiment plus de supporter leurs regards, qu'ils soient braqueurs, inquiets, stupéfaits, courroucés, songeurs, navrés ou même complices. Elle ne voulait pas être observée de la sorte. Pour l'instant, elle aurait donné beaucoup pour pouvoir s'enfermer dans sa tisse.

 -  C'est... c'est quand même... étrange..., articula-elle avec peine.

Sitôt ses paroles commencées, sitôt Solveig se retrouva à ses côtés. Elle était presque aussi flamboyante qu'au moment ou Xia avait tardé à rentrer.

 -  Qu'est-ce qui est étrange, mon ange ?

 -  De... traire une licorne... Comment faites... faites-vous ?

Annie avait surtout posé cette question pour détendre l'atmosphère mais une part d'elle souhaitait vraiment connaître la réponse. Le soupir de soulagement de Solveig fit partir ses cheveux vers l'arrière et Xia s'avança, son sourire aérien aux lèvres. Varid avait replongé dans ses parchemins.

 -  C'est grâce à une machine spécialisée dans ce domaine, la Licornactus, expliqua la jeune fille lumineusement. Il n'y a que les éleveurs de pleine confiance qui peuvent se la procurer. Les licornes sont des animaux en voie de disparition à cause de la surpuissance de leurs pouvoirs. En tranchant la corne d'un mâle des neiges, une sécheresse pourrait hanter la Wolken. En tranchant la corne d'une femelle des neiges, même la Cité Bleue pourrait devenir qu'un aride désert. En tranchant la corne d'un mâle des lumières, nous ne pourrons sentir comme seule émotion la peur. En tranchant la corne d'une femelle des lumières, le monde vira dans des ténèbres éternels. En tranchant la corne d'un mâle des orages...

 -  C'est bon, Xia, je crois qu'elle a compris.

Une fois de plus, c'était Varid qui était intervenu. Il consulta nonchalamment sa montre à gousset puis releva des yeux ennuyés vers Annie.

 -  Ce que tu dois retenir, c'est que les licornes sont en possession d'importantes capacités. Leurs cornes est leur fierté. Ce n'est qu'à leur cinquante ans qu'elle cesse de grandir. Et c'est par leur taille, affût et couleur que les mâles séduisent. Pour se défendre, ils la plantent dans l'estomac de leurs assaillants et aussitôt, ceux-ci meurent d'une mort atroce et douloureuse. La corne possède tout, même du venin, même le pouvoir de ressusciter chez les femelles.

 -  De... ressusciter ? Bégaya Annie, ahurie.

Varid opina de la tête d'un air indifférent.

 -  De ressusciter. Voilà pourquoi tant de gens assoiffés de pouvoir rêvent d'une licorne.

D'une blancheur spectrale, Annie s'affaissa dans son fauteuil. Xia bouda, diablement vexée d'avoir été interrompue par son père. Solveig houspilla son mari pour une raison qu'Annie ne réussit pas à définir, pendant que ce dernier cambrait les sourcils d'un air négligent.

Puis après quatre reniflements d'Annie, trois pincements de lèvres outrées de Xia, deux rabaissements de Solveig, et le claquement de langue agacé du Varid mécontent, le silence se fit.

 -  On y va, à MajHabie ? Déclara-il en chassant une mèche rousse de ses yeux.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
noirdencre
Posté le 23/11/2020
Superbe chapitre, un très bon rythme et autant de réponses que de nouvelles questions...!
J'aime ta manière de faire confiance en l'intelligence du lecteur pour ne pas tout dévoiler et le laisser réfléchir et combler les vides.
Pluma Atramenta
Posté le 24/11/2020
Merci beaucoup ^^
Cherry
Posté le 10/11/2020
Coucou ! (me revoilà avec du retard, sorry)


Ce chapitre m'a laissé une forte impression...

