Survivre

Par MariKy

La nuit était lourde, elle collait à la peau de Windane comme ces nuages qui s’accumulaient sous la pleine lune. Aucune lueur, aucun éclair, pourtant, ne parvenait à traverser les sous-bois couverts d’une pénombre artificielle. L’œuvre de ce démon narquois, sans doute. Windane distinguait à peine les formes des arbres. Les ténèbres ne laissaient entrevoir qu’un seul chemin : celui qu’il dessinait pour elle. Elle aurait pu essayer de s’en échapper, mais il poussait chaque fois ce cri étrange, ni humain, ni animal. Il chantait un ululement dissonant, hypnotique, qui l’obligeait à le suivre. Le mangeur d’âmes l’attirait dans son piège. Il ne tarderait pas à le regretter.

Les flammes qui explosèrent sur les poings de Windane eurent raison de l’obscurité étouffante. Elle en profita pour prendre de la hauteur et poursuivre sa course en bondissant de branche en branche. Combien de temps s’était écoulé, elle aurait été incapable de le dire. Le monstre l’avait éloignée du monde jusqu’à lui faire oublier les vivants. Vider ses pensées, épuiser son corps, voilà ce qu’il voulait. Il ignorait l’endurance que la magie-flamme lui conférait.

La mélodie brisée résonna de nouveau, tout près de Windane. Elle sauta à terre et fit quelques pas prudents au milieu de la brume. Un accès de chaleur sur sa nuque l’alerta juste avant qu’une ombre scintillante glisse brusquement devant ses yeux. Une poignée de griffes acérées trancha l’air et laissa une balafre profonde sur l’écorce d’un pin avant de disparaître à nouveau dans le néant. Windane constata la marque avec stupeur avant de relever la tête, tous les sens en éveil. Un craquement dans son dos la fit bondir et elle eut une vision fugace du démon. De loin, on aurait pu le prendre pour un loup, le corps arqué avant l’attaque. Cependant il se redressait comme un homme sur ses membres inférieurs pour frapper de ses bras, et nul n’aurait pu distinguer les contours de son corps. Ce n’était ni de la peau, ni de la fourrure. C’était une ombre, une fumée opaque qui flottait et s’enroulait sur lui jusqu’à couler le long de ses pattes.

Il avait de nouveau disparu dans la nuit, Windane suivit la piste en frissonnant. Le tonnerre gronda quand elle déboucha dans une zone déboisée, pervertie par l’ombre du démon. Seules quelques ruines pointaient de l’obscurité. Le démon se posta à mi-hauteur et se déplia pour frapper. Il ne heurta que les flammes, Windane ayant levé les bras à temps pour se protéger. Le coup révéla une matière sous l’apparence vaporeuse : des os, de la chair à brûler. Le mangeur d’âmes poussa un hurlement de colère et Windane repoussa son corps, sourire aux lèvres. Quand elle releva la tête pour le défier du regard, son sourire se brisa dans le reflet de ces yeux rouges.

Son esprit était piégé, son corps refusait d’obéir. Les pupilles couleur de sang transperçaient tout son être. La bête l’attrapa à la gorge pour la maintenir et elle chercha son souffle, tremblante, tandis que ses jambes vacillaient, vidées de leur force. C’était toute son énergie, c’était toute son âme qu’il aspirait par son regard. La pluie commença à tomber, les gouttes glissant sur ses yeux grands ouverts. Un voile blanc se déposait sur ses pupilles tandis qu’un gémissement résonnait, lointain, à ses oreilles. Un cri de terreur pure, pareil à celui que le batelier avait poussé avant de mourir. C’était le désespoir de son corps, qui s’échappait d’elle de manière incontrôlable, alors que la vie lui échappait. Vidés de leur force, ses bras retombèrent mollement le long de son buste. Ses jambes la supportaient à peine. Seule la poigne du démon continuait de la maintenir. Il emprisonnait son cou de ses serres puissantes, sans pour autant l’étrangler. La vapeur sombre frôlait sa gorge, caressait ses épaules, comme une fumée de glace sur sa peau.

Les sensations s’atténuaient tandis que Windane perdait conscience. Était-elle encore debout ? Elle ne sentait plus le sol sous ses pieds, ne distinguait plus le son du tonnerre. Bientôt, elle n’aurait plus la force de penser. Seul restait un battement régulier dans le lointain.

