Cinq ans plus tôt,
Hélane et Jénion était hypnotisés par leur nouvelle découverte macabre. C’est un cauchemar, ce n’est pas possible. Celui-ci différait du précédent. Son corps n’était pas découpé, il ne semblait pas avoir subit de sévices, par contre son visage… c’était simple, le macchabée ne possédait plus de visage. On s’était acharné dessus. Il était juste… méconnaissable. Comme piétiné par une horde de chevaux. Le crâne était explosé, et des morceaux d’os et de cervelle avaient éclaboussé le sol. Une grosse pierre sanguinolente posée à côté ne laissait aucun doute quant à l’arme du crime. La victime avait, si l’on en croyait les marques, était surprise par derrière, probablement assommée, puis on l’avait retournée afin de l’écrabouiller, encore et encore. L’assaillant avait fait preuve d’une sauvagerie surprenante, bestiale. Pourtant, Hélane n’avait aucun doute quant à l’identité du gars. Elle reconnaissait très clairement le gambison mauve du malheureux, ainsi que ses chausses et ses bottines de cuir usées. Il serrait encore son gourdin dans sa main droite, les doigts crispés sur le manche, comme déterminé à se défendre, même au-delà de la mort. Jenon avait fermé les yeux et psalmodiait un semblant de prière. Eranne avait encore frappé. Et pourtant… quelque chose clochait, ça n’allait pas. A commencer par le mode opératoire ; autant Liam avait clairement était torturé, son assassin avait pris du plaisir à le dépecer, autant celui-ci… semblait avoir été victime d’une bête féroce, son assassin n’avait pas pris son temps, il avait été expéditif. Une autre chose la turlupinait, un détail, sur lequel elle ne parvenait pas à mettre le doigt, pourtant c’était là, sous ses yeux, elle en était sûre, mais impossible de cibler la chose. Ca la tracassait, ça paraissait important.
— Hélane ! Il faut partir, vite !
Jenon tremblait, c’était trop pour lui, beaucoup plus qu’il n’était capable d’encaisser, et le pauvre garçon craquait.
— Calme-toi, il y a toujours le problème Feref, il va falloir l’affronter si on veut passer.
— Je ne peux pas, c’est trop pour moi, tu avais raison, je ne suis pas fait pour être guerrier, mais Jaénir, qu’est ce qu’il m’a pris ? Je vais donner ma dague à Feref !
Hélane le dévisagea.
— Tu veux faire quoi ?
— Je vais lui refiler mon arme, je n’irai pas dans le goulet, on le sait très bien toi et moi, il faut que je cesse de me voiler la face.
— Très bien, dit-elle pensive. Mais on va la cacher alors, pas loin, et on lui dira d’aller la chercher une fois qu’il nous aura laissé passer.
— Oui ! Bonne idée, faisons ça !
Jenon hurlait presque maintenant, ses derniers remparts psychologiques étaient en train de céder.
— Mais avant, il va falloir que tu te calme, que tu respires.
— Oui, voilà.
Le gros garçon soufflait comme un taureau en pleine effort, puis peu à peu, sa respiration reprit une cadence un peu plus normale.
— Allez, on y va.
Une fois de plus, les deux compagnons dévalèrent la pente qui les séparaient de Feref, mais cette fois-ci, plus moyen de se défiler.
— Donne-moi ta dague Jenon, je vais la cacher dans cette grosse racine.
Le garçon lui tendit l’objet de bonne grâce, comme soulagé de se débarrasser de ce fardeau trop lourd de signification pour ses frêles épaules. Elle la dissimula et ils continuèrent leur chemin. Hélane marchait en tête, talonnée par son ami.
— Vack va être fou de douleur quand il va apprendre la nouvelle.
Hélane était bien d’accord avec ça. Et ses parents ? Comment annoncer à sa famille que leur fils était décédé, assassiné sauvagement pendant l’épreuve d’accession au Korom ? Certes, à la Fière, les estriens étaient habitués à la guerre, à la mort, au deuil, et d’aucuns étaient préparés à la perte d’un être cher. Mais quand même, il s’agissait là d’un crime gratuit, odieux, et ça n’avait foutrement rien à voir avec une mort glorieuse au goulet !
— Tu as raison, je ne peux qu’imaginer la douleur engendrée par le décès d’un frère ou d’une sœur.
Jenon continuait à déblatérer. Comme toujours, la peur le rendait volubile.
— Exactement, non pas que j’apprécie grandement mon frère, mais je n’aimerais pas qu’il lui arrive malheur.
