"Ce site prétend connaître votre plus grande peur"
Le Monde
"Ton Pire Cauchemar : l’horreur s’infiltre sur vos écrans"
Libération
"Une hausse inquiétante de disparitions chez les 13 – 17 ans"
Actu.fr
"Médias : Ne laissez pas vos ados seuls sur ce site !"
Le Parisien
Ce n’est pas la première fois que tous les journaux s’emparent d’un même sujet dans une déferlante, mêlant panique et recherche de gros titres. En revanche, il est rare que la concurrence soit informée de l’existence d’un site obscur avant moi. Il fallait que ce genre de nouvelle tombe pendant mon congé à la campagne !
Après vérification dans le métro, mes soupçons se confirment : aucun de mes collègues ne s’est penché sur le sujet. Ils ont dû passé à côté de l’info. Ce n’est guère surprenant. La plupart de mes collaborateurs sont bien trop vieux pour en avoir quelque-chose à faire. L’actualité réelle de leur rubrique est si agitée (et bien plus importante à leurs yeux) qu’ils n’ont pas le temps de se pencher sur les événements virtuels. Quant à ceux qui ont mon âge, leurs enfants apprennent tout juste à marcher. Aucune raison pour eux de s’en préoccuper, donc.
En résumé, je suis – ou j’étais – la seule à pouvoir m’en charger. Ma rédactrice en chef va me tuer. Histoire d’arriver au bureau sans passer pour une ignorante, je clique sur un des articles au hasard.
« Quel est ce site qui effraie les parents et fascine les enfants ? Ton Pire Cauchemar affirme être capable de déterrer vos angoisses les plus profondes. Selon le message de la page d’accueil, celles et ceux qui oseraient s’y aventurer seraient “si traumatisés qu’ils deviendraient incapables de retourner dans le monde réel”.
À première vue, il s’agit d’une énième légende urbaine, ayant pour seul but d’attirer l’attention et de terroriser les familles. Une forte croissance de disparitions mystérieuses relevée par les autorités inquiète cependant depuis plusieurs semaines. Les victimes sont principalement des adolescents et adolescentes. Bien qu’aucun lien n’ait encore été prouvé entre le site Ton Pire Cauchemar et ces événements, le Ministère de l’Intérieur appelle à la vigilance. »
Me voilà rassurée.
Tandis que l’ascenseur me mène à mon étage, je tente de détendre le nœud dans mes entrailles. Inspire, expire. Concentre-toi sur le silence.
Malheureusement, le silence est de courte durée. À peine ai-je franchis le seuil de la rédaction que ma supérieure me fonce dessus.
- Leila ! J’ai cherché à vous joindre tout le week-end !
- Je suis désolée, je n’avais pas de réseau…
- S’il y a bien une personne sur laquelle je pensais pouvoir compter ! Je suis la risée de tous les journaux français, à cause d’un stupide site Internet ! Vous vous rendez compte…
- Je peux arranger ça, je vous le promets !
- Ah oui ? Et comment vous comptez vous rattraper ?
- J’ai…
Elle me fixe, les bras croisés. Une goutte de sueur descend le long de ma nuque.
- J’ai déjà une idée d’enquête, sur le… terrain.
La rédactrice en chef hausse un sourcil moqueur :
- Sur le terrain ? Vous comptez décrypter le code source du site ?
J’aimerais répliquer, mais je préfère faire profil bas. La vérité, c’est que je n’ai rien, absolument rien. Il faut que je trouve quelque chose, vite. Et mieux que les autres.
- Nos concurrents ont écrit des définitions vagues et des témoignages récupérés sur des forums, commencé-je. Ce site, et sa potentielle menace, ils s’en moquent. Je compte aller plus loin.
- Donc vous allez faire vous-même l’expérience du site ?
Je remercie l’Univers de m’apporter la solution sur un plateau d’argent.
- Exactement. C’est exactement ce que j’avais en tête.
- Excellente idée ! C’est vrai que je n’ai vu aucun journaliste aller voir par lui-même. Qui sait, ils sont peut-être effrayés par le site. Vous les imaginez ? Croire à une légende pareille ?
Elle tape dans ses mains, hilare. Je l’imite en essayant de paraître convaincue.
- Parfait. Assez ri, au boulot. Je veux votre enquête dans ma boîte mail ce soir.
- Ce soir ?
- Vous n’allez pas me faire croire que cela demande des efforts démesurés. Vous ouvrez votre navigateur, vous y faites un petit tour et vous me rédigez quelque-chose. À tout à l’heure !
Elle me laisse plantée là, un peu abasourdie. Le côté positif, c’est que je ne suis pas licenciée. Le côté négatif, c’est que j’ai moins de huit heures pour confirmer si un étrange site qui fait disparaître les gens est une légende… ou non.
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Au lieu de m’isoler dans mon bureau, je me réfugie dans celui de ma collègue Adèle. Vous pouvez me traiter de paranoïaque, mais j’ai lu trop d’histoires d’horreur de ce genre pour affronter un tel sujet sereinement.