Les flammes s’éteignirent en chuintant alors que l’orage lui volait sa chaleur. Windane était seule dans l’obscurité et ne distinguait plus ni lumière, ni son. Elle n’était plus qu’une pensée en train de s’éteindre. L’averse eut raison des flammes et l’eau étouffa les derniers vestiges de chaleur sur ses bras inertes. Le démon grogna de satisfaction et Windane commença à suffoquer. Son corps luttait pour respirer. Survivre. Son cœur cherchait encore à battre, mais chaque battement n’était qu’un sursis arraché à l’oubli.

Jael na win !

Tout son corps s’éveilla à l’appel de sa voix. Windane inspira, suffoqua, et son pouls résonna avec vigueur tandis qu’elle reprenait conscience de ses membres. Ses doigts étaient gelés et engourdis, ses jambes tremblaient sans la porter. Le visage du démon se dessina à travers le voile laiteux de son regard : des yeux rouges, scintillants de malice. Un rictus se dessinait sur ses babines qui avaient pris une forme plus humaine que bestiale. Windane lutta pour reprendre possession de ses bras. Sa main fut la première à trembler sous l’effort, puis le reste de son corps lui répondit. Les poings serrés, elle ferma enfin les yeux.

Le démon hurla de mécontentement quand elle se libéra de son emprise. Le sang battait dans ses veines et apportait à nouveau force et chaleur à ses membres. Le monstre resserra son étreinte sur son cou jusqu’à l’étouffer. Elle ne rouvrit pas les yeux. Elle projeta son poing et le fit lâcher prise. Aussitôt libre, elle tomba à genoux, incapable de tenir sur ses jambes. La créature eut un mouvement de surprise et se plaqua au sol tout en poussant un grognement méfiant.

La pluie devenue averse avait transpercé ses vêtements. Le tissu pesait contre la peau frissonnante de son corps. Elle sentait chaque goutte d’eau s’écraser sur son visage, plaquer ses cheveux contre ses tempes, glisser entre ses lèvres pour donner un goût terreux à sa bouche. Elle entendait le grondement du tonnerre, la vibration de la terre sous ses pieds lorsque la foudre s’écrasait au sol. Et puis, elle sentait la présence de la créature en face d’elle. Elle sentait son souffle, ses grognements. Il s’impatientait de la voir bouger à nouveau, de croiser son regard. Il n’en voulait pas à sa chair : il voulait sa magie. Que restait-il à prendre ? Windane était épuisée, vidée. La chaleur du feu avait déserté ses veines et ses bras n’avaient jamais été si froids.

Le mangeur d’âmes fit crisser ses griffes contre la pierre et souffla son ululement hypnotique. Il attisait la rage de Windane pour l’obliger à se battre, à ouvrir les yeux. Il était plus fort, rassasié par l’énergie qu’il avait dérobée, et son chant avait gagné en conviction. Windane luttait de toute sa volonté contre lui. Elle s’accrochait à ce murmure qui résonnait, telle une incantation, jusque dans ses veines. La voix de son rêve ne l’avait pas quittée et ses mots vibraient dans tout son corps. Il appelait l’énergie de Windane à se réveiller. Elle ne devait pas résister. Fébrile, elle décida de l’écouter. Les flammes pourraient l’aider.

Jael na win !

Une étincelle se réveilla dans sa poitrine. Le bouillonnement réchauffa son cœur, s’étendit à ses épaules. La force l’enveloppa toute entière, attisant la moindre parcelle de sa peau. Les yeux toujours clos, Windane se redressa face au démon. Elle poussa instinctivement un cri enragé qui fit tressaillir son ennemi. Réveiller sa colère raviverait la puissance de son sang. Elle serra les poings et contracta les muscles de ses bras. La bête grogna et recula d’un pas, les yeux rivés sur les poings de Windane. Le feu explosa avec ardeur, créant un nuage de vapeur autour d’eux. Le démon se mit à rugir, plein de colère et d’envie.

 

*

 

Lyron ne parvenait plus à sentir sa présence. Il courrait entre les arbres, son épée à la main. Il s’efforçait de croire qu’elle était simplement trop loin pour être repérée, mais le doute subsistait et l’image de Felyen lui revenait à chacun de ses pas : ses yeux scintillants dans la lumière du jour, et leur éclat, si particulier, qu’il avait retrouvé dans les pupilles sombres de Windane. Cet éclat qui l’aveuglait et l’empêchait de percevoir leur destin. Il serra les dents et continua de courir.

