Abandon

Par Rachael

1647 AÉ, 324ième

Ailleurs, rendez-vous semestriel, il y a onze ans

 

Cette irritation qui me démange depuis des jours et que je m'efforce de mettre de côté, j'en connais la cause : je dois voir l'Autre.

Au-delà de ma révolte inépuisable devant sa tyrannie et mon emprisonnement, je retrouve au fond de moi l'agaçante énigme de l'attirance physique entre nous.

Avec son cortège de questions. Je les ai esquivées avec constance et détermination depuis six mois. À quoi bon me torturer la cervelle ? Comme toujours avec lui, les certitudes s'effondrent et je marche en terrain mouvant : dans quelle mesure cette attraction mutuelle est-elle due au lien entre nos esprits ? Avons-nous oublié nos repères à force de partager nos sensations ? Cette force qui nous pousse l'un vers l'autre, ainsi que mon envie de saisir ses émotions jusque dans la jouissance m'inciteront-elles à surmonter le dégoût que m'inspirent les relations entre individus de même sexe ?

Jusqu'où puis-je m'y perdre ?

Le fait que le lieu anodin le plus pratique pour nous voir soit une chambre d'hôtel n'arrange rien. Je contemple d'un œil incrédule le hall luxueux de l'établissement que j'ai choisi, sans trop y prêter attention sur le moment. Est-ce que je cherche avec ce décor élégant d'un classicisme sobre à rendre ce tête-à-tête spécial, mémorable ? Pourquoi cette fois-ci ?

Que l'inconscient est retors !

D'ailleurs, depuis trois jours, rêves et cauchemars perturbent mes nuits, me laissant morose et irritable.

Quand j'arrive dans la chambre, je le découvre avec surprise. Je n'ai rien senti, car ses pensées sont incohérentes, éparpillées : il dort.

Je réalise avec trouble que je ne l'ai jamais encore contemplé endormi, un air d'innocence sur le visage. J'aime cette expression douce qui cache si bien son jeu. Ses traits sont détendus, perdant de cette sûreté un peu hautaine qu'il affiche à la face du monde. J'ai l'impression de le voir sans fard. Pour autant, je n'oublie pas qu'il est plus dangereux à lui tout seul qu'un escadron d'hommes en armes.

J'en viendrais presque à croire qu'il a fait exprès de se montrer aussi inoffensif, car l'idée de posséder ce corps qui s'offre ainsi dans le sommeil s'impose avec une insistance impudente.

Il frémit à peine lorsque ma main se pose sur sa poitrine qui se gonfle avec régularité et lenteur. Sous la pression de ma paume, son cœur accélère, son souffle se dérègle un peu. Il tressaute quand je glisse mes doigts doucement vers son ventre, entraînant le drap. La peau découverte est pâle et lisse. Chaude. Une peau de fille sur un corps d'homme tout en muscles fins.

Il est nu.

Il passe du sommeil à l'éveil de manière graduelle. Tout se réordonne tandis que le lien entre nous s'anime. Ou plutôt tout se mélange : je ne sais plus ce qui est moi de ce qui est lui. Ce qui pulse entre nous possède une telle force que nos cœurs s'accordent et cognent au même rythme.

Je souris en découvrant l'évidence qui se dérobe depuis des mois. Le toucher, c'est comme me toucher moi-même : cela n'a aucune raison de me dégoûter ni de déclencher l'anathème de toute ma lignée d'ancêtres. Je n'ai qu'à le considérer comme une extension de moi pour me sentir à l'aise avec ma conscience et mon éducation, toutes deux un peu trop tyranniques.

- Ne bouge pas, intimé-je.

Je décide de continuer mon exploration, tandis qu'il émerge lentement du sommeil. Il me laisse faire, indolent, les paupières mi-closes.

- Tu peux faire ce que tu veux, invite-t-il.

- Tout, vraiment ? Tu n'as pas peur ?

- Non, tu ne me feras pas de mal, sinon tu en souffrirais autant que moi.

Il réagit au moindre effleurement, à la plus infime pression. Il est si sensible que je sens la chaleur monter, la peau de mon dos se mettre à transpirer et à coller à ma chemise. Il baisse la lumière d'une pensée avant de m'attraper par le devant de ma veste.

- Viens ! Toi aussi tu as besoin d'être touché. Depuis combien de temps personne ne l'a fait comme ça, gratuitement, pour le plaisir ?

- Si longtemps que j'ai oublié, murmuré-je.