Hélane fronça les sourcils. Cette dernière phrase sonnait comme une fausse note, une erreur dans la partition. Puis brusquement, le petit détail qui harcelait un coin de son esprit depuis un moment trouva sa place. Gaucher ! Foutrerie ! Nik était gaucher ! J’en suis sûre, c’est même pour ça que j’ai dû parer son coup de bâton avec ma paluche esquintée. Mais pourquoi tenait-il le gourdin de la main droite là-haut alors. Pourquoi ? Ce n’est pas logique. La réponse apparut comme une évidence. Ce n’était pas lui, tout simplement… le cadavre là-haut était quelqu’un d’autre, à qui on avait passé les frusques de Nik. Pourquoi une telle mise en scène ? Et qu’était devenu le vrai Nik ?
— Pourtant, tu m’as affirmé être fils unique lors de notre première rencontre.
Jenon eut l’air mal à l’aise.
— Je le suis ! Enfin, pas tout à fait… j’ai un demi-frère en fait. Même mère. Lui est fils de guerrier, moi de chalcier.
— Et cet hématome que tu te coltines sur la face, demanda-t-elle lentement. Eranne t’as vraiment pas loupé on dirait ?
Devant le silence, chose rare, de son compagnon, Hélane se tourna vers lui, et ce qu’elle découvrit la figea. Son camarade, d’ordinaire si affable, au visage bonhomme et souriant, était méconnaissable. Elle découvrit à la place un faciès congestionné, déformé par une fureur palpable. Les yeux exorbités et un sourire roublard suspendu aux lèvres, il paraissait sur le point d’exploser.
— Ton problème Hélane, c’est que tu as toujours était bien trop maligne, annonça-t-il d’une voix métallique, froide, qu’elle ne lui connaissait pas. Sûrement la plus intelligente de la troupe.
— Jenon, que…
Une pierre grosse comme le poing lui percuta la tempe, la projetant au sol. Sa lame lui échappa et le garçon s’empressa de la ramasser. Satisfait, il soupesa son caillou.
— Efficace, encore.
— Nik…. c’était toi ?
Elle se frotta le côté du visage, ça tambourinait sec là-dedans et elle avait du mal à garder les idées claires.
— Allons, ne me prend pas pour un idiot, fait un effort, je sais bien que tu as compris.
— Ce n’était pas Nik, mais dans ce cas… peu de chance pour que ce soit Vack, reste… Eranne.
Jenon devint soudain euphorique.
— Bravo ! Félicitations ! Je savais que tu pouvais y arriver !
— Mais pourquoi ?
— Pourquoi ? Eranne était la composante aléatoire de l’équation, il faisait cavalier seul, impossible à dompter, comme un animal sauvage. Il n’a jamais voulu nous rejoindre.
— Vous rejoindre ?
— Mon frère et moi.
— Feref…
— Fantastique ! exulta-t-il. Tu vois ? Je l’avais dit, futée comme une diablesse ! Je ne m’étais pas trompé sur ton compte ! Feref a le même père que Kesus, mais la même mère que moi, il a deux demi-frères. Son ballot de paternel n’a rien trouvé de mieux à faire que d’engrosser ma vieille avant le mien. Ca l’a toujours rendu fou, mais bon… Quand on a affaire à un guerrier du goulet, on la ramène pas, c’est un coup à se retrouver avec un membre en moins. Alors il a encaissé sa grossesse, patiemment. Puis quand Feref est né, il a enfin pu besogner ma mère.
— L’hématome, murmura-t-elle en pointant la tache violette sur le menton de Jenon. C’est moi qui te l’ai fait n’est-ce-pas ? Tu étais là le soir de mon agression.
Le rondouillard s’esclaffa.
— Ouiii ! Tu ne m’as pas loupé cette nuit-là, j’ai cru que ma mâchoire se disloquait, une vraie furie !
— Et Liam ?
— Ah non, là, ce n’est pas moi, dit-il presque à regret. Eranne probablement, juste avant que je ne lui tombe dessus. Quel plaisir de lui fracasser le crâne, j’ai ressenti une telle jouissance lorsque sa caboche a explosé ! Il n’a rien compris. De me voir sur lui en train de lui exploser le râtelier, ça a dû sérieusement lui titiller le fondement. En tout cas, ça m’a filé une sacrée trique, il m’en a fait baver pendant des mois ! A me tomber dessus et à me tourmenter… et tu crois que ce gros balourd de Feref m’aurait aidé ? Ca le faisait marrer ce crétin ! C’est plus crédible qu’il disait !
— Tu es fou…
Le visage de Jenon se durcit.