Les arbres surgissaient sur son chemin pour le ralentir, l’obscurité se jouait de lui. Le démon avait éloigné sa proie et couvert ses traces, et Lyron s’en voulait de n’avoir pas compris l’avertissement. Les Fondateurs, pourtant, lui avaient montré l’ombre mouvante du mangeur d’âme engloutissant Windane. Il aurait dû savoir. Il n’avait jamais été confronté directement à pareilles créatures, mais il avait rencontré assez de leurs victimes pour les comprendre. Les mangeurs d’âmes s’attaquaient à l’esprit, ils se nourrissaient de peur pour en façonner leurs corps.

Leur légende hantait encore parfois les forêts d’Ayjaell, pourtant l’espèce avait été officiellement éradiquée du royaume un siècle auparavant. Des dizaines de Protecteurs avaient été sacrifiés dans ce combat, et l’Académie honorait chaque année leur mémoire. Désormais, on ne trouvait plus de mangeurs d’âme qu’en Terres du Nord, au plus profond de la forêt sauvage, et aucun d’eux n’avait jamais franchi l’océan noir… Pourtant l’un d’eux était là. L’un d’eux l’avait trouvée, elle. Comment croire à une coïncidence ?

Un cri, soudain, fit écho au tonnerre. Reconnaissant la voix de Windane, Lyron accéléra le pas. Il appela en vain, le cœur serré, priant d’arriver à temps. Puissent les Fondateurs lui donner la force de la sauver !

*

 

Windane fit un pas en avant et entendit aussitôt les griffes du démon érafler la pierre. Il reculait, méfiant, alors qu’un grognement sourd faisait vibrer sa gorge. Les paupières de Windane restèrent closes. Elle n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour le repérer. Elle fondit sur lui.

Son geste fut si rapide que le mangeur d’âmes n’eut pas le temps d’éviter son coup dans la mâchoire. Le poing enflammé transperça la couche vaporeuse qui l’enveloppait et écrasa les chairs tendres de sa gueule. Projeté par le choc, le monstre s’écrasa contre une souche et poussa un gémissement avant de cracher une gerbe de sang. Windane s’obligea à attaquer encore. Mieux valait en finir vite. Elle s’élança en direction du bruit, poing en avant. Sa main s’enfonça dans le bois tendre du tronc pourrissant, qui explosa sous l’impact. Le mangeur d’âme avait bondi derrière les ruines, éclaboussant le sol d’un pus fétide qui s’écoulait de sa gueule.

Windane déglutit pour chasser l’irritation que l’odeur du sang provoquait dans sa gorge et se releva, aux aguets. Quelque chose lui frôla les jambes, donna un coup dans son genou. Elle perdit l’équilibre et tomba en avant. Il ne lui laissa pas le temps de se redresser et planta ses griffes dans ses épaules, pénétrant la parure d’écailles et lacérant jusqu’à l’os. Attisée par la douleur, Windane se mit à crier et projeta son poing droit devant elle. Il percuta une masse informe, qui se déchira sous le coup.

— Je t’ai eu ! rugit-elle.

Le mangeur d’âme poussa un gémissement quand elle retira le poing de son ventre, puis un ululement brisé, plus dissonant encore qu’au début du combat. Intriguée par le cri d’agonie, Windane souleva les paupières pour affronter son regard. Il n’avait plus rien de bestial. Il avait des yeux en amande, une pupille rouge en leur centre, et des pommettes hautes pareilles à celles d’un enfant dont les traits ne lui étaient que trop familiers.

Windane fit un bond en arrière, craintive, tandis que des sanglots résonnaient dans la brume noire, à peine étouffés par le bruit de l’averse. L’obscurité s’était de nouveau abattue, et le monstre, quelle que fût son apparence, venait de disparaître dans le brouillard. Les gémissements de la petite fille persistaient, réveillant une peur ancienne, une angoisse enfouie depuis longtemps au creux de son ventre. Windane serra les poings, à la fois meurtrie et enragée. Elle avait fait preuve d’arrogance en sous-estimant son adversaire.