 

¤¤¤

 

J'ai abandonné toute retenue. Rien ce soir-là ne m'a paru embarrassant ni immoral. Nous n'avons pas parlé, nous contentant de partager nos sensations comme des enfants avides de nouveautés. À peine visibles dans la lumière pénétrant par une fente de rideaux à l'ancienne, nos silhouettes se sont mêlées ; nos doigts se sont entrecroisés ; nos bouches se sont jointes. Nous nous sommes touchés comme si nous cherchions à agrandir toujours davantage la surface de contact entre nous, chair contre chair, chaleur contre chaleur. Ses mains sur moi ont ramené des plaisirs perdus, en ont éveillé de nouveaux. J'ai goûté sa peau et réalisé que j'avais toujours aimé son parfum. Je l'ai mordu aussi ; j'ai senti la douleur et la surprise courir au long de ses nerfs. Il a gémi, mais ne s'est pas débattu, accueillant avec la même sérénité caresses et sévices. Indulgent envers mon inexpérience, il m'a guidé vers lui, sans gêne ni embarras.

Je l'ai poussé à bout plusieurs fois et quand j'ai été satisfait, épuisé par une surdose de sensations, engourdi de bien-être, j'ai fini par m'endormir sans le lâcher, en avaricieux propriétaire.

Au matin, nous avons retrouvé nos carapaces et nos individualités, cependant j'ai eu l'intuition que rien ne serait plus comme avant, que j'avais conçu le moyen de rétablir un semblant d'équilibre : je n'avais d'autre choix que de lui abdiquer ma volonté et mon indépendance, il m'abandonnerait son corps.

 

 

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Fannie
Posté le 04/03/2017
Abandon et Tempête
Coucou Rachael,
Ah ! Sengo et son cortège de questions : il doit rationaliser, trouver des explications, des excuses parce qu’il ne peut pas simplement admettre cette attirance, cette alchimie entre lui et l’Autre.<br /> Il se demande pourquoi il a choisi cet hôtel cette fois-là. Probablement que les relations sexuelles (particulièrement avec un homme) lui paraîtraient sales ou sordides dans un hôtel miteux. Un beau cadre bien propret aide à les rendre plus acceptables. C’est clair que ce tête-à-tête va être spécial, puisque Sengo va franchir le pas ; c’est une première fois pour lui. C’est amusant, cette gymnastique d’esprit. Il trouve finalement un raisonnement grâce auquel il peut lever l’interdit et permettre à sa conscience de s’en accommoder.<br /> Mais il semble qu’il est encore trop pudique pour faire face au regard de l’Autre dans les relations intimes. S’il n’avait pas été endormi, est-ce que Sengo aurait pris l’initiative de cette manière ? Peut-être pas. Quant à la scène qui suit, chapeau ! Tu as vraiment un don pour trouver les mots justes, pour arriver à raconter ce qui se passe sans vraiment le décrire, en conservant l’équilibre entre explications et flou artistique. La phrase « Indulgent envers mon inexpérience, il m'a guidé vers lui, sans gêne ni embarras » démontre que malgré ses efforts, Sengo ne reprend pas vraiment le dessus.<br /> Je dois dire que je suis assez d’accord avec l’Autre : Sengo se pose en victime alors qu’il a fait un choix lui aussi. Pour ressentir une telle colère durant tant d’années, il doit la nourrir, consciemment ou non. Comme je l’avais déjà remarqué avant, l’Autre ne le domine pas activement et volontairement, mais par la force des choses. Je ne le trouve pas tyrannique ; j’irai même jusqu’à dire que je trouve Sengo un peu injuste. Probablement qu’il lui en veut inconsciemment pour cette attirance, contre nature à ses yeux, qu’il lui inspire malgré tout et pour les conflits intérieurs qu’elle engendre. Il vit dans le déni en persistant à considérer sa relation avec l’Autre comme un arrangement, une sorte de compensation.<br /> Concernant les effets de l’alcool sur les télépathes, j’aurais aimé en voir davantage.
Remarques :
qui détruisent périodiquement toute vie à la surface [je mettrais « à sa surface »]
les roches grèges de la crique. [Selon mon correcteur de Robert, grège ne s’accorde pas ; il considère qu’il est formé à partir d’un nom. D’autres dictionnaires donnent simplement grège comme un adjectif et plusieurs sites Internet (dont la fiabilité n’est pas démontrée) disent que c’est un adjectif simple de couleur qui s’accorde. Mais le dictionnaire de l’Académie semble donner raison au correcteur de Robert sur la question de l’accord. Je cite : « TEXTILE. Soie grège, telle qu'on l'obtient en dévidant le cocon. Fils grèges, faits avec cette soie. Par ext. Se dit d'une couleur beige clair qui évoque cette soie. Une étoffe de couleur grège ou, ellipt., une étoffe grège. De la laine grège. » Le Bon usage (édition 2016) confirme en disant qu’il est logique de ne pas accorder cet adjectif qui signifie « de la couleur de la soie grège ». Voilà ; maintenant, tu peux faire un choix éclairé. ;-)]
Rachael
Posté le 04/03/2017
Coucou,
C'est une vraie psychanalyse de Sengo que tu nous fais là ! Je suis d'ailleurs tout à fait d'accord avec tout: Sengo se pose en victime et vit dans le déni. Il a encore besoin d'ouvrir les yeux, ce qui va finir par arriver : le chapitre 38 s'intitule "lucidité"... ;-)
Merci pour la scène de sexe. La description crue, ce n'est pas mon truc, mais personne ne s'en est plaint jusqu'ici. Je préfère suggérer, et je trouve ça beaucoup plus "érotique" de laisser le lecteur se servir de son imagination.
Alors grège/grèges ? je ne sais plus XD.
Pour compléter tes recherches : Mon antidote n'est pas choqué par le pluriel et le Larousse le donne avec un s au pluriel. Bon, ça ne va pas changer la face du monde non plus d'un côté comme de l'autre...
 