- Alors, ça avance ? me demande-t-elle.
Question qui signifie : je ne t’entends plus taper sur ton clavier depuis dix minutes, qu’est-ce que tu fabriques ?
- J’ai peur, avoué-je.
- De quoi ? Du site ? Il ne va pas te manger, tu sais.
Le regard rivé sur l’écran, je laisse échapper un soupir. Le nom est écrit dans la barre de recherche, il ne me reste plus qu’à cliquer. Pourtant…
- Tu ne trouves pas ça bizarre, quand même, toutes ces disparitions ? Au moment-même où ce site commence à faire parler de lui ?
- C’est sans doute une coïncidence. Ou un canular.
Je secoue la tête.
- Dans les deux cas, c’est beaucoup trop gros.
Adèle se détourne de son ordinateur pour me regarder.
- Admettons. Tu veux savoir mon hypothèse ? Je pense que tout le monde grossit le trait et s’affole pour rien. T’es la première à dire que tout le monde diabolise Internet !
- C’est vrai. Mais là, j’ai un mauvais pressentiment.
- Écoute, si tu te fais aspirer par ton écran, préviens-moi, je ne bouge pas.
Elle reporte ses yeux sur son traitement de texte. Je me laisse tomber contre le dossier de ma chaise. Adèle a sans doute raison. Ce site est simplement l’opportunité parfaite pour faire sensation tout en condamnant ce « danger sans fil » qu’est Internet. Allez, je ne vais quand même pas me laisser impressionner par une rumeur aussi stupide ! Mon doigt appuie sur Entrée.
Le site s’affiche dès le premier premier résultat. En face du nom, en guise de logo, un visage de démon me sourit. Je jette un coup d’œil vers ma collègue avant de cliquer sur le lien.
La page d’accueil montre à nouveau le visage du petit démon, sur un fond rouge sombre. Une interface à l’aspect amateur, un peu mystérieux, typique des ARG*. Le seul autre élément est un bouton au centre de l’écran, portant l’intitulé « générer le cauchemar ».
Je me demande ce que Ton Pire Cauchemar a de si effrayant pour défrayer la chronique. Et surtout, comment les créateurs du site peuvent trouver la plus grande hantise de chaque personne. Si c’est vraiment le cas, il faudrait sans doute creuser du côté de la récolte de données des utilisateurs. Encore une fois, ce serait bien plus simple si j’avais des témoignages sous la main, mais les visiteurs semblent s’évaporer après consultation…
- Leila, je t’entends presque réfléchir à voix haute. Va sur ce foutu site, bon sang !
Son exclamation me fait sursauter.
- J’y suis, j’y suis !
Sans réfléchir, je génère mon cauchemar. À nous deux.
D’abord, il ne se passe rien. Mon appréhension retombe d’un coup.
- Alors ?
- Que dalle.
- Tu vois ? C’est ce que je te disais. Beaucoup de bruit pour pas grand-ch-
- Attends.
L’image sur l’écran change. Je me penche en avant. Une spirale de chargement tourne en boucle, puis la forme d’un rectangle apparaît.
- On dirait une vidéo.
Ma collègue quitte son siège pour s’installer à mes côtés. Après quelques secondes, une image pixelisée envahit mon écran. Je plisse les paupières.
- C’est ça, ton cauchemar ? On y voit pas grand-chose, commente Adèle.
- Attends, je te dis.
La résolution s’améliore. Je distingue la silhouette d’une jeune femme, enchaînée au sol dans une pièce vide. En fronçant les sourcils, j’essaie d’identifier des symboles, des éléments reconnaissables, mais rien.
- Un peu glauque, non ?
- Carrément. Mais je ne comprends pas le rapport avec moi.
Comme si elle m’avait entendu, l’inconnue relève la tête vers la caméra. Quand je vois son visage, je manque de vaciller.
- Eh, ça va ?
Mon cœur s’emballe.
- Je la connais.
- Quoi ?
- Je te jure que je la connais. C’est elle, je suis sûre que c’est elle.
- Leila, du calme, je comprends rien, là.
J’essaie de contrôler ma respiration. Sans le vouloir, je ne peux me détacher de ces iris sombres, qui percent l’écran pour s’imprégner sous mon crâne.
- J’avais une amie… en primaire… elle s’appelait Mina. Quand on était en CM2, on faisait le chemin de l’école ensemble. Un soir, elle m’a accompagnée à mon arrêt de bus et elle est repartie chez elle. Sauf qu’elle n’est jamais rentrée.
- … Et ?
- Et rien. Elle a disparu, les enquêteurs ont abandonné l’enquête après des semaines et ils l’ont déclarée morte. Fin de l’histoire.
- Donc t’es en train de me dire que ta pote de primaire qui a disparu depuis… Dieu sait combien d’années, c’est la femme qu’on voit là ?
- J’en suis sûre.
- Mais il y a à peine dix pixels sur l’image !
- Pas besoin de le voir. Je le sens.
Adèle se lève en soupirant.