Le mangeur d’âme la nargua alors de ses yeux rouges, qui apparurent un instant derrière le rideau de pluie. Elle bondit aussitôt pour frapper et percuta un arbre dont l’écorce s’en trouva arrachée. Il se jouait de sa peur pour mieux la déstabiliser. Elle ne devait pas céder à ses appels, à ces sanglots qui ne résonnaient que dans sa tête. Chassant les illusions, elle se concentra sur les bruits du sol, chercha le souffle du démon. Seuls sa respiration saccadée et les battements affolés de son cœur tonnaient à ses oreilles. Elle ne pouvait empêcher ses mains de trembler.

Un mouvement dans son dos, soudain, la fit sursauter. Elle sauta instinctivement vers les hauteurs, cherchant à trouver refuge dans les arbres. L’orage avait rendu la mousse glissante et son pied dérapa. Basculant en avant, Windane se rattrapa de justesse à une branche et une tige effilée glissa sous les écailles. Elle jura, serra les dents et tira brusquement pour arracher l’épine, sans se soucier du filet de sang qui coula sur son coude.

Les tremblements avaient gagné ses bras, ses épaules. La douleur s’ajoutait à la fatigue et ses jambes ne tiendraient plus bien longtemps dans un tel état… et les sanglots reprirent, plus proches encore. Elle eut envie de hurler. Ce n’était pas réel, elle le savait. Ce n’était qu’une ruse, un artifice de plus pour la torturer et la soumettre. Pourtant, les sanglots la glaçaient jusqu’au cœur. Ils furent suffisants pour la distraire quand le mangeur d’âme se jeta sur elle. Elle n’aperçut qu’une silhouette noire percutant son épaule avant de basculer en arrière. Le temps d’un clignement de paupière, elle se perdit dans les pupilles rouges qui se jetaient dans ses yeux. Il n’eut pas à chercher bien loin les images qui hantaient sa mémoire.

 

Elle était assise sur un banc, au fond de la salle. Elle devinait les tresses blondes de Naelle, au premier rang, qui écoutait attentivement les paroles du maître. Tous les enfants, serrés les uns contre les autres sur les bancs près du poêle, ne perdaient pas une miette du discours de l’homme en toge grise.

— Les Fondateurs ont révélé la lumière, la magie pure. Grâce à elle, ils ont chassé les démons et ont anéanti la magie-flamme qui les nourrissait. Ils l’ont bannie pour protéger les hommes de son fléau. Mais elle continue de lutter, sans cesse, pour infester notre monde. Le feu, aujourd’hui encore, possède un résidu de son pouvoir…

Un jeune garçon se tourna, interloqué, vers la lueur du poêle.

— Mais le feu nous est utile ! Il nous réchauffe pendant l’hiver.

— Parce que les hommes d’Ayjaell ont appris à s’en servir, répondit le maître. Mais le feu est toujours dangereux. Si vous glissez votre main dans les flammes, elles vous brûleront. C’est la magie-flamme qui veut vous détruire à travers lui… Seuls les démons résistent à son pouvoir !

Plusieurs regards, brusquement, se tournèrent vers la fillette sombre assise à l’écart des autres. L’un des enfants osa l’interpeller.

— Tu vois ! Tu ne peux pas résister au feu, le maître l’a dit. Même les Protecteurs ne le peuvent pas !

Elle pinça les lèvres, furieuse du ton moqueur qu’il avait employé, et de cette arrogance qu’on lisait dans ses yeux. Ça faisait gronder cette chose en elle, ça faisait trembler ses poings. Elle se planta sur ses jambes et lui rétorqua d’un ton sec :

— Je ne mens pas ! Je suis Protecteur, et tu es seulement jaloux que les Dieux m’aient choisie !

Voyant venir la dispute, le maître demanda à tout le monde de se rasseoir. Il soupira en se tournant vers Windane, dont les petites mains tremblaient sous l’effet de la colère.

— Tu as l’honneur d’être la fille d’un Porteur et tu salis le nom des tiens par des histoires ridicules… Il faut que cela cesse, Windane. Je ne veux plus en entendre parler. Tu es une fille, tu ne seras jamais Protecteur !

La chose en elle gronda dans son ventre et refusa de baisser les yeux. Elle soutint le regard du Prêcheur et se leva du banc. Il s’apprêtait à la gronder une nouvelle fois, mais les mots se brisèrent sur ses lèvres devant les gestes de la fillette. Windane avait ouvert la porte du poêle et lui jeta un regard noir, un regard où dansait le reflet des flammes.

— Je ne mens pas !

