Dans un pays lointain vivait un roi aussi bon que sage. Ses sujets l'aimaient et le respectaient, et personne ne contestait jamais son jugement. Ainsi, le royaume se portait pour le mieux.
Le roi était également un grand magicien, et à l'aide d'un rituel dont lui seul avait le secret, il était capable de transformer de simples pierres rondes, en œufs de dragons. Il envoyait ensuite les œufs aux quatre coins de son territoire, ils donnaient naissance à des petits dragons dont les chevaliers s'occupaient jusqu'à ce qu'ils deviennent grands, et grâce à eux, le royaume possédait l'armée la plus puissante du continent. En effet, le royaume était entouré d'une vaste forêt peuplée de créatures maléfiques, et il fallait protéger les honnêtes gens.
Cette année-là, trois œufs de dragon sortirent des laboratoires du roi. Ils avaient tous les trois une coquille d'un bleu outremer parsemée d'éclats d'or. Ce seraient, de toute évidence, de magnifiques dragons. Le roi envoya l'un des œufs au chevalier du Sud, un au chevalier de l'Ouest et le dernier au chevalier du Nord. Les chevaliers s'occupèrent bien des œufs, exactement comme on leur avait appris, et ils donnèrent naissance à trois beaux dragonneaux.
* * *
Mais après quelques mois, le chevalier du Sud se rendit compte d'un problème. Le dragonneau n'aimait pas voler. Il n'avait pas de problèmes aux ailes, il pouvait s'élever dans les airs. Ce n'était pas non plus un dragon capricieux qui n'aimait pas travailler, car quand on lui donnait une tâche, il s'en acquittait toujours avec zèle. Il semblait tout simplement ne pas avoir l'instinct de la voltige.
Alors que le dragonneau s'amusait une fois de plus à tremper ses ailes dans la rivière, le chevalier alla demander conseil à son épouse. La princesse du Sud était la fille du roi, et bien qu'elle ne fût pas aussi sage que son père, elle était toujours de bon conseil. Elle observa un certain temps le comportement du dragon.
« C'est bizarre, remarqua-t-elle, il se comporte comme une sirène. »
Les sirènes, en effet, étaient elles aussi des créations du roi. Mais elles ne ressemblaient pas à des dragons. Enfin, pas vraiment. Elles étaient certes recouvertes d'écailles, comme les dragons, mais elles avaient des nageoires à la place des ailes, et elles vivaient dans l'eau.
« Peut-être qu'il mange trop de poisson ? reprit la princesse. Ou peut-être qu'il ne joue pas assez avec les autres dragons. »
Le chevalier modifia le régime alimentaire du dragon, l'envoya dans un enclos très loin de la rivière, avec beaucoup d'autres dragons très gentils, mais cela ne fonctionna pas. Le dragon était très malheureux, il refusait la viande et il saisissait la moindre occasion pour tremper son museau dans l'abreuvoir.
« J'ai de plus en plus l'impression, confia-t-il un jour à son épouse, que ce n'est pas un dragon. Il y a quelque chose qui cloche avec lui.
- Qui cloche ? Comment cela ? Tu penses que mon père se serait trompé ?
- Non, bien sûr que non. Mais peut-être voulait-il faire un dragon d'une nouvelle espèce, un dragon d'eau ? »
La princesse réfléchit un instant. Puis elle acquiesça. Ça se tenait. Ils allèrent chercher le dragon. Ils lui taillèrent les ailes, comme on peut tailler des griffes, pour que celles-ci ressemblent plus à des nageoires. Et ils le mirent à l'eau.
Les sirènes se montrèrent au départ un petit peu méfiantes vis-à-vis de cette grosse créature bleue à cornes. Mais elles finirent par accepter qu'il se joigne à elles. Le dragon d'eau s'habitua rapidement à son nouvel environnement. Il retrouva sa joie de vivre, ses écailles brillaient comme jamais et il agitait fièrement ses nouvelles nageoires. Il recommença à manger de la viande : dragon d'eau ou pas, cela restait meilleur pour sa santé, et il savait que cela ne changerait rien à sa place dans la rivière. Aux côtés de ses consœurs sirènes, il se battit vaillamment contre une hydre à neuf têtes, et il sauva un petit lutin qui était tombé à l'eau. La flotte royale pouvait compter sur son nouveau membre.
