Il existait plusieurs routes très fréquentées entre Tyzleg et Solastène. La plus aisée restait le chemin de halage qui servait à tirer les bateaux remontant l’Oranielle. Lyron préféra éviter les abords du fleuve, trop fréquentés, pour suivre des sentiers oubliés dans les bois et les campagnes alentours. Windane avait moins de peine qu’autrefois à calmer le feu qui l’habitait, mais elle avait manqué d’exercice ces derniers temps, aussi elle se réjouissait de la liberté retrouvée. Les jours suivants furent l’occasion de l’envoyer exercer sa vitesse, de tester son agilité à bondir au-dessus des bosquets, donnant à Lyron le sentiment étrange de lui apprendre à fuir. L’ombre se resserrait chaque jour davantage sur elle, sans jamais prendre forme.
— Il va falloir trouver un abri, ce soir, remarqua Windane en levant des yeux inquiets vers le ciel chargé de nuages.
Lyron avait jusque-là préféré camper sous les étoiles plutôt que de rejoindre les relais qui accueillaient voyageurs et bateliers le long de l’Oranielle. Ils avaient eu assez à faire avec Estelon, mieux valait ne pas risquer de dévoiler encore le secret de Windane. Même si le soigneur s’était montré plus intrigué que soupçonneux concernant la magie de son élève, Lyron regrettait de l’avoir placé dans la confidence. Il y avait, dans les yeux du jeune homme, un air qui dépassait la simple curiosité. Un air qui lui évoquait sa jeunesse et sa rencontre avec Felyen.
— J’ai réussi à contrôler mon pouvoir en traversant Tyzleg, je devrais supporter une nuit dans une auberge, vous savez. Et puis, ce n’est pas comme si je craignais les morsures des puces de lit…
Lyron s’esclaffa et hocha la tête, rassuré. Quelle que fût la menace qui guettait Windane, les Fondateurs lui avaient donné les moyens d’y faire face. Il devait lui faire confiance.
— Dirigeons-nous vers le fleuve, annonça-t-il. Je nous trouverai bien quelques lits sans vermine.
Il porta son choix sur une petite auberge le long du chemin de halage. Délaissée par les voyageurs, elle se contentait d’accueillir quelques bateliers amarrés le long du quai. Deux d’entre eux étaient justement installés dans la salle, en grande discussion avec la gérante.
— Ils nous ont pris à partie aux écluses de Creuson. On avait déjà eu des problèmes avec le garde des eaux pour la marchandise… Et voilà que ces types ont débarqué, en nous accusant d’apporter la magie-flamme à Ayjaell !
— Il faut bien qu’on vive, nous autres ! s’exclama un autre. À cause de ces gens-là, ça devient presque impossible… Vous êtes bien l’une des dernières à accepter encore les bateaux venus du Nord… Par les flammes, c’est pas une simple cargaison de charbon qui va ramener les démons dans le pays !
La propriétaire du gîte secoua la tête de dépit.
— Les Séides sont de plus en plus nombreux de nos jours. J’en ai hébergé trois pas plus tard qu’hier. Ils ont pas dit un mot, mais j’ai bien senti qu’ils me jugeaient de haut. Et puis vous avez vu les capes qu’ils portent ? À croire qu’ils veulent remplacer les Protecteurs…
— Il y a moins de Protecteur à chaque génération, intervint Lyron. Les Séides cherchent à combler le vide qu’ils laissent dans le royaume, mais ils ne pourront jamais remplacer la magie.
L’aubergiste et ses clients se retournèrent d’un même mouvement, surpris par leur entrée.
— Oh, Maître ! Entrez donc, je ne vous avais pas vus… Quel plaisir de voir des capes violines dans la région !
Comme il l’avait anticipé, il restait deux chambres, côté forêt, pour les accueillir. Lyron resta éveillé bien après que Windane ait rejoint la sienne, après un repas gracieusement offert par la propriétaire des lieux. Il écouta le silence, il scruta longtemps les abords des bois, mais ses yeux étaient fatigués de guetter les fantômes. La magie l’avait presque déserté. Même la voix de Felyen n’était plus qu’un chuchotement étouffé par le vent. Alors il prononça la prière, appelant les Fondateurs à le prévenir, et céda finalement au sommeil.
Les ombres attendirent qu’il eût soufflé sa bougie pour s’échapper enfin de la forêt.
*
L’eau frappait contre la roche et glissait en remous dans un bassin. Une cascade ? Oui, elle l’entendait distinctement, sans pour autant la voir. Windane tourna la tête de côté, à la recherche de formes familières dans l’obscurité. Il y avait un murmure, aussi, quelque part sur sa droite. Elle avança vers lui, découvrant au même instant de l’herbe sous ses pieds nus, des arbres humides sous ses doigts. L’humus emplissait ses narines, son parfum riche de terre humide glissait sur sa langue. C’était une jungle au feuillage si dense qu’il en masquait les étoiles, aux bruits si étranges qu’il lui semblait que des monstres la guettaient de tous côtés. Ululements bestiaux, grognements, griffes qui grattaient contre l’écorce. Elle ferma les yeux pour les chasser et se concentrer sur le chant qu’il fredonnait pour elle. Une voix d’homme, profonde, intemporelle. Si proche.