La classe poussa des cris d’effrois devant la vision de ce bras maigre, ce bras d’enfant plongé au cœur du feu. Windane attendit quelques instants, passa les yeux sur chacun de ses camarades avant de retirer ses doigts et de dresser fièrement sa main, parfaitement intacte, devant l’assemblée. Les bords de sa manche, eux, continuaient de se consumer.

Lequel des enfants commença à crier ? Il suffit que l’un d’eux se mette à prononcer le mot, et tous les autres suivirent.

— Un démon ! Windane est un démon !

Elle écarquilla les yeux quand une des filles lui jeta une craie au visage, tandis qu’un autre crachait dans sa direction.

— Va-t’en, sorcière !

Aussitôt, tous les enfants l’imitèrent et la fillette se recroquevilla en gémissant sous les coups de ses camarades.

 

Windane roula dans le sol boueux et la douleur de la chute la tira de l’emprise du Mangeur d’âmes. Elle s’écria aussitôt :

— Je ne suis pas un démon ! Tu entends ? Je ne suis pas un démon !

Elle ne voyait plus son adversaire, mais elle devinait sa respiration, beaucoup trop proche. Elle se releva, endolorie, et se mit à courir dans la direction opposée. La pluie battait sa peau, plaquant ses vêtements sur son corps glacé. Le sol n’était plus qu’une flaque immense. Ses jambes cédèrent au premier obstacle. Elle s’effondra dans la clairière, tout près de la maison en ruines. Elle s’y appuya pour tenter de se redresser et retrouver des forces. Le sang coulait de ses épaules lacérées par les griffes du mangeur d’âmes. Chaque goutte de pluie incendiait davantage ses chairs déchirées. Malgré cela, les flammes étaient toujours là, vacillantes dans la fumée noire, éclairant la scène. Il grimpait sur l’amas de rochers devant elle.

Le cœur de Windane hurla à la vue de sa silhouette, cette ombre mouvante qui avait pris forme humaine. Le mangeur d’âme lui avait volé son visage, son corps, ses mains. Le feu brûlait sur les poings gris, crépitant en écho. Elle écarquilla les yeux, sidérée par ce reflet obscur d’elle-même.

— Windane est un démon !

La voix brisée avait surgi de sa gorge, en désaccord avec les mouvements de ses lèvres noires, tremblantes de fumée. Il n’était qu’une copie imparfaite, un cauchemar, mais cela suffisait à maîtriser sa proie. La bouche d’obscurité se fendit d’un sourire quand les yeux rouges plongèrent en elle pour en tirer d’autres images.

 

La fillette avait grandi. Ils avaient quitté le chalet dans les montagnes, ils avaient laissé derrière eux les insultes et les coups, mais elle avait gardé la colère et la peur. Cette chose, en elle, n’avait cessé de grandir. Les années passant, Windane avait appris à fuir dans la forêt pour épuiser son corps, devinant qu’un monstre se développait en lui. Ce matin-là, pourtant, elle sut que rien ne pourrait plus l’arrêter.

Elle courrait loin des siens, loin des vivants, frappant le sol de ses pieds nus pour échapper à la pression qui montait dans son ventre. Il gonflait dans sa poitrine, il écrasait ses côtes, il poussait dans ses veines. Windane s’écroula à la lisière de la forêt, bien trop près encore du village de Sashanka. La douleur l’avait clouée au sol, la fureur muait en brasier dans son sang. Le brasier, enfin, explosa hors de contrôle et ravagea son ventre, ses cuisses, ses épaules, ses yeux. Elle n’était plus qu’une boule de flammes, si vives qu’elles chantaient en se libérant hors de contrôle. Le feu, pour la première fois, avait brisé sa cage et se répandait dans le monde. Libre. Libre de ravager les arbres, les champs, les hommes. Ils s’appelaient, les uns les autres, pour lutter contre l’incendie qu’elle avait libéré sur leurs terres et Windane pria, un instant, qu’ils la découvrent et tuent le monstre qui avait grandi dans son sang.

 

Windane ne put pousser qu’un gémissement en retrouvant son corps meurtri. Son double la regardait toujours avec un rictus aux lèvres, et répéta en usant de sa voix :

— Windane est un démon !