* * *
Lorsqu'elle entendit cette histoire, la princesse de l'Ouest courut prévenir son mari.
« Tu sais, ton dragon qui ne veut pas voler ? Au Sud, ils ont eu le même problème.
- Et alors ? Ils ont réussi à en faire enfin un vrai dragon ?
- Eh bien non, justement. Ils l'ont mis à l'eau, avec les sirènes.
- D'accord. On ne perd rien à essayer. »
Ils conduisirent l'animal jusqu'à la mer. Celui-ci hésita un peu ; mais sous les encouragements, il se laissa glisser dans l'eau. Il ne mit guère de temps avant de comprendre comment agiter ses ailes pour se déplacer. Alors l'évidence sauta aux yeux de la princesse et du chevalier :
« Ce n'est pas un dragon ! Nous avions tort sur toute la ligne. C'est une sirène, une sirène qui ressemble à un dragon. »
La sirène s'acclimata très vite à son nouvel environnement. La vieille Mélusine ronchonna qu'une sirène qui sait voler, ce n'est pas une vraie sirène, mais heureusement, les autres ne l'écoutèrent pas. Il existait bien des poissons volants, après tout ; alors pourquoi pas des sirènes ? La flotte de l'Ouest repoussa avec succès une attaque de pirates, et les très larges nageoires de la sirène volante aidèrent à contenir un tsunami.
* * *
Cette histoire parvint aux oreilles de la princesse du Nord.
« Une sirène volante ? N'importe quoi. Qu'est-ce que c'est que cette lubie, encore ? Ma sœur de l'Ouest se plaît visiblement à détourner de leur fonction les créatures offertes par notre père. Mais moi, je n'agirai pas de la sorte. Les dragons volent, les sirènes nagent, un point, c'est tout. »
Son époux, le chevalier du Nord, était bien d'accord avec elle. Il avait passé deux ans à essayer de dresser ce fichu dragon obstiné, il n'allait pas tout laisser tomber simplement pour suivre la dernière mode occidentale ! Et puis, la région subissait des attaques répétées de la part des griffons. On avait besoin de dragons, pas de créatures bizarres qui ne savaient même plus s'il fallait voler ou nager !
Alors il cravacha de plus belle pour obtenir de son animal le comportement adéquat d'un dragon comme il faut. Le roi ne pouvait pas s'être trompé et avoir produit un dragon défectueux. C'était forcément la bête qui manquait de bonne volonté.
Les chevaliers et les dragons donnèrent tout ce qu'ils avaient. La créature finit par voler convenablement. Mais le soir, elle pleurait en secret dans son enclos. Et un jour qu'ils se battaient contre les griffons, elle manqua un battement d'ailes. Alors elle décrocha et tomba à pic.
Heureusement, l'escadron se trouvait au-dessus d'un lac. Au lieu de s'écraser sur le sol, le dragon-sirène tomba à l'eau et coula dans les profondeurs. Il se serait bien laissé mourir. Mais sentir l'eau sur son corps lui redonna espoir, et d'un grand coup de queue, il se propulsa vers la surface. Ne gardant que les narines à l'air libre pour respirer, il nagea droit devant lui, jusqu'à atteindre un endroit où nul chevalier n'avait posé le pied. Puis il inspecta ses blessures. L'une de ses ailes avait été déchirée. Autant faire le travail jusqu'au bout. D'un coup de dents, il se débarrassa de ses attributs de créature des airs. Ça faisait mal, mais en lui-même il se sentait mieux. Il pansa ses plaies, puis plongea en quête de poissons.
Adieu, le monde des dragons. Adieu, chevaliers, princesses, royaume. Il rejoignait le camp des monstres. Il resterait au Loch Ness. Et il entraînerait dans les profondeurs tout humain qui oserait s'approcher trop près de sa tanière.
Le monstre du loch Ness c'est assez connu quand même...