Vendredi 11 avril, 17h20. Le Diable entre en toisant Elizabeth d’un air stoïque.
LE DIABLE
Boahahahhh, j’ai une de ces gueules de bois. Le divan, vite. (Il s’écroule avec un rictus douloureux et pose le dos de sa patte entre ses cornes.) Outch. Ohhhaahhrg. Pourquoi avez-vous mis notre rendez-vous à cette heure si matinale de l’après-midi ? Avez-vous une poche de glace ? Je veux bien aussi une petite tasse de votre insipide tisane, pour une fois. J’ai déjà avalé cinq Get up and go et trois jus de cactus pour me traîner jusqu`ici.
C’est que je suis allé en boîte de nuit, moi, hier. Il se trouve qu’en sortant de votre cabinet la semaine dernière, j’ai fait la connaissance d’une petite minette. Elle venait de défoncer ma Ferrari avec sa petite Mini, figurez-vous ! Comme quoi, « femme au volant, mort au tournant » ! Heureusement que j’étais avec vous, sinon ça aurait pu mal se finir.
Qu’est-ce qu’elle est mignonne, j’en suis tout retourné ! Du coup, je lui ai pardonné pour ma Ferrari. Je lui ai dit de sécher ses larmes et que j’allais m’acheter une Lambo à la place. Il faut savoir ferrer le poisson.
Le problème, c’est que je ne sais plus trop comment elle s’appelle, laissez-moi réfléchir. C’est très mauvais pour la mémoire de boire trop d’alcool. J’ai encore la tête dans le seau, je regarde au fond si je retrouve son prénom. ÇA y est ! Lolita qu’elle s’appelle. Toute minette, toute jeunette, fleurant bon le parfum d’innocence. Je lui ai proposé de venir la chercher le samedi suivant avec ma Lambo. Le jour J je suis arrivé en Bugatti en prétextant que ma Lambo était au garage. Il faut savoir changer ce qui est pour… Quoi encore?
Qu’est-ce que ça peut vous faire ? J’sais pas moi ! 20 ans, 18, 17 ans à la limite ? Quand on aime, l’âge n’a aucune importance ! Et d’abord, même si je le savais, je ne vous le dirais pas, car cela ne se fait pas de s’enquérir de l’âge d’une demoiselle et encore moins de le divulguer.
De toute façon, c’est bien connu que l’âge est posé de manière complètement arbitraire par les législateurs. Par exemple en Afghanistan… Quoi ? N’importe quoi et qu’importe puisqu’elle le veut aussi. Comment je le sais ? Ben comme elle m’a regardé. Je le vois dans ses yeux. Et puis se trémousser comme ça avec ses longues jambes et sa mini. Elle envoie tous les bons signaux.
Si ingénue. Si candide. Une jeune pousse verte. Hum cette acidité, cette fraîcheur craquante… J’aimerais tant mordre dedans comme dans une pomme. Oui, décidément il faut cueillir l’innocence avant qu’elle ne se fane. Je vais la cueillir. Et puis la croquer. Et puis la… Quoi encore ? Je ne vais quand même pas attendre qu’elle tombe de l’arbre et qu’elle soit à moitié dévorée par les vers comme v… v… vous le dites ! Si c’est vous qui le dites ! C’est bon, ne vous affolez pas, j’aime aussi les femmes d’âge mûr. Non, sérieusement, il faut bien que jeunesse se passe. J’ai donc joué le protecteur et après je lui ai proposé de mannequiner pour ma collection d’été. La ruse marche à tous les coups. À propos, vous ai-je déjà parlé de ma nouvelle collection ?
Le problème avec la fourrure, c’est qu’on ne la porte qu’en hiver ou en Sibérie. Le marché est pour ainsi dire limité par la force des éléments. C’est pourquoi je suis en train de faire confectionner une collection de vêtements pour l`été ou Saint-Trop’ en légère dentelle de fine toile d’araignée. Et aussi une gamme de sous-vêtements pour ceux qui préfèrent ne pas être à poil sous la fourrure, mais plutôt à toile.
Dites donc, ça ferait un bon slogan n’est-ce pas, « toutes à toile » ! Ho ho, que je suis drôle et spirituel ! Mais en premier, je dois obtenir un brevet, car le processus nous a donné du fil à retordre, c’est le cas de le dire. Mes labos ont finalement réussi après plusieurs tentatives infructueuses, à accoupler une araignée avec un ver à soie. Regardez, je vous ai apporté une petite culotte. (Il sort un ravissant ouvrage de sous sa cape.) Impressionnant n’est-ce pas ? Car vous êtes-vous déjà demandé ce que ça coûte d’avoir une bonne idée ? Peut-être avez-vous un investisseur dans tous vos crétins de patients, non ? Hein ? Je n’ai jamais dit que vous deviez me raconter ses nombreux problèmes de frustré, juste nous mettre en relation. Vous pourriez même ajouter head hunter et marieuse comme cordes à votre arc.
Tous ces patients qui viennent, en pleine instance de divorce ou la libido en berne… Pas la peine de me donner des noms. Sauf si vous soignez une jeune fille qui n’ose pas sauter le p… Comment ça, il n’en est pas question ? Je n’avais même pas fini de poser ma question, c’est très malpoli d’interrompre comme ça à tout bout de champ. Vous lui rendriez service, je réglerais le problème, et vous auriez plus de temps pour vos patients les plus importants, c’est-à dire-moi. Oui, je sais que tous vos patients vous tiennent à cœur, c’est bon pas la peine de radoter. Je trouve que c’est bon aussi de constater que certains sont plus agréables que d’autres, après tout c’est la vérité et vous n’êtes pas obligée de vous les farcir.
À quelle catégorie de patients je pense appartenir ? Pourquoi me retourner une question si évidente ? Je… ben… euh… j’aurais espéré après tous ces ca… (DING DONG) Non ! Pas maintenant ! Il nous reste à trouver un nom pour ma nouvelle collection.
J’ai pensé à Tarantabella, ou Spiderfur, ou Arachnea ou Dentoile ‒ c’est la fusion de dentelle et de toile ‒, cool non ? J’aurais pu demander à mon pote Karl de m’aider à lancer ma collection, je suis sûr que ça lui aurait plu. Lui aussi n’hésitait pas à utiliser la ruse de mannequinat. Pourquoi faut-il que ce soient toujours les meilleurs qui partent ? Même qu’avant de partir, il m’a laissé sa petite minette, toute choupette, et m’a dit d’en prendre bien soin. Quant à moi, je vous laisse cette petite culotte, inutile de protester, il n’y a pas d’âge pour faire dans la dentelle !
Le Diable jette la culotte en direction d’Elizabeth qui s’empresse de la faire disparaître dans un tiroir avant l’arrivée du prochain patient.