Elle fut obligée de regarder avec horreur le feu qui enveloppait ses propres mains. Ce feu qui avait effrayé les enfants, qui avait ravagé les récoltes, qui avait horrifié Len, qui avait dévoré la chair ces bandits. Le mangeur d’âme ulula, admirant ses gants de flammes. Assurément, il était ravi de ce pouvoir qu’il lui avait volé. En un instant, il fondit sur elle pour lui donner un violent coup de poing dans la mâchoire. Windane fut projetée en arrière et retomba dans la boue. Sa peau recouverte d’écailles l’avait protégée. Alors, son double ricana en désignant son visage et les écailles qui se fondaient à nouveau dans ses chairs.

— Démon !

Les yeux effrayés de Windane plongèrent dans le regard moqueur. Elle était à genoux face à elle-même, piégée à nouveau. Une fois de plus, il se glissa dans son esprit. Une fois de plus, ses forces la quittèrent. Elle n’entendit pas son propre gémissement, qui disparut quand elle commença à suffoquer. Son souffle se perdait dans la pluie, ses mains retombaient le long de son corps. Elle n’avait plus la force de combattre. Ses yeux restaient ouverts mais ne voyaient déjà plus.

L’incantation ne l’avait pas quittée, pourtant Windane avait cessé de l’entendre. À présent elle se faisait plus forte, résonnant dans son ventre. La voix se concentrait, l’appelait. Windane ne semblait plus vouloir répondre. D’autres se joignirent à lui.

Windane se retrouva seule dans la clairière, à genoux dans la boue. La pluie était figée dans l’air et le monstre avait disparu. Il avait laissé place à l’homme du rêve. Sa peau luisait dans l’obscurité, comme s’il s’était trouvé encore au cœur de la lumière. Un battement de cœur plus tard, l’homme était face à elle, si proche qu’elle ne distinguait que ses yeux d’un gris d’argent. Il lui souriait, mais elle restait rivée sur son regard. Il luisait de tendresse, de sagesse. Hors du temps. L’homme posa la main sur sa joue en souriant et ses mots glissèrent en chaleur dans sa peau.

— Teme ta oon, jael na win.

Il la rassurait. Ses paumes glissèrent sur les épaules lacérées de Windane, apaisant la douleur par ce seul contact, réveillant l’énergie. La magie n’était pas mauvaise, elle ne l’avait jamais été. Il fallait lui faire confiance. Windane hocha la tête.

Aussitôt, il se retrouva assis face à elle, reprenant son incantation tandis que le chatoiement nacré s’intensifiait sur sa peau.

— Ohl suan Ohm, Ohm suan Ohl, jael zhela anokon.

Il répétait ces mots d’une voix envoûtante. Ils tournoyaient dans l’esprit de Windane jusqu’à se former sur ses lèvres. Alors, les deux voix reprirent en chœur.

— Ohl suan Ohm, Ohm suan Ohl, jael zhela anokon !

Et l’homme lui fit fermer les yeux.


 

Le mangeur d’âmes se figea. Sa proie ne pouvait pas, une fois de plus, lui résister. Il avait su puiser en elle la douleur pour la soumettre. Elle était à sa merci, elle devait lui permettre d’achever son festin. Il posa les pattes sur ses épaules balafrées, glissant ses griffes dans les plaies pour la rappeler à lui. Ses paupières se soulevèrent enfin, révélant des pupilles argentées. Le démon trembla dans sa fourrure d’ombre vacillante. Le regard d’acier le transperçait, retournant la peur contre lui. Il ne pouvait être là !

Les mains de Windane saisirent les bras du monstre, tordirent les poignets jusqu’à effacer le mirage des doigts qui masquait les griffes. Le mangeur d’âme tenta de se débattre, de s’arracher à la prise, mais elle tint bon. Elle n’était plus la même. Elle n’était plus la proie. À force de coups et d’hurlements, il parvint à se libérer et prit la fuite vers les bois, au hasard de la nuit. L’instinct avait effacé l’intelligence. Il courut à perdre haleine, incapable pourtant de semer son poursuivant. L’être qui avait pris possession de Windane était trop puissant. Il était bien plus rapide, bien plus fort. Il surgit de côté et abattit son poing sur son visage. Les flammes rugirent sur les yeux rouges, arrachant un cri au mangeur d’âmes. Le démon se recroquevilla pour échapper au prochain coup et, aveugle, il continua de fuir. Il se blessa sur un tronc, il dérapa sous un coup porté dans son dos. Il ne cessa pas de courir.