Soudain il était assis là, dans un bain de lumière ivoire. Tout était si étincelant qu’elle ne distinguait ni arbre, ni sol, ni odeur. Seulement cet homme, face à elle, qui fredonnait les yeux fermés. Lui. C’était lui qui l’appelait dans son sommeil depuis si longtemps ! L’impact de ses mots éclata dans la lueur et percuta Windane. C’était un avertissement.
— Teme ta leaz, jael na win ! Na, heiven !
L’ordre arracha Windane à la lumière, la replongea dans l’obscurité étouffante des arbres. Elle tourna la tête pour suivre le chemin de sa voix et là, au cœur du néant, elle repéra le danger. Deux yeux scintillants de rouge la fixaient.
— Heiven ! répéta l’homme dans la lumière.
Le cri résonnait encore dans sa tête quand elle s’éveilla en sursaut, la nuque irradiée de chaleur. Son cœur battait à tout rompre, alerté par les tourbillons de la magie. Windane se redressa en panique. Personne n’avait pénétré sa chambre et elle sentait toujours la présence de Lyron dans la pièce voisine. Elle porta alors son regard vers la petite fenêtre et eut tout juste le temps d’apercevoir des pupilles écarlates disparaître dans l’obscurité. Le feu hurla en retour, poussant ses muscles à réagir. Le ciel était sombre, chargé de nuages opaques qui alourdissaient la nuit et grondaient dans le lointain. Windane tira la fenêtre et l’odeur de fumée lui sauta à la gorge. Bois brûlé, cendres et parfum âcre du sang. Elle se jeta au-dehors pour contourner le gîte.
Un brasier ravageait la péniche arrimée à la berge où des nuages de braises explosaient les uns après les autres. La magie-flamme gronda sous sa peau, attirant son regard vers cette mare écarlate au milieu du chaos. L’un des bateliers gisait au sol, égorgé, son visage blanc figé dans une expression de terreur absolue.
— Windane !
Lyron accourrait, suivi des autres locataires du gîte. Elle écarquilla les yeux en distinguant, loin derrière eux, ces pupilles rouges qui scintillaient dans les ténèbres. Un ululement bestial retentit, semblant la narguer.
Teme ta leaz, wa uger !
Combattre. C’était ce que lui ordonnait la voix de son rêve. Son sang brûlait déjà dans ses veines, ses jambes suivirent le mouvement sans tarder. Windane dépassa Lyron sans s’arrêter pour lui parler et fonça vers la forêt. La chose aux yeux écarlates disparut, puis cria de nouveau. Il l’attirait à lui pour la piéger. Elle accéléra.
Lyron marqua un temps d’arrêt, hésitant à la poursuivre. Où pouvait-elle courir ainsi ? Il comprit l’instant d’après, quand il entendit le hurlement du batelier découvrant le corps de son ami. Le spectre du mort glissait devant ses yeux, marchant vers la berge à la rencontre de sa mort. Un voile laiteux avait couvert ses yeux. Le sang de Lyron se glaça tandis qu’il pivotait pour assister au meurtre. Un mangeur d’âmes.
Enfin, il comprenait le sens de sa vision.
Chapitre très intéressant, surtout la fin qui s'accélère qui termine sur une vraie énigme ! J'ai hâte de lire la suite :)
Quelques petites remarques :
J’aime beaucoup cette phrase : « dont la voix était proche et lointaine à la fois, comme s’il se moquait de l’espace et du temps »
« seule restait une entaille peu profonde. » je trouve plus joli à l’oreille « seule subsistait une entaille peu profonde. » mais c'est vraiment très personnel :)
« après ce qui s’était passé à Belledanne, jamais les siens n’avaient pris » j’aurais plutôt mis « jamais les siens d’auraient pris » non ?
« une donne dizaine d’hommes » => une bonne dizaine d’hommes
Voilà ! A bientôt :)
Je suis très curieux d'en apprendre plus sur ce dévoreur d'âme. Je suis certain qu'il est fort sympathique. Il ne faut pas juger au nom voyons ! :D
J'ai noté deux petites choses:
La nuit avait résonné de cris et de rugissement aussi violents que le tonnerre
"rugissements" ?
Il ne s’agit que d’une ancre
J'imagine que c'est une sorte de double sens voulu :)
Voilà :) A très vite.
Ha ha encore une fan de Naelle ! Tu n'es pas la première à m'en faire la remarque et je sais que le début du livre prête à confusion de ce côté. Je l'ai posée comme l'un des personnages principaux et il est frustrant de ne pas revenir sur elle... J'ai déjà eu l'idée d'ajouter quelques chapitres de son point de vue mais alors le roman deviendrait beaucoup trop long malheureusement...