— Bref, tu ne pensais quand même pas qu’on laisserait une pisseuse arborer les couleurs du Korom? Impensable, il fallait t’arrêter. Ce salopard de Feref s’est bien pris au jeu, quand je pense qu’il m’a pété le bras ce salopard, et qu’il m’a qualifié de fot-en-cul ! Juste pour stimuler ta pitié, pour que tu me voies également comme un paria ! Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je le hais… mais bon, le sang c’est le sang pas vrai ?
— Tu as simulé tout ça ? bredouilla-t-elle, atterrée. Depuis le début, juste pour te rapprocher de moi ?
Jenon se gratta la tête frénétiquement.
— Bien sûr ! Je t’avoue qu’on pensait juste passer du bon temps au début, donner une leçon à la greluche qui s’était opposée à la tradition, la remettre à sa place de femelle. Et puis le temps est passé, contre toute attente, tu étais toujours là. On a compris qu’il faudrait te motiver un peu plus pour que tu abandonnes. D’où mon idée de te violenter un chouia dans cette ruelle.
— L’agression ? C’était ton idée ?
Le garçon la mesura avec une attention agacée.
— Evidemment ! Qui d’autre, Feref ? Tu lui portes depuis le début une intelligence qui outrepasse très largement le résidu de réflexion dont est capable son pauvre cerveau atrophié. Mais il est fort comme un bœuf le rustre, faut lui reconnaître ça. Deux jours que j’essaie de t’envoyer dans ses pattes ! Mais non ! J’y vais, j’y vais pas… Tu as failli me rendre fou !
Du flan… depuis le début, le ventripotent s’était payé sa bobine, et elle n’avait rien vu venir. Elle s’était confiée à lui, lui avait avoué ses peurs, ses craintes, ses désirs. Un an… un an à se faire manipuler comme un pantin… D’une certaine façon, c’était bien pire que la brutalité de Feref ou le sadisme d’Eranne, eux n’avaient jamais endommagé que son enveloppe charnelle. Mais Jenon… Jenon avait disséquée son esprit, dépouillée sa fierté et son amour propre, il l’avait attaquée lorsqu’elle ne s’y attendait pas, quand elle relâchait ses défenses, persuadée d’être en terrain amical. Une colère sourde commença à bourgeonner en elle, une rage incontrôlable, comme si une puissance étrangère prenait le contrôle de son corps. Elle serra les dents à s’en briser l’émail et accrocha le garçon d’un regard ravageur.
— Jenon…
Ne paraissant pas se soucier de la fureur de sa prisonnière, celui-ci continuait à fanfaronner.
— Finalement, malgré tous tes efforts, il était clair que tu ne faisais pas le poids. Mais je te le promets, je viendrais te rendre visite lorsque tu hanteras les bordels clandestins de Kler Betöm, ajouta-t-il en lui adressant un clin d’œil graveleux. Mais avant, on va s’amuser un peu, dès que Nik et Vack m’auront rejoint. D’ailleurs ils trainent un peu.
— Nik et Vack ?
Jenon se gondola comme si elle lui avait sorti quelque drôlerie.
— Bien évidemment ! Ils sont dans le coup depuis le début. Vack te voue d’ailleurs une rancœur sordide depuis que tu lui as disloqué le coude et fendu la rotule.
— Eux aussi…
— Oui, eux aussi ! Tu es longue à la détente finalement, j’ai peut-être frappé un peu trop fort. Mais qu’est-ce qu’ils foutent ! grogna-t-il, impatient. Tant pis, je vais commencer sans eux.
— Attend !
Le garçon souffla, et lui adressa un sourire irrité.
— Ne cherche pas à gagner du temps, qu’est-ce que tu veux savoir encore ?
— Pourquoi Eranne ?
— Ca faisait un moment que ça me démanger de le cabosser celui-là, et il avait trouvé une dague ! Je n’allais tout de même pas lui laisser l’occasion de rejoindre le Korom !
— Mais… pourquoi lui passer les frusques de Nik ?
— Qu’aurais-tu pensé si tu l’avais reconnu ?
— Qu’il y avait un assassin, psychopathe, dissimulé dans le groupe.
— Et ?
— J’aurais probablement eu des doutes… sur tout le monde.
— Voilà ! Je ne pouvais pas risquer que tu me soupçonnes. Si le cadavre devenait Nik, le coupable était tout trouvé, qui mieux que ce bon vieux déséquilibré d’Eranne pour occire tous ceux qui lui passaient sous la main ? J’avais plutôt vu juste d’ailleurs, quand on voit ce qu’il a fait de ce pauvre Liam.