Windane observait, spectatrice, ce corps qui agissait sans attendre ses ordres. L’incantation résonnait toujours, plus proche que jamais. L’homme n’était plus seulement dans la lumière : il était là, dans son esprit. Dans ses muscles. Coup après coup, il attaquait le démon, il frappait la fourrure de nuit pour effacer son image. Elle voyait son poing briser une épaule pour révéler une patte, puis les flammes déchirer le visage pour dévoiler un museau ensanglanté. Chaque geste lui arrachait la peur qui l’avait façonné, chaque geste le ramenait à son corps de bête, arqué et obscur. Et Windane continuait sa chasse. Son corps virevoltait d’arbre en arbre, s’abattait sans prévenir sur sa proie en fuite. Le mangeur d’âme se fatiguait, se blessait contre les buissons d’épines et les troncs noueux en cherchant à lui échapper. Son sang fétide venait se mêler aux torrents de pluie qui battaient inlassablement le sol détrempé. Enfin, il bondit vers un arbre, voulut prendre appui sur une branche pour reprendre son élan. Le bois craqua sous son poids. Le démon gémit, tombant en une masse inerte dans les eaux troubles du fleuve.

Au même instant, une lueur rougeoyante enveloppa Windane, arrachant la chaleur de ses poings et soufflant la présence hors de son corps. Elle se retrouva seule dans ses membres glacés, incapables de poursuivre soudain leur course folle dans les arbres. Les yeux écarquillés, elle eut tout juste le temps de prendre conscience de sa chute, tête la première vers le sol. Elle perdit connaissance avant même de ressentir le choc.

 

Non loin de là, Lyron s’arrêta net entre les arbres, stupéfait. Il ne ressentait plus aucune autre magie que la sienne. Il ne percevait ni Windane, ni le démon. Où était donc passée la force qu’il avait ressentie un instant auparavant ?

— Windane !

Seul le tonnerre lui répondit, déchirant cette pluie battante qui continuait de transformer le sol en rivière. Pourtant, son élève était forcément là, quelque part. Elle ne pouvait pas être morte. Les Fondateurs n’avaient pas pu la lui retirer. Il avait accepté la perte de ses parents, il avait supporté la mort de Felyen. N’avait-il pas suffisamment prouvé sa dévotion ? Ils n’avaient pas le droit de la lui arracher, elle !

Un bruit attira son attention du côté du fleuve. Il s’élança à travers les buissons, indifférent aux branches qui lui lacéraient la peau. Ses pieds s’enfonçaient dans un sol marécageux, entre racines et ruisseaux de boues, comme si la forêt entière voulait rejoindre le lit de l’Oranielle. Comment repérer une empreinte dans ces conditions ? Comment percevoir un parfum dans ce mélange de pluie, de terre et de bois mort ? Il continua néanmoins d’avancer, rejoignit le chemin de halage où l’eau montait jusqu’à ses chevilles. À quelques pas de là, un tronc brisé menaçait de se détacher pour s’écraser au sol. Lyron se figea. Le vent formait une silhouette fantomatique, presque humaine, qui surgissait des arbres. L’ombre prit appui sur le mauvais tronc, déjà affaibli par la foudre, et provoqua sa propre chute dans le fleuve. Lyron la vit disparaître sous la surface, happée par le courant, et son cœur paniqua. Était-ce Windane, qu’il avait vu tomber ? Il courut jusqu’à la berge, scruta les flots. Il ne voyait aucune silhouette resurgir du fleuve. Quoi qu’elle fût, la créature gisait toujours dans les eaux noires.

— Windane !

Il porta la main à sa cape, prêt à plonger à la recherche de son apprentie, quand la voix de Felyen souffla à son oreille. Il tressaillit et se retourna pour suivre son appel. Une forme gisait sur le sol, à quelques pas de là. On aurait dit une marionnette disloquée, jetée face contre terre dans la boue. Le sang coulait de ses épaules lacérées, se répandait dans la flaque d’eau qui montait jusqu’à son visage, au risque de la noyer. Lyron manqua de se prendre les pieds dans les racines en accourant et tomba à genoux à ses côtés. Il la retourna, souleva son buste, retint sa tête qui retombait en arrière. Respirait-elle encore ? Il attendait un souffle, rien qu’un. Son buste se souleva, inspira en sifflant une bouffée d’air salvateur. Lyron ferma les yeux, remerciant les Fondateurs de l’avoir épargnée.