- Bon, coupe ça. Cette idée d’article t’est montée à la tête. Je sais que tu veux faire quelque chose de bien pour te rattraper mais de là à raconter n’importe quoi…
- Je raconte pas n’importe quoi !
Face au regard effaré qu’elle me lance, je baisse la tête. Elle reprend, un ton plus bas :
- Leila, redescends sur Terre. Cette vidéo est sans doute une vieille archive trouvée dans les méandres du sordide. Qu’elle soit vraie ou fausse, cette femme n’est sans doute pas ton amie, d’accord ? Tu y crois parce qu’au fond, tu as envie que leur site fonctionne. Pas vrai ?
Je ne réponds pas. D’un geste sec, elle ferme mon ordinateur.
- C’est ce que je me disais. Tu as bossé toute la journée, tu devrais souffler un peu. Il faut que j’aille régler un truc, va te faire un café en attendant, d’accord ?
Après un instant, j’acquiesce.
- Bien. Je reviens dans deux minutes. Allez, dehors !
Je me fais éjecter de son bureau vers le distributeur de boissons. Machinalement, j’insère mes pièces, choisis un thé - qui ressemblera plus à de l’eau chaude, je ne me fais pas d’illusion. Le temps que le liquide s’écoule, la jeune femme sur mon écran ne quitte pas mon esprit. Il y a quelque chose dans son expression, son regard, comme si elle me voyait à travers l’écran.
Adèle ne comprend pas, et je ne lui en veux pas. Elle peut chasser cette vidéo de sa mémoire sans conséquence. Pas moi. J’ai besoin de réponses.
Je pousse la porte de son bureau. Après m’être assurée que la pièce est vide, je m’installe devant mon ordinateur. Aller sur ce site est la pire idée de ma vie, mais il est trop tard pour me débarrasser de ma curiosité.
Quand j’allume l’écran, la vidéo se restitue telle que je l’avais laissée. Mina aussi. Lentement, elle s’approche de la caméra, traînant ses chaînes sur le sol.
- Mina ? murmuré-je.
Son corps chute à plusieurs reprises. Enfin, elle réussit à s’accrocher à l’objectif. Je perçois enfin tous les détails qui me manquaient. Ses cheveux bouclés, ses grands yeux noirs, ses taches de rousseur.
- Mina, c’est toi ?
Sa bouche s’ouvre dans une articulation muette. Je me penche encore, mon nez touche presque l’écran. D’une pression de l’index, j’augmente le son au maximum.
- Mina, parle-moi. Dis-moi où tu es !
Des larmes roulent sur ses joues. Ses lèvres remuent au ralenti, et je perçois enfin un son :
- Leila… Aide-moi.
Une nouvelle silhouette apparaît alors dans le champ. Je saisis les bords de mon ordinateur. Mon souffle s’accélère.
- Mina !
L’inconnu la tire en arrière. Elle se débat, sans succès.
- Lâchez-la !
Une fois jetée sur le sol, elle se retrouve de nouveau seule. Elle relève son visage larmoyant.
- Je ne peux pas te retrouver. Mais toi, tu peux.
- Quoi ?
- Leila…S’il-te-plaît…
- Qu’est-ce que je peux faire ?
En tendant la main elle murmure :
- Viens m’aider.
Les mains toujours placées sur les côtés de mon écran, je me penche en avant. D’un geste de la tête, Mina m’encourage. Je me rapproche encore, et encore…
Au moment où je m’apprête à heurter la surface pixelisée, mon visage se retrouve aspiré dans une masse aveuglante, plus épaisse que de l’eau, aux reflets stroboscopiques. La voix de Mina résonne en écho tout autour de moi.
- Vas-y, tu n’as rien à craindre.
Je me ressaisis juste à temps et me recule, le souffle court.
- Je ne devrais pas…
Des gens qui se font aspirer par des écrans. Et puis quoi encore ? Je dois retrouver Adèle.
- C’est trop tard, Leila.
Je tente de me lever. Mon corps est scellé par une force mystérieuse. Le simple fait de tourner la tête est impossible.
- Allez, viens me sauver. Tu me dois bien ça, tu ne crois pas ?
- Non…
- C’est toi qui m’a laissé seule, ce jour-là.
Les larmes brouillent ma vision.
- Rejoins-moi.
Ma tête traverse à nouveau la barrière, guidée par sa voix. Après quelques secondes d’apnée, je tente de m’extirper. Mais je reste coincée. Des fuseaux lumineux m’assaillent de toutes parts. J’ouvre la bouche pour hurler, mais aucun son n’en sort.
J’ignore combien de temps dure mon agonie. Alors que j’épuise mes dernières forces, je comprends que ma lutte est vouée à l’échec.
- Leila, il est inutile de te battre. Laisse-toi faire.
Alors je lâche prise.
*ARG : Alternate reality game, ou Jeu en réalité alternée en français, est une histoire dont l’action se passe souvent dans le monde réel, et dont la narration se développe de manière interactive avec ses spectateurs, à la manière d’un jeu de piste. Bien que le récit puisse explorer différents médias, Internet reste la principale plateforme.