Déjà, je ne me suis jamais sentie aussi mal à l'aise et embarrassée en lisant. Si Annie se sent mal à l'aise dans cette maison (tout en portant des vêtements courts et pas adaptés à son corps), pourquoi reste-t-elle ? Ce doit être horrible de traîner avec une famille pareille et Solveig est juste insupportable. Quand à Xia, son personnage me déçoit. Je n'imagine pas toute la gêne que doit éprouver la pauvre Annie :/ Mais tu sais ce que ça veut dire ? Que tu as un talent pour faire détester les gens ;)

L'entrée de Varid dans l'histoire est assez rapide, je trouve. Il aurait peut-être été mieux qu'il ait une première apparition face à Annie.

Ensuite, si j'ai bien compris, les invités n'ont pas le droit de décision chez leur hôte ? Contrairement à notre monde, les règles sont ... à l'envers ? (corrige moi si j'ai tort)

Quelques petites erreurs que j'ai déniché :

"Annie ne tenta pas de déchiffrer à quoi consister" = en quoi consistait

" Et serait-ce des rêves ou des prédictions du futur ?" = Et était-ce...

Du coup si j'ai bien capté, Annie est asiatique, mais est-elle une métisse ? J'ai trouvé que le moment où elle se rappelait avoir été battue était touchant et triste...

+ rien qu'en lisant la scène du petit déjeuner, j'ai eu envie de manger ^^ c'est fou comme tu as le don de mettre l'eau à la bouche rien qu'avec tes descriptions enivrantes :) continue, les descriptions sont ton point fort. En plus de ça, j'ai l'impression que tu prends du plaisir en écrivant avec une pointe de poésie (j'ai rarement lu des textes comme ça, hein).

Ciao !
Pluma Atramenta
Posté le 11/11/2020
Un merci infini pour ta lecture si pointue, Cherry ! <3 Tu ne peux pas savoir combien je suis fière de pouvoir te faire ressentir des émotions ! ça veut dire qu'Annie est empathique ;)
Je pense en fait qu'elle n'a pas vraiment le choix, côté logement... Trouver des personnes aptes à la loger et à la nourrir est déjà une bonne chose, arrivée dans un nouvel univers, non ? Je vais essayer d'introduire cette pensée dans le texte, merci de la précision ^^
Je ne dirais pas aussi que les règles sont à "l'envers", mais pas exactement à l'endroit non plus x) Certaines choses seront semblables, d'autres aucunement.
Annie métisse ? J'avoue ne pas trop avoir réfléchi à la question... Excuse-moi !
Oh, la fin de ton commentaire... <3 Combien de mercis je te dois, franchement ? C'est si énorme !!!
Cherry
Posté le 11/11/2020
hé hé ! tu me fais rougir ;)
Debout la Nuit
Posté le 01/11/2020
Je suis un peu perdue dans ce chapitre. On peut penser que Annie revit des scènes de son enfance, ou bien elle rêve de Scintillam, alors qu'elle est bel et bien dans le monde réel.
La suite m'apportera la réponse peut-être.
Pluma Atramenta
Posté le 01/11/2020
Merci pour ce commentaire ! ;)
Eryn
Posté le 23/08/2020
J’aime beaucoup le prénom « Varid »
La maison d’Annie me fait penser au château ambulant !
Les bouffées qu’elle aspirait ? Je suis encore un peu troublée par ton usage des temps.
À quoi consister = en quoi consistait
Annie semble soulagée mais elle discerne la méfiance dans le regard de la mère ? Du coup c’est mal formulé, peut être faudrait-il mettre la phrase sur la méfiance de la mère avant, et son regard qui soulage Annie après ?
Elle s’assied puis s’empara = concordance des temps
Le calme était assourdissant : j’aurais choisi le mot « silence »
Je comprends la gêne d’Annie, je me serai sentie pareil ! Peut être peut-elle leur proposer de l’aide en échange de l’achat des vêtements ou bien leur demander comment les remercier ?