Il s’approcha doucement de la jeune fille toujours étendue sur le dos, la dague dans une main et sa pierre dans l’autre.
— Jenon, recule s’il te plaît, ne fait pas ça.
Hélane lui jeta un regard suppliant dont se délecta le bulbeux personnage.
— Mince, on dirait qu’Eranne a déteint sur moi, je crois que je vais prendre plaisir à t’apposer quelques jolies estafilades dignes d’un tableau abyssal.
Il lui imbriqua violemment le genou dans le plexus, lui coupant instantanément la respiration. La pauvre tenta d’aspirer une goulée d’air en vain.
— T’en fait pas Hélane, continua-t-il. Je ne vais pas te tuer, je vais juste t’arranger un peu, tu connais la devise : ce qui se passe durant l’épreuve d’accession au Korom reste secret.
Il approcha sa lame du visage délicat d’Hélane, et stoppa son geste à quelques pouces de son œil gauche.
— Jenon…
Le garçon la fixa d’un air incrédule. De grosses larmes roulaient le long des joues de la jeune fille. Dans un sourire crispé, il articula :
— Bon sang Hélane… tu ne l’avais pas caché en fin de compte…
— Non… sanglota-t-elle.
Jenon baissa les yeux sur le manche dépassant de son thorax. Une importante hémorragie commençait à imbiber son harnois de tissus. La lame lui avait perforé le foie.
— Merde… ça ne va pas aller… j’avais raison en fin de compte, tu étais la plus intelligente de nous tous. Quand as-tu compris pour décider de garder la dague? Tu m’as mené en bateau… bravo…
Hélane pleurait à chaudes larmes.
— Je n’avais pas compris, gémit-elle. Rien du tout, je ne voulais pas que Feref la trouve, qu’il intègre le Korom…
Jenon lâcha dans un râle de douleur :
— Bien sûr… le ressentiment… tu n’as pas compris le cadeau que je te faisais… ils vont te massacrer au Korom…
Le garçon avait de plus en plus de mal à s’exprimer, son regard devenait vitreux. Elle resta à son chevet jusqu’à ce qu’il rende son dernier souffle. Puis elle se leva, récupéra sa dague, et se dirigea vers l’accès, plus déterminée que jamais.
En lisant, je me disais que tu devrais laisser des indices au lecteur pour qu'il repense à la relation Hélane/Jenon. Mais tu l'a déjà un peu fait. J'ai ma réponse pour le corps dépecé. Il l'a été avec la dague. C'est plus glisser quelques indices dans tout le début, même si c'est compliqué car les chapitres sont éparpillés.
J'ai une question. Tu as déjà une dizaine de chapitres en flash-back. On a à faire à deux histoires distinctes. Ne faudrait-il pas mieux regrouper chronologiquement le fil de ton récit? Voir faire deux histoires dans un lore commun? (Un univers partagé quoi.)
J'ai effectivement pas mal de chapitres sur Hélane, Je dois les réorganiser de façons plus clair. Je vais les enchainer par petits blocs de trois ou quatre je pense. Ma contrainte étant que le dernier arrive au bon moment pour rallier le présent comme il faut. Mais j'ai besoin que les flashbacks soient intégrés dans cette histoire. Pour mon dénouement^^
Un chapitre magistral ! J'ai été surpris par tous les rebondissements de situation ^^ J'avais vu juste pour la mort de Jenon mais quand à ces circonstances, j'étais à des lieux de les voir ! Je ne m'attendais pas du tout à ce que ce soit lui le tueur^^
J'ai également été surpris par le poignard gardé par Hélane, j'avoue que je ne pensais pas du tout à une telle issue, pourtant les explications données sont logiques...
Hélane en a-t-elle enfin fini avec l'épreuve ou est-ce que les deux autres vont rappliquer ? En tout cas, tu ne me mentais pas quand tu disais qu'elle allait en baver xD Je ne m'attendais pas à ce que ça aille si loin !
Mes remarques :
"il ne semblait pas avoir subit" -> subi
"le macchabée ne possédait plus de visage." -> n'en possédait plus (répétition visage)
"était surprise par derrière" -> été
"avait clairement était torturé" -> été
Un plaisir,
A bientôt !
Merci! Je suis très content que ces deux chapitres t'es plu.
Tu avais bien vu pour Jenon, presque tout^^
Ca me fait plaisir que tu ais aimé car j'ai beaucoup hésité à détailler cette épreuve. Je n'étais pas sûr du résultat. La partie que je vise est surtout le Korom.
Tu me diras comment tu trouves la fin de l'épreuve^^
A bientôt!