Elka
Posté le 20/06/2015
Grouh. <3
Tu as un de ces talents pour choisir les mots, Rach, j'en suis jalouse ! Ce chapitre d'amour est d'autant plus fort que tu en parles d'une manière toute neuve ! Qu'ils se touchent ainsi c'était si beau, doux et bien expliqué que je ne sais vraiment pas quoi te dire sinon que j'ai adoré <3
Comment ne pas craquer sur leur première vraie nuit ensemble ? Comment ne pas fondre quand ils partagent leurs émotions et sensations ainsi ? 
Bravo Rach ! Bravo <3
Rachael
Posté le 20/06/2015
Merci Elka ! On les adore ces deux-là, hein ? 
Bon, t'attends pas à ce que tout soit beau et gentil après, hein ! Quand tout va trop bien, ça ne peut qu'aller plus mal après... (dit l'auteur sadique ! j'ai pris des cours auprès de la grenouille...) 
GueuleDeLoup
Posté le 17/06/2015
Mwalors... Me voilà!!!
 
J'ai trouvé que la fin du chapitre 28 était nettement plus satisfaisante!!! BRavo à toi pour avoir le courage de reprendre, c'est vraiment chouette!
 
BRavo aussi pour cette scène d'amour d'une grande douceur! C'est juste ce qu'il faut!!! Et j'ai beaucoup aimé qu'ils soient en connection permanente comme s'ils étzaient une seule personne, c'était très bien joué.
 
J'ai un compliment très bizarre à te faire:
Je n'ai aps du tout envie de dessiner tes persos ;).
Ca a l'air bizarre dit comme ça mais en fait, la manière originale dont tu raconte l'histoire les rends très flous. Même si des descriptions physiques sont faites, je n'arrive  pas à les voir nettement dans ma tête. Ils sont voilés par les secrets que Sengo ne peut pas dire et par le fait que l'Autre n'ai pas de prénom.
Ca pourrait gacher quelque chose mais aps du tout, ça donne l'impression que tes persos sont cachés dans un petit cocon secret et c'est super chouette!
Ah tiens! Une autre chose que j'apprécie ce sont les grands écarts entre leurs rencontres. Je trouve ça génial et horrible!!!
Bon et bien maintenant, moi j'attends que Sengo assume qu'il aime l'autre :D; Une fangirl ne s'arrête jamais!!!
 DEs bisous!
Louisou
Rachael
Posté le 17/06/2015
Merci pour le chapitre 28, c'est vrai que j'y ai passé un petit bout de temps, mais je pense que c'était nécessaire, j'avais vraiment été trop vite.
C'est rigolo, ce que tu me dis sur les personnages "cachés", mais je vois tout à fait : Sengo n'est décrit qu'une fois, et il ne passe pas son temps à se regarder dans la glace, ce n'est pas vraiment le genre narcisse. Quant à l'Autre, il garde un côté mystérieux puisque son identité nous reste cachée. Et ils vivent l'un et l'autre en marge de la société ordinaire, se dissimulant à cause de leur activité (Sengo) ou de leur nature (l'Autre).
Je suis contente que tu aies relevé le grand écart entre leurs rencontres. 6 mois, c'est long, mais Sengo a besoin de savoir qu'il est libre de l'influence de l'Autre, malgré la protection que celui-ci tisse autour de lui. Quand ils sont en présence, on l'a vu, leur individualité s'estompe, c'est à la fois fascinant pour Sengo et inquiétant. Alors 6 mois, oui, c'est une distance nécessaire à ce stade, et qui rend leurs rencontres d'autant plus précieuses. 
Finira-t-il par assumer ? Wait and see... 
Merci et bisous <3 
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