Ouhlà, il se passe quoi ? Annie n’est pas réellement dans le monde des nuages ? Elle rêve et est en réalité dans le monde réel ? Je ne suis pas certaine de ce qu’il se passe mais c’est surprenant !
En général mettre une gifle à quelqu’un qui s’est évanoui, c’est moyen…
Les explications sur les licornes, sont-elles nécessaires ? C'est intéressant, mais je ne sais pas s'il faut tout détailler. Je suis vraiment très intriguée par ce qui est arrivé à Annie pendant son malaise, j'ai presque l'impression qu'elle est toujours dans le monde réel et que tout ce qui lui arrive dans le monde des nuages n'est qu'un rêve... à moins que ce ne soient des souvenirs, j'imagine que la suite nous le dira...
Pluma Atramenta
Posté le 23/08/2020
Merci encore d'être là ! <3 Ta lecture attentive et tes interrogations me comblent de joie ! Oui, le discours sur les licornes sont nécessaires, et tu auras l'explication de ce "rêve" plus tard ;) Je suis heureuse que je réussisse à maintenir le suspens !
Sklaërenn
Posté le 14/08/2020
Plop :) Alors deux hypothèse. Soit Annie est déjà venu dans ce monde, soit petite, elle faisait des rêves prémonitoires. Ce qui est sur, c'est que les traitements de ses parents l'ont tellement traumatisée qu'un simple mot à raviver beaucoup de choses chez elle jusqu'à en faire un malaise >.>

Voici les petites coquilles que j'ai relevés :
"murmura-elle " murmura-t-elle
" - Je... commença-elle." commença-t-elle
"la devança-il" la devança-t-il
"songea-elle intérieurement. " songea-t-elle
"commença-elle d'une voix un peu trop forte au goût d'Annie." commença-t-elle
" - Je... je ne sais pas... Bafouilla-elle d'une voix rocailleuse. Je... je..." baffouilla-t-elle
" - C'est... c'est quand même... étrange..., articula-elle avec peine." articula-t-elle
Pluma Atramenta
Posté le 15/08/2020
D'acc, je prends.
Haha, je ne te révélerai rien ! ;) Mais merci beaucoup pour ton commentaire, c'est toujours intéressant de voir comment mes lecteurs forment leurs hypothèses... ça m'aide.
Alice_Lath
Posté le 11/06/2020
Purée, les licornes sont aussi badass et elles acceptent de se faire traire? C'est triste pour elles d'en arriver là haha
Purée, j'aime beaucoup comment tu arrives à donner de la personnalité à cette famille... forte en chocolat on va dire haha? Parce qu'ils dépotent, ils ont un sacré caractère, même moi j'étais pas mega bien quand ils ont commencé à rabrouer Annie qui voulait juste être gentille. Bref, encore un très bon chapitre que je savoure avec plaisir huhu
Pluma Atramenta
Posté le 12/06/2020
Encore un gros merci ! Ta lecture m'aide beaucoup !
Eh oui, ici, les licornes n'assument pas leur surpuissance... Je crois que j'en avais marre de trouver dans les livres que des créatures super courageuses et intelligentes...
Une famille forte en chocolat ? XD L'expression me fait rire mais tu as tout à fait raison !
Merci encore !
Pluma.
DraikoPinpix
Posté le 01/06/2020
Coucou !
J'aime te lire, je plonge à chaque fois dans un autre univers, c'est très agréable.
Petites remarques :
- Tu dis que Varid est un brasier humain, mais pourtant, il n'est pas humain, non ? Comme Annie répétait souvent qu'elle était humaine et que ça étonnait.
- Tu utilises beaucoup d'anaphores. Pas uniquement dans ce chapitre, mais dans les précédents aussi. D'autres figures de style sont jolies et rendraient sans doute certains passages meilleurs. ;)

Sinon, j'aime l'ambiance qui se dégage. La maison vivante, les couleurs de l'environnement, l'univers qui s'étoffe de plus en plus et ces personnages... on sent vraiment qu'ils sont spéciaux et qu'ils n'ont rien d'humain, qu'ils sont fantastiques. Pas uniquement dans leur physique, mais dans leur caractère particulier, aussi :)

Bref, je poursuis.
A bientôt !
Pluma Atramenta
Posté le 01/06/2020
Merci pour ton commentaire !
Je changerais "humain" par "humanoïde". Pour les figures de style, je conserves ta remarque pour la relecture !
Merci encore !
Je suis super contente que mon histoire te plaise ^^
Vous lisez