Il se releva et marcha d’un pas décidé hors de l’orage, tenant fermement le corps inanimé de sa petite fille au creux de ses bras.

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MadelinePerlef
Posté le 25/02/2021
Super chapitre ! Il se lit d’une traite et on arrive pas du tout à en décrocher ! Je trouve en effet que le style d’écriture devient de plus en plus fluide et beau au fil des chapitres donc c’est peut-être une bonne idée de reprendre l’écriture de tes premiers chapitre (j’ai vu que tu y travaillais). C’est même très courageux de ta part !
Le premier souvenir de Windane est bien représentatif du sexisme présent dans ton monde et qui fait écho au notre ! Quand un homme résiste au feu c’est un Protecteur, quand une femme fait de même c’est un démon ou une sorcière ! GRRRRR ce genre d’injustice me révolte !
En résumé j’ai adoré ce chapitre ! Le seul petit bémol c’est que je l’ai trouvé un petit peu long et je me demande si le souvenir numéro 2 est vraiment essentiel ? Mais bon ce n’est que mon avis et c’est très subjectif 😊
Sur la forme :
« Le monstre l’avait éloignée du monde jusqu’à lui faire oublier les vivants » j’aime beaucoup cette phrase !
« Les pupilles couleur de sang » je propose plutôt : « les pupilles couleur sang »
« à la vue seule des animaux » je trouve que ça sonnerait mieux : « à la seule vue des animaux »
« La voix se concentrait, l’appelait. Windane ne semblait plus vouloir répondre. Alors, d’autres voix se joignirent à lui. » ce n’est pas plutôt « d’autres voix se joignirent à elle » ? Elle, la voix ?

En tout cas j'ai hâte de lire la suite :)
MariKy
Posté le 27/02/2021
Salut Madeline, merci de ta lecture ! :)
Eh oui j'ai réécrit complètement les 2 premiers chapitres et modifié la suite pour donner un peu plus de caractère à Windane. D'ailleurs, si tu as l'occasion, passe voir la fin du chapitre 5 : j'ai ajouté une scène qui manquait pour donner un peu de tension.

"Quand un homme résiste au feu c’est un Protecteur, quand une femme fait de même c’est un démon ou une sorcière", alors pas tout à fait et ce n'était peut-être pas très clair dans la première version, mais même les Protecteurs sont incapables de résister au feu, d'où les réactions plus que choquées !


MadelinePerlef
Posté le 27/02/2021
Aaaaaaaah en effet je comprends mieux :)
Bravo en tout cas d'avoir le courage de reprendre le début de ton récit !
Hastur
Posté le 21/11/2020
Superbe chapitre ! Superbe créature que le Mangeur d'âme ! Tu prends tout ton temps pour le décrire, comment il est, comment il "fonctionne" au fil du chapitre, si bien qu'à la fin on a une idée extrêmement clair du monstre auquel on a eu affaire pendant notre lecture.
Tu as une écriture clair et fluide dans les scènes d'action, c'est très agréable à lire !
Félicitations !
J'ai noté une toute petite broutille:
"Il s’efforçait de croire qu’elle était simplement trop loin pour la repérer"
"qu'il" ou "pour être repérée" ?

Voilà :). A très au prochain chapitre !
MariKy
Posté le 21/11/2020
Belle synchronisation, je viens justement de répondre à tes commentaires précédents !
Eh oui, depuis le temps qu'on évoque les démons, il était temps d'en présenter un en vrai. Et pas n'importe lequel... Ravie qu'il t'ait plu !
Gabhany
Posté le 15/11/2020
Eh ben dis donc, là je dis chapeau ! Quelle scène ! Quel chapitre ! J'étais en apnée tout du long. Ce démon était à la fois terrifiant et fascinant, et on en apprend plus sur l'entité qui guide Windane, mais qui est-il pour prendre possession d'elle ? Et pourquoi ? Je suis de plus en plus fascinée par Windane, c'est un être d'exception ça se sent, et en même temps ses blessures sont tellement vraies et authentiques. Vraiment bravo pour cette histoire !
MariKy
Posté le 15/11/2020
Merci pour les compliments, ça me touche beaucoup ! Je suis vraiment ravie que tu poursuives ta lecture, d'autant que je trouve les chapitres suivants mieux écrits que les premiers. J'espère que ça te plaira !
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