Torpeur

Noémie était partie depuis une heure, plus préoccupée par son retard au travail que par la tronche de zombie de son mari. Ce dernier avait comaté dans l'appartement, sourd à la vibrante et impulsive agitation frénétique de son smartphone. C'était sans doute son patron qui fulminait, à défaut de s'inquiéter. Jason s'arracha à contrecœur du canapé, attrapa l'appareil et écouta les messages vocaux :

"Jason, qu'est-ce que tu fous ! T'as quinze minutes de retard ! Tu pourrais au moins prévenir, merde. On t'attend pour démarrer, rappelle !"

"Jason, mais merde t'es où ! On va partir là ! Je te préviens, si on doit y aller sans toi, on sera à la bourre sur le contrat et t'auras des comptes à rendre ! Rappelle !"

Il écouta les autres messages, subtil mélange de vomi, de chantage et de menaces de licenciement. Mais il s'en foutait, royalement.
Il avait cru mourir cette nuit.
En vérité, il était mort cette nuit.
On peut rêver de mourir, puis se réveiller. Mais là, ça n'était pas le cas. Jason avait la conviction qu'on l'avait tué, puis ramené à la vie, et renvoyé dans son lit, intact.
Il était incapable de savoir pourquoi, ni comment c'était possible. Par contre la chose qui l'avait torturé puis achevé lui était étonnement familière. Pas de visage, pas de forme, aucune lumière, mais une présence familière, comme une vieille odeur qui ressurgit du passé, un parfum méphitique et suave à la fois, un relent de souffrance et de culpabilité. Une présence qui pue les problèmes, qui fait transpirer le futur. Qui annonce une éternité de morts lentes.

Au diable son patron. Sans mauvais jeu de mots. Il fallait dormir, et surtout ne plus avoir peur de s'endormir. Puis ça irait mieux.

Il sortit de l'appartement à reculons, se traîna dans les rues, poussa une porte de bois verni, escalada quelques marches immaculées puis s'affala sur un siège, dans une petite pièce blanche qui sentait le désinfectant. Un petit air de jazz tentait de laver l'air de sa morosité. Jason maugréa en levant les yeux sur les autres personnes qui patientaient dans la salle d'attente du docteur Garrot. Une femme et son mioche aussi laid qu'un soufflé au fromage. Et une vieille dame digne.
Il se recroquevilla sur sa chaise, dans une tentative avortée de trouver une position confortable. Les babillements du mouflet l'irritaient, mais moins que le jazz. Exténué de fatigue, il manqua de s'assoupir plusieurs fois, mais il repoussa à chaque fois Morphée d'un geste violent, terrorisé à l'idée de revivre son cauchemar. Les autres patients lui jetaient des regards pleins de méfiance et de pitié. Subtil mélange.

Le gamin s'approcha de lui, la tête penchée sur le côté, ses yeux porcins s'agitant, et lâcha :

— Monsieur ? Pourquoi vous êtes en train de mourir ?

Un magazine s'échappa des mains de sa mère, qui ouvrit des yeux horrifiés :

— Nathan ! Mon Dieu, ne dis pas de choses pareilles ! Reviens tout de suite ! Excusez-le, Monsieur...

Jason fit un geste évasif de la main et haussa une épaule, mais ne put s'empêcher de fixer le gamin qui retournait vers sa génitrice. Il l'avait perturbé.

Le docteur Garrot ouvrit la porte de son cabinet et accompagna son dernier patient vers la sortie. Il fit ensuite entrer la femme et son gosse, mais ce dernier, juste avant que la porte ne se referme, tourna la tête vers Jason.

Tourner la tête. Doux euphémisme. Jason avait clairement vu la tête du gamin se retourner complètement, et instantanément. Le visage dans le dos. 180° direct. Ses yeux porcins exorbités, ses dents dévoilées dans un rictus indéfinissable.

Jason transpira, frémit, frissonna. Son cœur sembla vouloir écarter ses côtes pour s'échapper d'un corps maudit. Jason coula un regard vers la vieille dame, histoire de savoir si elle avait capté quelque chose, mais elle posait obstinément ses yeux vitreux sur le tas de magazines, comme si l'étalage des mannequins siliconés des couvertures lui faisaient prendre conscience de sa dégénérescence.
Elle remarqua le regard de Jason, et se justifia :

— Cette société décadente m'insupporte. Comment peut-on oser poser comme ça ! Enfin, quand elles seront vieilles comme moi, elles tomberont de haut. Elles aussi vont mourir. On va tous mourir.

