Vendredi 16 mai, 17h20. Le Diable arrive en kimono et s’incline devant Elizabeth aussi bas qu’un sous-fifre japonais. Il s’assoit en lotus sur le divan en feignant un air concentré.
LE DIABLE
Je ne vous salue point, ce matin. Pas parce que je ne suis pas poli. Au contraire. J’ai le plus grand respect pour mes adversaires. C’est comme ça. Aujourd’hui je ne dirai rien. Absolument rien. Pardon ?
Ça ne compte pas. Il fallait bien que je dise quelque chose pour vous prévenir que je ne parlerai pas aujourd’hui.
Pourquoi ? Dois-je indiquer une raison ? Je suis tout simplement d’humeur silencieuse et concentrée, ce jour-ci. Chuuuut ! Je vais me taire pendant toute l’heure. Je me demande bien ce que vous en direz.
Comment ça, ce sera seulement une demi-heure parce que je suis en retard ? Oui, ben comme ça, la première demi-heure est écoulée avec succès. Pas la peine de vous plaindre. On continue. Silence… (Il croise et décroise ses jambes pour se réinstaller.) Vous ne pourrez plus dire que je vous interromps tout le temps. Ni que je ne peux pas rester tranquille.
On me connaîtra désormais sous le nom de « Celui qui ne pipe mot ».
Ou « la Carpe ».
Ou plutôt « la Tombe ».
Oui, «la Tombe », ça en jette.
Ou « Motus-et-Bouche-Cousue ».
« Le Roi du Silence », ce n’est pas mal non plus. Quoique… (Il jette un coup d’œil au réveil.) Oh ! Est-ce que votre réveil est détraqué ou est-ce que la demi-heure dure deux heures aujourd’hui ? C’est l’avantage avec les sabliers que… Oh ! Vous avez raison. Je resterai coi en dépit des circonstances aggravantes.
Hé ! Que faites-vous ? Non. Attendez. J’ai le droit de parler parce que vous trichez, là.
Ne faites pas l’innocente ! Je vois bien la manière dont vous me regardez ! Vous ne seriez pas en train de me draguer avec les yeux par hasard ?
Si ! C’est ce qu’on appelle de la triche déconcentratoire. De surcroît, il vous est interdit de draguer vos patients. Si je faisais de même, vous porteriez plainte contre moi.
Je ne me laisserai pas faire. Tiens, je vais fermer les yeux en plus de me taire. Ignorer ainsi vos tentatives de déconcentration.
Comme Bouddha.
Et joindre le pouce avec l’index. Je suis l’incarnation du silence descendu sur terre. (Son ventre émet un grotesque borborygme.) Attendez ! C’est quoi ce bruit ? Ouf. J’ai cru que vous vouliez profiter de ce que j’avais les yeux fermés pour venir vous asseoir à côté de moi. C’est interdit. Pas le droit. En plus, si vous venez vous asseoir à côté de moi, ce n’est plus une scéance face to face. Ça ne compte pas.
Pas de souci, ça va. Ne vous en faites pas pour votre réputation. Ce n’est pas mon genre. Vous pouvez vous rapprocher.
J’ai conscience de mon irrésistibilité. Je sais qu’il est difficile pour vous de résister à la force d’attraction. Vous pouvez prendre ma main si vous voulez. HOLÀ. Pause. Je ne peux pas. C’est interdit par le contrat que vous m’avez forcé à signer. Pour vous, je pourrais cependant faire une petite except… (DING DONG) Non, sérieux ? Encore une fois ? Un timing d’imbécile, vraiment.
Remarquez… j’ai gagné ! Je n’ai rien dit de l’heure ! Je devrais me taire plus souvent, ça fait un bien fou.
Le Diable s’en va tout content de lui.
Non je ne parlerai pas
J’ai dit que je ne parlerai pas
J’ai parlé là?
Non, je n’ai pas parlé
Puisque je dis « je ne parle pas »
Comment le dire autrement ?
Donc je n’ai pas parlé