Le cœur de Jason tenta encore de forcer le passage entre ses côtes. Il voulut interroger la vieille, se rassurer sur ses intentions. Elle n'avait pas fait exprès, n'est-ce pas ? Mais à peine ouvrit-il la bouche qu'elle glissa ses fesses sur le côté du siège, croisa les bras et ferma les yeux. Une évidente invitation au silence.
Jason luttait contre l'envie de fuir cette antichambre morbide. Qu'avaient-ils donc à tous évoquer la mort ? Avait-il somnolé en voyant la tête du gosse glisser à s'en péter les cervicales ?

La mère et son gamin sortirent. Jason fixa ce dernier, mais ne releva aucun incident, rien d'étrange. La vieille entra à son tour. L'air de Jazz continuait à égrener ses notes de piano et saxophone, indifférent à la détresse du dernier occupant de la pièce. Aussi Jason essaya de se détendre, de dissiper sa folie naissante. C'était bientôt son tour, le toubib pourrait l'aider, et il retournerait chez lui pour s'oublier dans un sommeil enfin libre de tout tortionnaire.

Le cabinet insonorisé du médecin laissa filtrer un hurlement.
La vieille.
Secoué par la surprise, Jason n'eut pas le temps de reprendre son souffle. La porte d'entrée de la salle d'attente s'ouvrit, un courant d'air emporta un magazine, les pages s'ouvrirent sur le sol et Jason ne put détacher ses yeux de la publicité qui recouvrait la moitié droite.
Une publicité de pompes funèbres...

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Μέδουσα
Posté le 17/11/2021
Ca a un gout de Destination Finale, cette histoire, Jason n'aurait pas louper un avion qui s'est crashé à tout hasard ?

Très sympa, ton style tout comme l'intrigue, et ça vient tout doucement, on sent que ça va partir crescendo. Après tout, va bien falloir que Jason dorme au bout d'un moment !
Kevin GALLOT
Posté le 17/11/2021
salut Μέδουσα merci pour ton com, héhé il faudra lire la suite pour sa voir si c'est vraiment du destination finale :D

au plaisir de ta prochaine visite !
Sylvain
Posté le 09/11/2021
Hello,

Ce deuxième chapitre m'a bien plu. Je trouve que pour l'instant, tu t'en sors très bien. Ce n'est pas évident d'écrire dans ce créneau sans que ça fasse vite cliché. J'apprécie le clin d'œil à l'exorciste avec le gamin aux cervicales un peu laxes. Je me demande du coup si ça te faisait triper sur le coup d'écrire ce passage, ou si tu prévois réellement quelque chose là-dessus. Ne dit rien! Je préfère découvrir^^
Kevin GALLOT
Posté le 10/11/2021
héhé merci Sylvain pour ton com ! Oui c'est sur que je tripe bien a écrire cette histoire. j'espere envoyer la suite sous peu. a bientot
Ella Palace
Posté le 05/11/2021
Hello,

Très bien amené ! J’aime beaucoup ton style, ta plume ! C’est simple et sophistiqué à la fois, le tout bien dosé ! Ca se laisse lire avec grand plaisir ! Ton humour passe très bien aussi.
Le fait que la mort soit évoquée de diverses manières est intriguant mais je trouve que la fin n’est qu’une « redite », j’aurais placé c’est événement plus haut et j’aurais donné une claque à la fin du chapitre…

Remarques :

- « On t'attends », sans s.
-« il manqua s'assoupir plusieurs fois », ne faudrait-il pas un « de » avant s’assoupir ?

Au plaisir !
Ella
Kevin GALLOT
Posté le 05/11/2021
Salut Ella, ooh merci beaucoup pour tes commentaires, ça me fait très plaisir ! Merci aussi pour les corrections, c'est fait. Concernant la redite et la chute, oui tu as raison, mais j'avoue progresser un peu en aveugle sur cette histoire, je la laisse me porter, la structure et les cliffhangers seront modifiés quand j'aurais fini. Je vais faire un effort pour les prochains chapitres :D
A bientot
Ella Palace
Posté le 05/11/2021
La super fooooote lol "c'est événement ": cet événement... 🤦‍♀️🤦‍♀️🤦‍♀️
Kevin GALLOT
Posté le 05/11/2021
mdr :D oui t'inquiète, pour les com je suis pas tatillon
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